Paris, c’est l’affaire de Blondinet. Le Commandant est l’agent traitant. Rictus, l’éclaireur. Le Pêcheur s’occupe de la surveillance.
Le Pêcheur effectue un court séjour dans le Gai Paris. Après deux semaines, il décide qu’une bombe est ce qu’il y a de mieux. Il prend l’avion pour rentrer chez lui et faire son rapport au Commandant. Son plan : la voiture de la cible est garée devant son immeuble. Une Peugeot 505, encore en bon état apparemment. Elle s’en sert principalement pour des virées en dehors de la capitale. La solution, ce serait de brancher un engin sur le démarreur. Il faut voir ça avec le spécialiste des explosifs : Blondinet.
Celui-ci se procure le manuel de la 505 et élabore un plan. Il dresse une liste de courses. Cinq grammes de P4 devraient faire l’affaire, estime-t-il. Un détonateur militaire en provenance d’Allemagne de l’Est. Et du fil assez résistant pour supporter la charge. Un entonnoir en plastique, de cinq centimètres de diamètre. De la même couleur que le tableau de bord, ce serait l’idéal.
Rictus s’envole pour Berlin. Il descend dans une pension de Kreuzberg. Le lendemain, il dépose des dollars dans une succursale de la Deutsche Bank AG, et franchit Check Point Charlie pour une excursion d’une journée avec un troupeau d’Américains.
Ce n’est pas la première fois qu’il passe la frontière. Il prend son pied en voyant les immeubles gris, décatis, criblés de balles de Berlin-Est. Il adore regarder les gens marcher d’un pas pressé dans les rues, les yeux baissés. Effrayés comme des lapins dans ce no man’s land derrière le Mur. Devant ce spectacle, Rictus sourit. Ça le persuade qu’il mène un combat juste. Le communisme, c’est de la merde.
Il se promène dans le quartier de Mitte avec l’impression que la Seconde Guerre s’est achevée la veille. Il prend un tram pour se rendre à Prenzlauer Berg. Il gravit la colline menant à un immeuble aussi morne que du linge humide sur une corde. Il grimpe deux étages jusque chez le vendeur d’armes. Un type sinistre qui ne sourit jamais. Rictus a déjà traité avec lui, deux fois. C’est toujours le même protocole : le Boche a posé le matériel sur la table de la cuisine. Rictus l’examine et lui tend le reçu du dépôt d’argent liquide. Le détonateur est si petit qu’il le glisse dans sa poche. Il sourit au spectre sinistre.
– Auf wierdersehen.
L’homme ne répond pas.
Le lendemain, Rictus prend le train jusqu’à Paris. Un long et pénible trajet via un tas de petites villes et Francfort. Rictus déteste les trains. Il déteste rester assis dans un compartiment avec des gens qui sentent la sueur et mangent des sandwiches au pain de seigle avec du saucisson à l’ail. Et qui font passer le tout avec de la bière. À Francfort, il change de train et il s’en faut de peu qu’il manque sa correspondance à force de chercher le bon quai.
À Paris, Rictus déniche le PETN – tétranitrate de pentaérythritol – par l’intermédiaire d’un vendeur clandestin de Clichy-sous-Bois, au-delà du boulevard périphérique. Le Sénégalais prétentieux lui offre un sachet d’héroïne pour le remercier de cette transaction. Rictus sourit. Il lui répond gentiment que ce n’est pas son truc. Le type hausse les sourcils, il observe Rictus et lève un doigt. Il dit quelques mots en français que Rictus ne comprend pas. Puis il ouvre une caisse en bois à l’aide d’un marteau fendu, et en sort d’un large geste une bouteille de Johnnie Walker Black Label. Rictus la prend délicatement. Les deux hommes se font face, ils se sourient.
En marchant vers le métro, avec le whisky et le PETN dans un sac en plastique, Rictus se dit qu’entre Prenzlauer Berg et ici, ça se joue à pile ou face. Clichy-sous-Bois est une raison supplémentaire d’éliminer ces salopards de Bantous. Vous leur donnez un immeuble, ils en font un ghetto. En l’espace d’une nuit.
