Jacob Mkezi, au volant de son Hummer, utilise son kit mains libres pour parler à Mart Velaze.
– Franchement, camarade, ça me fait chier.
Il se rend au tribunal pour une nouvelle journée de procès dans cette sale affaire de corruption.
« Monsieur Mkezi avez-vous accepté en cadeau une paire de chaussures en crocodile ?
– Ce n’était pas un cadeau.
– Vous êtes entré dans la boutique avec l’homme qui a acheté ces chaussures, exact ?
– Oui.
– Vous avez essayé ces chaussures en crocodile ? »
Pas de réponse.
Le juge :
« Veuillez répondre, monsieur Mkezi.
– Oui.
– Elles vous plaisaient. Et vous avez décidé de les acheter ?
– Je n’avais pas ma carte de crédit.
– Elles vous plaisaient, ces chaussures ?
– Oui.
– Vous avez demandé au vendeur de vous les garder ?
– Je ne m’en souviens pas.
– Finalement, votre ami a décidé de vous les offrir en cadeau. Et vous avez accepté ?
– J’ai promis de le rembourser.
– Ah, vous vouliez le rembourser. Et l’avez-vous fait, monsieur Mkezi ?
– Oui.
– Vous pouvez le prouver ? Par virement ? Par chèque ?
– Je lui ai donné du liquide.
– J’en suis sûr. »
L’avocat de M. Mkezi s’est levé, le juge lui fait signe de se rasseoir.
« En liquide. Presque trois mille rands en liquide. Ça fait beaucoup, monsieur Mkezi. Avez-vous effectué un retrait particulier pour obtenir cette somme ? »
Et ainsi de suite, au sujet des chaussures en crocodile. Les journaux se régalaient : « Les chaussures louches de Mkezi », « Le chef de la police se fait offrir des chaussures de luxe », « Un truand et un flic font du shopping ».
Maintenant, il est devenu « l’homme aux chaussures en crocodile », et ça lui plaît. Jacob Mkezi qui n’est plus le flic numéro un. Mais Jacob Mkezi l’homme d’affaires. P.-D.G. d’African Enterprises.
Il porte les chaussures scandaleuses pour se rendre au tribunal, pendant qu’il parle à Mart Velaze.
– Camarade, dit-il, tu me fais chier. Je ne lis pas les journaux. Je n’ai pas besoin de connaître les infos. (Jacob Mkezi s’adresse à Velaze en anglais car c’est leur langue commune.) On ne devrait même pas se parler.
Il entend un soupir. Malgré le bruit de la circulation, le grondement du Hummer, il perçoit cette bouffée d’exaspération.
– Tu sais, reprend-il, tu sais, camarade, combien c’était important. C’est en toi que j’ai confiance, camarade. Ne me laisse pas tomber.
– Jamais, camarade, dit Mart Velaze.
– Je te fais confiance, camarade. Je n’ai pas besoin de rapports.
– Non, camarade.
Jacob Mkezi toise les banlieusards dans la voiture qui roule à sa hauteur : un homme et une femme, mariés peut-être ; elle se maquille, il téléphone, en violation de la loi. Tout le monde se fout de la loi. Les politiciens, les citoyens, les puissants, les voyous, chacun fait son truc, aucun problème. Sauf qu’il ne peut pas se faire offrir une paire de chaussures sans qu’on en parle à la une des journaux.
L’homme aux chaussures en croco.
Eh bien, l’homme aux chaussures en croco est dans la merde. Lui, l’organisateur. Le sauveur. Le nettoyeur. L’homme qui a permis à tout le monde de porter des costumes Armani, des montres Breitling et des sacs à main Gucci.
– Réjouis-toi, camarade, dit-il à Mart Velaze. On peut survivre. Tu entends ce que je te dis ? C’est ce que les Américains appellent une frappe préventive. Ou comme le dit le proverbe : Mieux vaut prévenir que guérir. On est sur la même longueur d’onde ?
Il entend Mart Velaze grogner « Uh huh », et il le fait taire d’un geste du pouce.
Le problème avec Mart Velaze, pense-t-il, c’est qu’il n’arrive pas à avoir une vision d’ensemble, parfois. Il reste bloqué sur des détails. C’est ça, le problème avec les agents de renseignements. Leur vision est trop étroite. Mais la plupart du temps, vous ne pouvez pas tout contrôler. Le monde ne fonctionne pas comme ça. Dans ce monde, vous faites avec ce que vous avez. C’est ce que Jacob Mkezi appelle la tactique AK. Il faut tirer sur tout. C’est plus sûr.
Son portable sonne : Mellanie. Prononcez Mel-lar-nie. Jamais Mel ni Melly. Uniquement Mellanie. Ou bien, avec le ton suave de Jacob Mkezi : sisi. Comme dans :
– Hey, sisi.
– Hey, trésor, répond Mellanie, avec cette pointe de sarcasme dans la voix.
Elle met fin au bavardage.
