7

Jacob Mkezi roule au ralenti dans Long Street au volant de son Hummer, le long du trottoir, direction la montagne ; il gravit Hout, descend Loop vers le port, prend à gauche dans Riebeek, tourne lentement dans Bree. Il trouve ce qu’il cherche sur le Strand, au-delà de l’intersection de Castle : un groupe de garçons dans l’embrasure d’une porte. Il s’arrête. Ils sont blottis là, sous des couvertures en carton, deux sont couchés, trois sont assis ; ils observent sa voiture noire aux vitres noires. Il fait descendre la vitre du côté passager, brandit un billet de cinquante et l’agite. Il sait que les garçons le voient. Mais ils ne bougent pas. Ils l’observent. Il agite de nouveau le billet. Toujours rien. Les garçons ont le regard mort. Il fait disparaître le billet dans son poing et remonte la vitre. Il redémarre lentement, en gardant les yeux fixés sur le groupe ; il sait qu’ils ne vont pas laisser passer l’occasion.

Deux garçons se lèvent d’un bond et foncent vers lui. Il arrête le Hummer. Deux, ce serait intéressant. Ils collent leurs visages à la vitre pour voir à l’intérieur : deux beaux garçons, malgré la vie dans la rue. L’un des deux a un œil gonflé et un bleu sur la joue.

Jacob Mkezi abaisse la vitre de nouveau. Et s’adresse à celui à l’œil enflé.

– Toi seulement. Net jy.

Il chasse l’autre d’un geste dédaigneux.

Le garçon proteste :

– Je te suce, je te suce.

– Dégage ! lance Jacob Mkezi.

Le garçon recule en lui faisant un doigt d’honneur. Les autres, dans l’embrasure de la porte, se lèvent, prêts à décamper.

Jacob Mkezi agite la main en direction du garçon au visage tuméfié.

– Net jy, avec ton œil amoché. Ouvre la portière.

Le garçon obéit et s’installe à l’avant.

– On va faire une balade, dit Jacob Mkezi en afrikaans.

Le garçon hoche la tête, en regardant la rue calme à travers le pare-brise.

– Tu aimes bien les balades en voiture ?

– Cheeseburger, dit le garçon.

– Tu veux un cheeseburger ? Où on peut trouver un cheeseburger à cette heure-ci ?

– McDonald’s. Près du stade qu’ils construisent, baas.

– Autre chose ?

– Un milk-shake. Chocolat-banane.

Jacob Mkezi fait claquer sa langue.

– Tu veux manger au Mount Nelson ?

Le garçon ne répond pas.

Pour accéder au McDonald’s, il faut traverser un chantier de construction, sur des chaussées glissantes et boueuses. Les grues au-dessus du stade ressemblent à des marabouts sur une décharge. Le fast-food est une île au milieu du chaos. Jacob Mkezi passe sa commande au guichet, il se contente d’un Coca.

Ils restent sur le parking, dans le noir. Jacob Mkezi regarde le garçon manger, s’empiffrer.

– Quelqu’un t’a frappé ?

Il touche son propre visage, sous l’œil. Le garçon hoche la tête, les joues gonflées.

Jacob Mkezi palpe du bout des doigts, avec douceur, la joue tuméfiée et le gonflement autour de l’œil ; une tendre caresse. Sa queue se réveille. Il l’imagine, le poing. Le poing d’un homme qui s’écrase sur le visage du garçon, une fois, deux fois. Le garçon qui s’écroule, et recule précipitamment, en crabe. Où ça pouvait bien se passer ? Dans une chambre ? Sur le trottoir ? Dans une ruelle derrière une boîte de nuit ? L’homme secoue les doigts après l’impact. Il injurie le garçon. Et s’en va. Puis il se retourne comme s’il voulait continuer à le tabasser. Le garçon s’enfuit en courant, dans l’obscurité, dans les ruelles.

– Ça t’a fait mal ? Ça fait encore mal ?

– Oui, baas. C’est très douloureux, baas. Ça brûle.

– Il faut soigner ça.

Quand le garçon a fini de manger, Jacob Mkezi roule jusqu’à une pharmacie de garde et laisse le garçon dans le Hummer.

– Attends-moi. D’accord ? Je vais chercher de quoi te soigner.