Dans un petit supermarché, Rictus trouve un entonnoir. Couleur blanc cassé.
Le lendemain, le Commandant et Blondinet débarquent, ils descendent dans des hôtels différents, des deux étoiles situés rue du Faubourg-Montmartre. Blondinet n’est pas à Paris depuis trois heures que déjà le Commandant l’entraîne aux Deux Magots. On est dimanche. Un dimanche ensoleillé. Les Parisiens sont sortis de chez eux pour profiter des derniers rayons d’or de l’été.
– Sartre, ça te dit quelque chose ? demande le Commandant, alors qu’ils déambulent sur le boulevard Saint-Germain.
Il a adopté le style européen : sa veste repose sur ses épaules et les manches vides ballotent de chaque côté.
Blondinet hoche la tête.
– Oui, j’en ai entendu parler.
– Fitzgerald ? Hemingway ?
– Évidemment. J’ai lu Hemingway. L’Adieu aux armes.
– Pour qui sonne le glas ? Le Vieil Homme et la mer ?
Le Commandant étale sa science. Un long cigarillo entre les lèvres.
– Hmm. Et une histoire de flingue, aussi.
– Ça, c’est Ruark. Robert Ruark. Use Enough Gun. De la littérature de gare. Ruark n’est pas Hemingway.
– Et sur un type nommé Harry Morgan.
– Harry Morgan ?
– C’est son nom. Au personnage principal.
– Morgan, c’est dans Hemingway.
– Oui, OK, c’est un personnage de Hemingway, le macho.
– Putain, mec. Tu as surfé trop longtemps.
– En avoir ou pas.
Le Commandant s’arrête et regarde Blondinet en plissant les paupières.
– Tu te fous de ma gueule ?
Blondie secoue la tête.
– Non, mec, pas du tout. Je suis sérieux.
Il regarde fixement le Commandant, en maîtrisant le tremblement de ses lèvres.
Le Commandant soutient son regard.
– Parfois, je ne te comprends pas.
Ils s’assoient, le Commandant demande deux Pernod.
– Chouette endroit, hein ?
– Ouais.
– Hemingway s’asseyait là.
– Ah bon ? fait Blondinet en reluquant les jeunes Françaises.
Un peu comme si c’étaient des créatures appartenant à un ordre supérieur. Longues jambes, nichons, assurance. Cigarettes et parfum. Assises là, au soleil. La fille à deux tables de la leur, en veste de lin, sans rien dessous. Quand elle se penche en avant, il aperçoit son nichon. Un petit nichon pointu avec un mamelon comme un raisin sec.
– Le truc le plus appréciable, lui dit le Commandant, c’est de pouvoir s’asseoir sur les chiottes. Dans le temps, les Français faisaient ça accroupis.
Blondinet arrête de lorgner leur voisine.
– Hein, quoi ?
Le Commandant s’esclaffe.
– Sale obsédé.
Blondinet sourit et rougit.
– C’est autre chose ici, hein ? dit le Commandant. Les nanas.
– Et comment. (Les yeux de Blondinet pétillent.) Rien à voir.
– Ce que je disais, à propos des toilettes…
– Oui ?
– La première fois que je suis venu ici, les toilettes c’était juste un trou dans le sol. Avec deux emplacements en céramique pour les pieds et tu t’accroupissais au-dessus du trou.
– Merde.
– Comme tu dis.
Le garçon dépose leurs apéritifs sur la table.
– C’est quoi, ça ? demande Blondinet. Du gin ? De la vodka ? Je bois pas d’alcools forts.
– C’est le goût de Paris.
Le garçon tend un pichet d’eau, le Commandant hoche la tête.
– S’il vous plaît.
Le garçon verse de l’eau dans les deux verres.
– C’est tout opaque maintenant, commente Blondinet. Regarde ça.
Les deux hommes trinquent. Le Commandant fait claquer ses lèvres. Blondinet grimace. Et dit :
– Faut du temps pour s’habituer.
– Tu t’y feras. Tu t’y habitueras. Demain, tu en réclameras à la première heure.
– Tu crois ?
– Oui, mon gars. Je crois.
