De retour sur la plage, Fish est survolté. Il maudit sa malchance. Il maudit Colins, ce pauvre con. Pour avoir voulu jouer au héros. Car il en est convaincu maintenant : Colins est mort. Obligé. Les cornes ont été revendues. Seven fait partie du gang Vingt-Six, il a des contacts bourrés de fric ; il a dû les refourguer vite fait. Si ça se trouve, elles sont déjà dans un avion à destination du Vietnam, de la Chine, du Yémen ou n’importe où. Quel bordel. Colossal. Le pire ; c’est qu’il ne peut rien faire. Il ne peut pas prévenir les flics. Pour leur raconter quoi ? Son plan nul à chier de super détective pour capturer les voleurs de cornes ? Ouais, ça serait très convaincant.
Colins est une source de culpabilité. Un poids sur sa conscience.
Et puis, il y a Seven qui a vendu la mèche en disant que Daro était sur une liste de personnes à éliminer. C’est quoi, cette histoire ? Un syndicat de la drogue qui montre ses muscles ? Du baratin de gangster ? Sûrement de la frime. Seven veut se faire mousser.
– Non, dit Fish aux mouettes, ce connard est givré. Il a consommé trop de saloperies.
Fish accorde une nouvelle hésitation aux vagues : peut-être. Sauf que la mer se retire, la houle retombe.
Tu en as bien profité, se dit-il. Il se tient en équilibre sur le muret qui sépare la plage de la promenade, et il soupire en pensant à Colins, il soupire parce que parfois, tout se barre en couilles. La culpabilité le tiraille.
Il tombe sur une bande de bergies près du pont du chemin de fer : des hommes, des femmes, des chiens, assis au soleil. Des visages défoncés le regardent approcher.
Ils le saluent affectueusement.
Ils lui tapent une cigarette, deux rands pour du pain, avec de grands sourires. Ils l’appellent M. Fish l’ami des bergies.
– Vous avez vu Colins ? leur demande-t-il. Un nouveau.
Il obtient des mouvements de tête qui disent « non », des haussements d’épaules et des battements de mains comme des ailes de pigeon.
– Non, monsieur Fish. Colins est parti.
– Parti où ?
– Rejoindre le Seigneur au ciel.
– Il est mort ? demande Fish.
– Comme un snoek sur un étal.
Fish se balance sur les talons, les yeux fixés sur le groupe ; aucun n’ose croiser son regard.
– Comment il est mort ?
– On sait juste qu’il est mort, monsieur Fish. On a retrouvé son livre.
Une des femmes exhibe un sac en plastique contenant des feuilles manuscrites, un sac qu’il reconnaît. Elle le lui tend.
Fish se souvient : l’histoire de la vie de Colins.
– Où vous l’avez trouvé ?
– Là-haut, près du fort.
– Si vous entendez parler de quelque chose, leur dit-il, prévenez-moi.
– Bien sûr, monsieur Fish. Bien sûr. Toujours.
Fish s’éloigne, s’arrête, puis revient vers eux.
– Les flics savent qu’il est mort ?
– Les flics savent jamais rien.
Fish laisse l’Isuzu chez lui et prend la Perana. Il écoute Jim dans Prince George Drive, puis en traversant Lavender Hill, où du linge sèche devant les appartements des gangsters, il dépasse Zeekoevlei, Princess Vlei, et s’engage sur l’autoroute. Il chante avec Jim pour étouffer ses tristes pensées concernant Colins. « Puis-je compter sur le monde occidental... » Sur la gauche, la chaîne montagneuse se détache de manière bien nette, sur la droite, un brouillard marron flotte au-dessus des townships. Sous son pied, il sent la puissance brute.
Il chante avec Jim : « Être avec moi, c’est jouer à la roulette… »
Premier arrêt prévu : l’hôpital. Pour voir comment va le client. Dans quel état est-il ? Quel est le diagnostic ? Qui sait, il était peut-être sorti du coma ? Il était peut-être assis dans sa chambre en train de manger de la jelly, impatient de lui balancer des noms. Peut-être que la chance serait de son côté.
