La bête noire de Daro, Seven, est sur un coup. Avec son pote Jouma. Dans la galerie des mammifères du Musée d’Afrique du Sud. Des rangées de vitrines, des rangées d’animaux empaillés : cervidés, félins, hippopotames, éléphants, immobilisés dans leur savane, silencieux dans la lumière tamisée. Tout est calme.
– Non, bru, pas celui-ci. Non, t’es dingue, dit Jouma.
– Celui-ci, bru. J’ai un acheteur.
– Vrai ?
– Oui, possible.
– Possible ?
– Ja, possible, sûrement.
Les deux hommes regardent le rhinocéros dans sa vitrine.
– On peut pas faire ça, mec, pas ici.
– Pourquoi pas ? J’ai un plan, bru. Tout baigne.
– Quel plan ?
– Je te dirai.
Ils se taisent lorsque des touristes approchent, l’un des deux pousse l’autre derrière la vitrine. Les touristes, un homme et une femme en short et T-shirt, lisent que ce spécimen est un rhinocéros blanc, celui-ci est âgé de cent vingt ans et il vivait jadis au Cap. Il a été donné au musée par Cecil John Rhodes. Les touristes sourient aux deux hommes à travers les parois de verre et poursuivent leur chemin. Les deux hommes leur rendent leurs sourires : l’un des deux n’a plus de dents de devant.
Seven et Jouma sont habillés élégamment : vestes et jeans propres. Chemises ouvertes au col, baskets noires. Ils sont dans ce musée depuis vingt minutes, ils ont payé l’entrée comme de bons citoyens.
Jouma attend que les touristes aient quitté la galerie des mammifères et dit :
– Non, bru, c’est pas notre domaine.
– On se diversifie, bru, répond Seven. La concurrence devient dure.
Il se rapproche de Jouma pour lui glisser à l’oreille :
– Vingt mille ek sê. C’est pas rien.
Jouma regarde fixement le rhinocéros.
– Comment on va l’emporter ?
Seven se tape sur les cuisses en éclatant de rire.
– Qu’est-ce que tu racontes, bru ? On prend juste les cornes, c’est tout. Y a pas de mal. Ils en feront des nouvelles qui ressemblent à celles-là, et quand tu les regarderas d’ici, tu verras même pas la différence. Tout le monde est gagnant. Qui est le perdant ? (Il agite le menton vers Jouma.) Personne.
Jouma dit :
– Nooit, jamais, non, bru.
Seven montre le rhinocéros.
– Ce truc… Ça a aucune valeur. C’est inestimable, comme ils disent. C’est pas à vendre. (Il s’approche de Jouma.) Alors, si c’est pas à vendre, c’est pas grave si on pique les cornes. Je te le répète : ils en feront des nouvelles.
Jouma s’accroupit pour regarder l’animal de plus près.
– Tu sais pas si c’est du vrai. C’est peut-être du plastique.
– Ag, non, bru. Pourquoi ils auraient un rhino en plastique dans un musée ? C’est un vrai. Regarde. (Il se penche vers le cartel en plissant les yeux.) Don de Cecil John Rhodes. Cette bestiole a cavalé dans la nature, bru, c’est pour ça qu’elle est ici.
Il montre le cartel du doigt.
– C’est écrit ! Il a vécu au Cap. C’est un vrai. Aussi vrai que toi et moi. Il était vivant dans le temps. Maintenant, il est dans un musée. Empaillé par Cecil.
Jouma hoche la tête, il regarde les rangées d’animaux silencieux autour d’eux.
– Ouais, sûrement.
– C’est mieux que d’en tuer un vrai. Aucun animal n’a été blessé pour bâtir cette fortune.
Seven ricane et fait signe à Jouma de le suivre vers la sortie.
Ils sont en train de jouer aux dominos dans le bureau du gardien quand le musée ferme ses portes. Seven a gagné toutes les parties.
– Combien de temps on va attendre ? demande Jouma.
– Y a encore des gens qui travaillent, moegoe, répond Seven. T’es débile ou quoi ?
Il remporte une autre partie. Et demande au gardien :
– Vous jouez pas aux dominos, au Malawi, Paul ?
– Au Mozambique, rectifie Paul.
Paul est un grand type, costaud et musclé, ses biceps tendent les manches de sa chemise.
– Ja, dit Seven. Là-bas.
– Si, on joue aux dominos.
– Mais tu ne gagnes jamais.
– Des fois.
– Mais pas contre un champion, bru.
Seven rit et fait glisser les dominos vers Jouma et Paul.
