Du haut d’une tour du centre-ville, Vicki Kahn regarde en direction de Hangklip au sud, mais elle ne voit pas la falaise suspendue au ras de l’horizon. Elle joue avec son téléphone, en se demandant si elle doit rappeler Fish, pour qu’il vienne la chercher. Peut-être qu’elle devrait être avec lui pour interroger les Appollis. Elle tapote dans sa paume avec l’appareil, jusqu’à ce qu’elle prenne une décision : non, mieux vaut laisser Fish agir à sa guise. Et mieux vaut tenir Clifford Manuel « au parfum » de l’affaire, comme il l’a exigé, même si elle ne peut s’empêcher de se demander pourquoi il s’y intéresse.
Pourquoi ? se dit-elle une fois de plus en gravissant l’escalier qui mène au bureau de Manuel. Qu’est-ce qui peut l’émouvoir dans le sort des Appollis ? À moins qu’il ne veuille la tester ? Voilà une hypothèse peu réjouissante. C’est peut-être une question de performances, de facturation d’honoraires, d’équité au sein du cabinet. Cette pensée lui fait froid dans le dos.
Nullement essoufflée après avoir monté l’escalier, Vicki Khan articule à l’attention de l’assistante de Manuel « Il est là ? » en montrant la porte entrouverte. L’assistante est au téléphone. Sans interrompre le flot de sa conversation, elle hoche la tête et agite la main.
Vicki glisse la tête par l’entrebâillement et demande :
– Vous avez une minute ?
Clifford Manuel, les mains nouées derrière la tête, contemple le port dix étages plus bas et fait pivoter son énorme fauteuil en cuir.
– Bien sûr.
– Fortune Appollis a été transféré, annonce-t-elle en observant la réaction de Manuel.
Aucun tressaillement de la bouche, aucune lueur dans le regard. Seules ses mains se séparent et reviennent se poser sur le bureau.
– Au Constantiaberg, précise Vicki.
– Je vois.
– Vous vouliez être tenu informé.
– Exact. Merci. (Ses doigts se joignent de nouveau.) Ce sont les parents qui vous l’ont dit ?
Vicki fait deux pas à l’intérieur du bureau et s’arrête derrière un fauteuil disposé face à Manuel ; ses mains se posent légèrement sur le dossier. Manuel ne l’invite pas à s’asseoir.
– Non, c’est notre enquêteur, Fish Pescado. Il m’a appelée de l’hôpital.
Hochement de tête de Manuel.
– Le Constantiaberg ?
– Le Groote Schurr.
– Il n’a donc pas vu le patient ?
– Pas encore.
– Mais il va le voir ?
– J’en suis sûre. Je ne connais pas son plan.
Autre hochement de tête.
– Bien. Bien. Peut-être qu’un riche parent est venu à leur secours.
Manuel la dévisage, Vicki soutient son regard. Une seconde, deux, trois… et détourne la tête. Elle recule. Manuel garde les yeux fixés sur elle.
Il sourit.
– Il est bon, votre ami Pescado ? L’amateur d’art. C’est celui qui porte une boucle d’oreille ?
Clifford Manuel touche son lobe.
Vicki baisse la tête, elle regarde ses mains, ses longs doigts, son vernis à ongles noir.
– Il retrouve les gens. Il a déjà fait ce qu’on lui a demandé, par le passé.
– Vous croyez qu’il est à la hauteur ?
Vicki croise son regard. Elle y voit le défi, une étincelle de prédateur. Elle remarque la bouche, les lèvres légèrement écartées, les dents luisantes.
– Pour quoi faire ? Découvrir qui paie les factures ? Évidemment. Il est doué. Il va régler ça. Avant le déjeuner, je suppose.
– Excellent. (Manuel n’a pas relâché son sourire.) Tenez-moi au courant.
Vicki a envie de demander : Pourquoi ? Pourquoi ça vous intéresse à ce point ? C’est cette affaire ou moi ? Puis elle se dit : ai-je besoin de ça ? Elle se contente d’un « Naturellement » et s’en va.
Elle a presque atteint la porte quand Manuel dit :
– Oh, Vicki…
Elle jette un regard par-dessus son épaule.
– J’aime bien votre coiffure. Les cheveux courts, ça vous va bien.
– Votre coupe est pas mal non plus, répond-elle. Très actuelle. Très cadre sup.
Elle entend son petit rire forcé et quitte le bureau avant d’ajouter autre chose. Du style : Je t’emmerde, mec.