Fish sait s’orienter dans l’hôpital. Il y a passé presque une semaine après avoir reçu une balle dans le bide. Enfin, pas vraiment une balle dans le bide, plutôt une blessure musculaire à la taille. La balle avait traversé le flanc.
Il l’avait caché à sa mère. Heureusement, elle était à Londres à ce moment-là, pour un de ses voyages, afin de vendre l’Afrique du Sud. Aujourd’hui encore, elle ignore qu’il a reçu du plomb. Elle ne soupçonne même pas que sa vie puisse être dangereuse. Dangereuse dans le style échange de tirs. C’était son collègue Mullet, aujourd’hui décédé, qui l’avait conduit à l’hosto quand les braconniers avaient ouvert le feu. Que Dieu le garde. Le pauvre bougre.
Le bon côté de cette épreuve ? Il avait plané pendant un certain temps grâce à un médoc, un antalgique, après avoir fait du gringue à une des infirmières. C’était la période pré-Vicki, évidemment.
Le mauvais côté ? La douleur, la bouffe. Aller chier. Il ne fallait pas trop forcer sur les muscles de l’abdomen. Une souffrance absolue. Ça l’avait constipé illico. Il détestait les lavements. Même quand ils étaient introduits par l’infirmière à la morphine. Elle portait des gants chirurgicaux… comme s’il était un tas de viande.
Fish a une théorie sur les hôpitaux : une blouse blanche, une mallette noire et personne ne fait attention à vous. Surtout pas les agents de sécurité. Le stéthoscope est un accessoire possible, mais pas essentiel. La mallette noire est dans le coffre de sa voiture, la blouse blanche, il la fauche aux urgences. Il règne un tel chaos que personne ne s’en aperçoit. Ensuite, il prend l’ascenseur et suit les couloirs, accompagné par le crissement de ses Adidas Gazelle sur le sol. Il pénètre d’un pas décidé dans l’unité des soins intensifs, en saluant d’un hochement de tête l’agent de sécurité, les infirmières et quiconque a besoin qu’on le salue.
Il se penche vers une infirmière.
– Fortune Appollis ?
Elle secoue la tête et montre un lit vide.
– Quoi ? Le patient est mort ?
– Ils l’ont envoyé dans un autre hôpital, explique l’infirmière. Ce matin.
– Je vois. L’infirmière en chef ne me l’a pas dit.
Il ouvre sa mallette, feuillette quelques papiers. Et lève les yeux vers la sœur.
– Vous savez quel hôpital ?
– Constantiaberg.
Il brandit une feuille, une des lettres à en-tête de Vicki.
– Ah, la voilà.
Il la plie en deux et adresse un hochement de tête à l’infirmière.
De retour dans sa voiture, toujours en blouse blanche, il appelle Vicki.
– Constantiaberg ? répète-t-elle. Ils ne peuvent pas s’offrir un hôpital privé. Maman et papa Appollis n’ont pas les moyens. Impossible.
– Du coup, c’est un peu plus difficile.
– Quoi donc ?
– D’obtenir les infos.
– Un simple détail technique, Fish. Pour un type comme toi.
– Ouais, ouais.
– C’est pour ça que tu es sur le coup. Ne perds pas de temps.
Elle a raccroché. Fish se retrouve en train de contempler, au-delà du parking, par-dessus les toits, la silhouette fantomatique de Hangklip à l’extrémité de False Bay. Il ressort la fiche que lui a donnée Vicki, avec l’adresse des Appollis : Samson et Daphne Appollis habitent dans Beechcraft Street, à Mitchells Plain. D’après le plan, c’est juste sur la côte, dans un secteur où toutes les rues portent un nom d’aéroplane : Junkers, Heinkel, Alouette, Halifax.
Fish ôte la blouse blanche. Il enfile son blouson de cuir. Celui qu’il aime mettre pour interroger les gens. Ça lui confère cette image de détective sérieux qui ne lui déplaît pas.
Il monte le son de Neversink. Il fait rugir le moteur: il adore le gargouillis des pots de la Perana.