21 heures. Paul, le gardien du musée, lève le pouce et va chercher une masse de deux kilos dans son placard, plus une petite scie égoïne, et il les donne à Seven. Les trois hommes redescendent dans la salle des mammifères, le gardien ouvre la marche avec sa lampe électrique.
– Aaah, bru, ça fout la trouille, dit Jouma en voyant les animaux surgir puis disparaître dans le faisceau de la torche. Il demande à Paul : Tu aimes ce boulot ?
– Pas trop. Je préfère votre fric.
– Un joli paquet. (Seven tend la masse à Jouma.) Prends ça. Au boulot, monsieur le Démolisseur.
Jouma se débarrasse de sa veste d’un mouvement d’épaules, crache dans ses paumes et lève la masse au-dessus de sa tête.
– C’est partie, meneer.
Il balance un coup de masse dans la vitrine. Le verre se fend, mais ne se brise pas. Jouma laisse retomber la masse et se frotte le bras.
– Putain.
– C’est du verre trempé, dit Paul.
Il tend la lampe à Seven, prend la masse à Jouma et l’abat sur le cadre en bois de la vitrine. Le verre se brise.
– Et voilà, dit Seven.
Paul ôte les éclats de verre et avance le bras à l’intérieur de la vitrine pour casser la grosse corne. Il tire dessus, deux fois : elle ne bouge pas.
– C’est pour ça qu’on a pris la scie, dit Seven, et il tapote le coude de Paul avec.
Paul saisit la scie et s’attaque à la base de la grosse corne. Seven l’encourage. Quand il en a scié la moitié, il l’arrache. Il la tient à deux mains.
– Magnifique.
– Extra ! Qu’est-ce que vous dites de ça ? s’exclame Seven. On en a pour neuf kilos, là.
Il donne la corne à Jouma et déplace la lampe pour éclairer Paul.
Celui-ci s’attaque à la plus petite corne avec la scie.
– Attention, bru, dit Seven. Faut pas l’abîmer. Si tu l’abîmes, qui va l’acheter après ? Doucement, bru, doucement.
Paul continue à s’affairer, il scie à travers la peau, à travers la bourre. Quand il a presque terminé, il agrippe la corne à deux mains et il pousse, il tire. À force de secouer le rhinocéros, celui-ci bascule contre ce qui reste de la vitrine.
– Agge nee, bru ! Regarde ce que tu as fait ! Tu comprends pas l’anglais, bru. Lentement, je t’ai dit, en douceur. (Seven lui fait signe de s’arrêter.) Faut que tu tiennes la corne, que tu pousses la tête en arrière et que tu scies. Ja, tu piges ?
Paul grogne et suit les conseils de Seven. Il réussit ainsi à couper la petite corne.
– Qu’est-ce que je disais, bru ? Qu’est-ce que je disais ?
Seven lui prend la corne des mains et l’éclaire avec la lampe.
– Parfait. (Il la soupèse.) Combien, à ton avis ? Trois ou quatre kilos ? (Il émet un sifflement.) Le jackpot en un seul soir. Tout le monde est content.
Il la tend à Jouma.
– Où est le fric ? demande Paul et il pose la scie.
Seven braque le faisceau de la lampe sur son visage.
– Comme je te le disais, bru, faut d’abord qu’on se fasse payer. Ça se fait pas comme ça.
Paul toise Seven et tend la main vers la lampe.
– Faut pas me mentir.
Il récupère la lampe d’un geste brusque.
– Nee, bru, jamais, dit Seven. Dans quelques jours, tout sera réglé.
Paul l’éclaire à son tour.
– Je viens avec toi. Chez toi.
Seven hoche la tête.
– Bien, bru. OK, OK. (Il lève la main pour se protéger les yeux.) Restons pas ici.
Paul les mène hors de la galerie. Seven marche derrière lui, Jouma les suit, avec les cornes. En langue du Cape Flats, il se plaint d’être l’esclave, et du fait que ce Mozambicain rentre avec eux. Sans s’apercevoir que Seven est passé devant Paul. Jouma percute le géant au moment où celui-ci s’arrête net, en lâchant la torche pour porter ses mains à sa poitrine.
Dans l’obscurité, Seven recule d’un pas leste et bondit vers l’avant pour enfoncer le couteau à cran d’arrêt une troisième fois. Le Mozambicain tombe à genoux. Seven le poignarde alors dans le cou.
Jouma dit :
– La vache, bru. T’es rapide.
– Ça fait partie du plan : pas d’étranger, dit Seven, le souffle coupé, en ramassant la lampe.
Il la braque sur le corps de Paul, pris de convulsions. Ils observent le gardien jusqu’à ce qu’il cesse de bouger.