Il achète un pot de pommade Zam-Buk, un tube d’antalgiques et une bouteille d’eau. Il oblige le garçon à avaler deux cachets. Il lui masse délicatement la joue avec le baume. Ses doigts le démangent. Le garçon empeste la fumée, ses cheveux dégagent une odeur de champignon ; Jacob Mkezi respire cette odeur entêtante. Il a envie de caresser les cheveux du garçon, il sait qu’ils seront rêches de crasse. Il a envie de promener ses mains sur ce corps, de ressentir le frisson de la peau jeune, électrique.

– Alors, ça va mieux ?

– Oui, baas. C’est très bien, baas.

Jacob Mkezi ne peut résister, il enfouit ses doigts dans les cheveux du garçon, courts, emmêlés, sales.

– On peut aller faire un tour maintenant.

Il tapote la tête du garçon et se penche vers lui pour respirer l’odeur âcre de ses cheveux.

– Oui, baas. Mon baas a une voiture chic. (Le garçon boucle sa ceinture.) Y a de la musique ?

Jacob Mkezi appuie sur plusieurs boutons et met le « Weekend Special » de Brenda Fassie.

Le garçon dit :

– Ma Brenda.

Jacob Mkezi rit et gifle le volant.

– Comment tu connais ça ?

– Je connais Brenda.

– Oh, arrête, tu es trop jeune. Brenda, ça ne date pas d’hier.

– Je connais Brenda. On a une cassette à la maison, celle-là. « Weekend Special ».

– Une cassette ?

– Et un radiocassette aussi, mais sans piles. Des fois, on trouve des piles pour le faire marcher. Des fois. Brenda, c’est notre mère.

– Brenda est morte.

– Je sais, baas.

Le garçon tripote un trou dans son jean.

– Tiens.

Jacob Mkezi lui donne la pommade et les cachets. Le garçon les fourre dans sa poche.

– Faudra que tu remettes du Zam-Buk.

– Oui, baas. Mon baas est très bon.

Brenda chante l’amour disparu et un week-end pas comme les autres.

– On va rouler un peu, annonce Jacob Mkezi.

Il se dirige vers Klook Nek au-dessus de la ville ; au rond-point il tourne à gauche et prend Table Mountain Road en passant devant des voitures dans lesquelles des gens s’envoient en l’air, et devant la gare du téléphérique. Personne dans les parages. Quand il aperçoit un espace dégagé, il gare le Hummer face à la vue. En dessous, il y a la ville, jaune, qui gronde. Au-dessus, la montagne.

Il fait bon dans la voiture, Jacob Mkezi laisse le moteur tourner et le chauffage allumé. Il fait signe au garçon de passer derrière. Et dit :

– Déshabille-toi.

– Tout, baas ? Il fait froid.

– Bah. Il y a une couverture.

Pendant que le garçon se déshabille, Jacob Mkezi descend de voiture, ouvre sa braguette et pisse un jet chaud dans le sable. Dans la froideur de la nuit, sa respiration est visible. Il contemple la ville en contrebas, les tours de lumières, et crache. Le Coca a laissé un goût rance dans sa bouche.

À l’arrière du Hummer, il demande au garçon de s’asseoir à côté de lui, le garçon est enveloppé dans la couverture comme un initié. Brenda Fassie chante « If I Hurt You Little Boy », Si je te fais du mal, petit garçon. Jacob Mkezi laisse traîner ses mains : épaules, ventre, cuisses, entrejambe, les petits organes génitaux, la petite érection.

Le garçon demande :

– Qu’est-ce que tu veux, baas ?

– Reste comme ça.

Jacob Mkezi se renverse contre le dossier, défait sa ceinture, baisse son pantalon.

– Tu sais quoi faire ?

– Je peux le faire, baas.

Le garçon se penche en avant, langue sortie.

Jacob Mkezi soupire. Il regarde la cuvette de la ville, cette ville où il va être jugé, obligé de rendre des comptes parce qu’il a fait son travail. Pour avoir tenté de guérir un pays malade. Lui, un camarade, un combattant de la libération. Dans un tribunal, devant un procureur. Devant un juge. Pour s’expliquer.

Il serre les cuisses, détache les yeux de la ville et regarde la tête du garçon qui bouge lentement.

Brenda chante.

Il passe la main dans le dos du garçon, sur les bosses de la colonne vertébrale jusqu’aux fesses. Sa main se referme. Il attire le garçon vers lui. Son souffle s’accélère, devient rauque.

– Suce.