Ils bavardent encore un peu. Le Commandant parle de sa fille, qui a désormais treize ans. Il sort des photos d’elle de son portefeuille. Il n’a pas de photos de sa femme. Uniquement de sa fille, sans maman. Maintenant qu’il y pense, Blondinet se dit que le Commandant n’a jamais parlé de sa femme. Il élève sa fille tout seul, en parent célibataire. C’est pas rien.
Le Commandant déclare :
– On a ton matériel. Tu es sûr pour le P4 ?
– C’est stable.
– Tchèque ?
– Forcément.
– Mon plan, c’est qu’on… que tu fasses le boulot demain soir. Tu crois qu’elle ne verra pas l’entonnoir ?
Blondinet secoue la tête.
– Réfléchis. Quand tu démarres ta voiture, tu sais où est le contact, tu regardes à travers le pare-brise en tournant la clé. Tu penses à un tas de trucs : où tu vas, qui tu vas voir. Il n’y a aucune chance que tu remarques un truc sous le tableau de bord.
Le Commandant opine.
– OK. Ça marche. Combien de temps pour faire le boulot ?
– Environ quatre ou cinq minutes. Il suffit de connecter les fils. Et de coller l’entonnoir au tableau de bord.
– Il ne risque pas de tomber ?
– Non non.
– Même au bout d’une semaine.
– J’utilise une super colle pour le surf.
Le Commandant sourit.
– J’aurais dû m’en douter.
À l’entrée du café, il voit Rictus s’adresser au serveur en faisant le langage des signes et pointer le doigt dans leur direction. Il les rejoint en zigzaguant entre les tables. Et s’assoit.
– Enfoirés de bouffeurs de grenouilles, ils pigent pas un mot d’anglais.
– On est en France, souligne le Commandant.
Rictus sourit.
– C’est pas une excuse.
Ils rient tous les trois et commandent une autre tournée de Pernod.
Le Commandant demande :
– Où est le matériel ?
– On n’en a pas besoin, répond Rictus. Le boulot est fait.
Le visage du Commandant se fige, il se penche en avant.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Travail effectué. Mission accomplie.
Rictus sourit d’un air suffisant en levant sa main chargée de bagues brillantes.
– Le travail est fait ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Le travail est fait.
– Comment ?
– L’occasion s’est présentée, j’ai sauté dessus.
– Nom de Dieu.
– J’ai pas laissé de traces.
– Tu es sûr ?
– Ja. Évidemment. Pas de problème.
– Nom de Dieu.
Les boissons arrivent. Ils se taisent pendant que le garçon verse de l’eau dans les verres. Une fois qu’il est reparti, le Commandant demande à Rictus :
– Où ça s’est passé ?
– Dans le métro. À Montparnasse. Y a quarante minutes environ.
Le Commandant secoue la tête.
– Bon Dieu, bon Dieu, bon Dieu…
– Relax, mec. Relax. Ni vu ni connu.
– Comment tu as fait ?
– Je la suivais. Elle marchait devant moi, dans la foule du dimanche, en bousculant les gens pour attraper son métro. J’ai pensé alors : fais-le. Fais-le maintenant. Un petit coup de stylet. Je rentre, je sors. Et je continue mon chemin. Je suis monté dans la rame, pas elle. Elle est restée sur le quai, à se tenir les côtes, en vacillant.
Le Commandant finit son verre d’un trait.
– Tu es sûr qu’elle est morte ?
– Quasiment. Une incision médiane. C’est fatal. Dans la plupart des cas.
– La plupart des cas ?
– Si tu manques pas ton coup.
– C’est-à-dire ?
– Faut trancher l’aorte, au niveau thoracique. À ce moment-là, elle se vide de son sang.
– Avant l’arrivée des secours.
– Bien avant.
Le Commandant se lève.
– J’espère pour toi que tu as raison. (Il ajuste sa veste sur ses épaules.) Où est le matériel pour la bombe ?
– Dans ma chambre.
– Allons le chercher. Au cas où. Putain, mec, on avait un plan, il fallait t’y tenir. Tu aurais pu tout faire foirer.
– La coolie est morte.
– Y a intérêt.