Fish opte pour le parking de la gare de Muizenberg : c’est tout près de l’endroit où Colins est en planque et plus près encore de la boutique d’alcools. Le gardien se penche à sa portière avant même qu’il ait coupé le moteur.
– J’aime bien cette voiture. (Un éclat de dents congolaises.). Le rouge, ça pète.
Fish donne un petit coup d’accélérateur et fait rugir le moteur.
Le gardien du parking continue à sourire.
– J’aime bien le bruit.
– Ouais, c’est cool, dit Fish.
Il coupe le contact et descend.
Le gardien promène la main sur la carrosserie.
– J’en ai jamais vu des comme ça.
– Perana V6.
– Perana ? Connais pas.
– Vous vous y connaissez en voitures ?
– À Kinshasa, j’avais une Mustang. Je l’ai fabriquée à partir de photos.
– Vous avez fabriqué une Mustang ? Au Congo ?
– Ça y ressemblait.
– L’ami, dit Fish, vous vous êtes trompé de job. Vous connaissez Basil Green Motors ?
– Ils peuvent me filer du boulot ?
– C’est eux qui ont fabriqué cette voiture. En 1969.
– Ils peuvent me filer un boulot ?
– Ils sont à Johannesburg.
Le gardien hausse les épaules. Il dit quelque chose en français.
– J’irai.
– Parfait, dit Fish en s’éloignant.
Il atteint le grillage du fort. Pas de Colins. Il lui téléphone. Tombe sur la boîte vocale. Il se demande s’il doit prendre le risque de monter. Devrait-il plutôt faire demi-tour ? Son portable sonne : c’est sa mère.
– Bartolomeu, qu’est-ce que tu as à me dire ?
– À quel sujet ? répond Fish en faisant mine d’avoir oublié.
– Prospect Deep. Tu te souviens. Les recherches que je t’ai demandées.
– Nom d’un chien, m’man. Je ne peux pas tout laisser tomber.
Il ne veut pas s’aventurer sur ce terrain sans avoir plus d’infos.
– Tu es allé surfer ce matin.
Fish se dit : elle y va au bluff.
– N’essaie même pas de me mentir, Bartolomeu. Tu y es allé, hein ?
Fish sait mentir. Il est très doué. Forcément, c’est le métier qui veut ça. En fait, s’il a commencé à mentir, au départ, c’est à cause de sa mère. Toutes les fois où il lui a menti quand il était gamin, elle l’a cru. Il pense qu’il y a un truc convaincant dans sa voix. Ça marche avec la plupart des gens. Mais cette fois, il ne voit pas l’intérêt de mentir.
– Oui. C’est ma façon de faire de l’exercice. Comme toi tu vas à la gym.
Estelle est accro à l’aquagym. Presque tous les matins, quatre fois par semaine, le samedi compris, elle y est à 7 heures pour le cours des lève-tôt.
– Rien à voir, dit-elle. C’est une activité organisée, officielle. Le surf, c’est pour les gamins, Bartolomeu. Il faut que tu grandisses.
Fish a déjà entendu ça bien des fois. Quand il a eu vingt et un ans, sa mère lui a dit : « Tu es grand maintenant. Fini le surf. Il est temps de devenir adulte. C’est ce que ton père aurait voulu. » C’est là qu’elle a sorti le flingue. L’héritage familial : un Astra 404 avec une crosse en bois, pouvant recevoir des balles de 9 mm Largo et des 9 mm Parabellum. Très chouette. Son père le lui avait montré, il l’avait laissé le tenir, il lui en avait indiqué la provenance : grand-père Pescado l’avait acquis en combattant dans les Brigades internationales durant la guerre d’Espagne. Quand c’était parti en eau de boudin, Avô s’était empressé de rejoindre le Portugal, où il avait embarqué pour Luanda, en Angola, et en passant d’un bateau à l’autre, il s’était retrouvé au Cap.
Quand sa mère lui avait donné cette arme, comme une sorte de cadeau symbolisant son passage à l’âge adulte, Fish était convaincu qu’elle n’avait pas servi depuis des dizaines d’années. Avant toute chose, il l’avait emportée sur le champ de tir dans la carrière de Glencairn. Le pistolet tirait comme si les cibles étaient autant de fascistes espagnols. On l’avait bien en main. Et quand on était habitué, il n’y avait pas trop de recul.
Fish s’interrogeait souvent : si son père n’avait pas succombé à son infarctus, Estelle l’aurait-elle harcelé de cette façon à cause de son style de vie ? Sans doute pas.
Mais voilà qu’elle lui répétait, une fois de plus, que les adultes ne faisaient pas de surf, etc. Et seuls les alcooliques, les drogués et les attardés sur le plan émotionnel se prenaient pour Sherlock Holmes.
– Tu viens de m’engager pour enquêter, fait-il remarquer.
– Pour faire des recherches, Bartolomeu. Il y a une grosse différence. Personne ne meurt en faisant des recherches. Ce qui me ramène à ma première question : quand ?
– Quand quoi ?
– Quand vas-tu me parler de cette mine d’or ? Mes clients sont chinois. Ils mangent avec des baguettes. Ils mangent vite. Ils font tout vite. S’il te plaît, Barto, j’ai besoin de ces renseignements. Demain. Dimanche au plus tard.
– Lundi.
– À la première heure.
– Cool.
– Et arrête de dire ça, Bartolomeu. Tu es trop vieux pour employer ce mot.
Comme toujours, elle raccroche sans dire au revoir.
Fish glisse son portable dans sa poche et s’aperçoit qu’il est revenu à sa voiture. Le gardien du parking lui adresse un signe de tête.
Fish lui demande :
– Vous n’auriez pas vu un bergie avec un grand sac en plastique ?
– Ils trimballent tous des sacs en plastique.
– Un type âgé. Avec un manteau gris.
– Ils ont tous des manteaux gris.
– OK. Est-ce que vous avez vu passer depuis ce matin un bergie correspondant à ce signalement ?
Le gardien secoue la tête.
– Non, monsieur.
– Vous l’auriez remarqué ?
– Évidemment.
Fish opine du chef. Il espère que Colins a pris position là-haut, sous les buissons, à l’abri des regards. Et qu’il a coupé son portable à cause des appels indésirables. Astucieux. Colins a vu le fric. Il le veut.
Fish s’apprête à remonter en voiture quand il se souvient qu’il a besoin d’alcool. À la boutique toute proche, il achète deux bouteilles de vin pétillant Villiera, un pack de six Milk Stout, une bouteille de vodka Smirnoff et un pack de six Schweppes, avec sa MasterCard.
– Paiement immédiat ou différé ? demande le caissier.
– Différé.
Il n’y a aucune raison pour que la banque ne paie pas la note. Comme disait son père : « Paie le plus tard possible, fiston. Tu peux toujours mourir entretemps. » Fish estime que, dans son métier, c’est un conseil plein de sagesse.