– Écoute-moi, trésor. Je ne vais pas pouvoir venir. J’ai des réunions avec des clients toute la journée.
Mellanie, comme dans MM Coms, comme dans Mellanie Munnik Communications, est chargée des relations publiques pour une grosse entreprise de pêche, un assureur, l’industrie des remorqueurs voraces, le secteur du bâtiment et toute les sociétés du BEE qui plombent leurs bénéfices boursiers parce que les dirigeants piquent dans la caisse ou sont incompétents, ou les deux. Elle représente également African Enterprises. Ces sociétés ont sa préférence parce qu’elles ne regardent pas à la dépense. Gros honoraires. Honoraires scandaleux.
« Monsieur Mkezi, lui a-t-elle dit au cours d’un dîner pour fêter le quatre-vingt-neuvième anniversaire de Madiba, vous avez des chaussures très classe. C’est du croco, n’est-ce pas ? »
Pas l’ombre d’un sourire sur son visage. Il était encore chef de la police à l’époque. Le flic numéro un.
Il l’a regardée, elle en a fait autant, sans ciller.
« Attention, sisi, a-t-il dit. J’ai toujours porté des chaussures en croco.
– Trésor, c’est vous qui portez des chaussures qui font les gros titres. Voici les coordonnées de mon contact… (Elle a glissé une carte de visite dans sa poche de poitrine.) Appelez-moi. »
Ce qu’il a fait. Deux jours plus tard, il était client de MM Coms. Trois jours plus tard, il s’était retrouvé nu, à l’exception de ses chaussettes, sous Mellanie Munnik, menotté à un lit à colonnes.
« Sisi, a-t-il dit, ce n’est pas dans ma culture.
– Dommage, trésor, c’est dans la mienne. »
Et aujourd’hui, elle lui annonce qu’elle ne sera pas présente au tribunal. Elle était à côté de lui quand il a démissionné de la police, durant les conférences de presse difficiles, elle a inventé cette histoire de démission stratégique, qui n’avait prétendument rien à voir avec l’escroquerie et les dépenses injustifiées, jamais il n’avait fraternisé avec le crime organisé.
– Je veux que tu sois là, dit Jacob Mkezi. Je te paie pour ça. C’est important.
– Trésor, répond Mellanie, tu me paies pour que je fasse de toi Monsieur Chic Type. Pas pour te tenir la main.
Jacob Mkezi l’entend dire à quelqu’un d’autre : « Mettez-le en attente. J’en ai pour une minute. » Comme si le fait de lui parler, à lui Jacob Mkezi, figurait sur sa checklist du matin. Mellanie reprend leur conversation.
– Trésor, tu as mis un costume gris clair, une chemise bleu ciel, la cravate sombre avec les fines rayures vertes et les chaussures en croco ? Dis-moi que oui.
– Oui.
– Parfait.
Elle a fait de ces chaussures en croco son signe distinctif. Comme la cape de Batman. Quand Jacob Mkezi, même un Jacob Mkezi sali, apparaît dans une manifestation publique avec ses chaussures en crocodile, un changement se produit dans la salle. Les femmes arrangent leur coiffure. Les hommes se servent des verres plus tassés. Politiciens, ministres, P.-D.G., tous prêtent attention à l’homme aux chaussures en croco.
– À plus tard, dit Mellanie.
Jacob Mkezi aimerait lui demander de tout annuler, mais il enchaîne :
– On part en safari ce week-end. Cet après-midi.
– On ? Tu ne m’en as pas parlé.
– Eh bien, je t’en parle.
– Cet après-midi, Jacob !
Plus de « trésor ».
– Dieu soit loué.
Jacob Mkezi essaye de rire.
– Je dirige une boîte, Jacob. Mes clients ont besoin de mon temps.
– J’ai besoin de ton temps, moi aussi, réplique-t-il d’un ton un peu plus dur. (La voix de l’homme aux chaussures en croco.) Et j’ai besoin de ton temps aujourd’hui, avec moi au tribunal.
Un silence.
Mellanie dit :
– Je vais voir ce que je peux faire, Jacob. (Une pause.) Je ne te promets rien.
– Je compte sur toi.
Il coupe la communication. Exit Mellanie. Jacob Mkezi roule sur les trois voies encombrées d’Eastern Boulevard pour passer une nouvelle journée au tribunal, dans cette ville sous la montagne. La montagne immense, menaçante, qui se dresse derrière la ville ; la ville vive et blanche, qui s’étire au bord de l’océan parfait. Lisse, bleu, éclatant. Cette ville horripilante. La ville qui lui fait un procès. Jacob Mkezi pense : voilà un homme qui sait ce qui se passe réellement à l’intérieur du gouvernement, et pourtant, il est jugé pour escroquerie, corruption, détournements, association de malfaiteurs, la totale, tout le tintouin, le kraal et la danse des roseaux. Sauf que Jacob Mkezi ne se laissera pas faire.