43

De son bureau qui donne sur la cour de devant, Daro Attilane, vêtu d’un pantalon de toile gris et d’un blouson en daim, regarde la Golf GTI noire s’arrêter. Vitres teintées, pot d’échappement rauque. Le conducteur fait grimper le régime avant de couper les gaz. C’est sûrement son client. Au téléphone, il donnait l’impression d’aimer les voitures qui en jettent, mais il avait besoin de quelque chose de moins voyant maintenant.

« Une BMW, peut-être, avait-il dit.

– J’ai une super Audi A4, en parfait état, avait répondu Daro. Une très belle voiture. Propre. Maniable. Mais je peux vous dégoter une BMW, si vous préférez. C’est vous qui voyez. La BMW est une voiture qui en impose. L’Audi est plus sportive. C’est la voiture du cadre sup sérieux, mais elle indique aussi que vous êtes énergique. Vous voyez ? Que vous savez ce que vous voulez. À vous de choisir.

– Impec. »

Rendez-vous avait été pris.

La Golf, arrêtée sur l’aire des visiteurs, reste fermée. Daro aperçoit le type en train de parler dans son portable. Il descend enfin, toujours au téléphone. Il s’éloigne de sa voiture en commandant le verrouillage à distance. Un client très décontracté.

Daro prend la clé électronique de l’Audi sur son bureau et sort pour accueillir l’homme qu’il commence à considérer comme un type important. Il sait s’habiller : costard et col roulé, chaussures à lacets. Un type souriant, par ailleurs, avec un petit défaut dans la démarche, pas un boitillement, plutôt une sorte de bond léger.

Daro l’attend à la porte, pendant qu’il achève sa conversation téléphonique. Il n’est pas pressé, et ça ne le gêne pas que Daro entende ce qu’il dit. À savoir :

– Je me fous du pourquoi du comment, il y a une obligation. Légale et morale. C’est écrit noir sur blanc. Tu es coincé, mon frère.

Il conclut par une tirade en zoulou, probablement, sans claquements de langue.

Il écoute son correspondant.

Puis revient à l’anglais pour ajouter :

– Tu ne m’écoutes pas, mon frère. Je te dis qu’il n’y a pas d’autre solution. Je ne veux pas entendre parler de tes ennuis. Je ne veux rien savoir. Je veux juste t’entendre dire que c’est fini. Terminé. Tu piges ?

L’homme tient le portable éloigné de son oreille et regarde Daro en levant les yeux au ciel.

– Non, non, non. Tu me rappelles quand ce sera terminé, mon frère. D’ici là, on n’a rien à se dire.

Il coupe la communication et fait glisser le clapet de son téléphone. Il s’adresse à Daro :

– Parfois, les gens ne comprennent pas. Même quand ils ont signé un document, ils ne comprennent pas. C’est un contrat. C’est légal. Si on ne l’honore pas, on en subit les conséquences. Non ?

Daro hausse les épaules.

– C’est comme ça que je vois les choses.

Il retourne dans son bureau, l’homme le suit.

– Eh bien, pas ce type, dit-il. Non. Lui, il pense que la situation peut changer. Pour lui, tout est négociable, tout le temps. Si c’était le cas, où on en serait ? Si plus rien n’est sûr ? Si tout est flexible. Une chose un jour, une autre le lendemain. Ce serait le bordel.

Daro lui tend la main en se présentant, et s’aperçoit qu’il ne connaît pas son nom.

Le type ne le lui donne pas.

– Très chic.

Il montre les deux voitures dans la salle d’exposition.

– Ça me convient, dit Daro. Service personnalisé.

– Vous avez une bonne réputation. Vous êtes chaudement recommandé.

– Content de le savoir. Donc, vous m’avez appelé. Monsieur…

– Velaze. Mart Velaze.

– L’homme qui cherche une voiture de standing.

– Lui-même.

– Excellent. Vous voulez un café ? Du thé ? Un Coca ?

– De l’eau. Gazeuse.

– Pas de problème.

Daro se penche vers le minibar d’où il sort une petite bouteille d’eau gazeuse.

– Un verre ?

– Non, ça ira.

Mart Velaze dévisse le bouchon et boit une gorgée.

– Alors, qu’est-ce que vous me proposez ? Pas grand-chose, à ce que je vois. (Il montre, avec sa bouteille, les deux voitures exposées.) Juste cette Merco ici, et la bagnole dehors, l’Audi. Et la BM ?

– Je peux vous l’avoir, dit Daro. Je peux vous avoir n’importe quelle voiture.

– Ça ne va pas, Daro. Ce que je voulais, c’était la voir tout de suite. L’essayer.

Daro lui tend la clé de l’Audi.

– La voiture dont je vous ai parlé au téléphone.

– C’est quoi ?

– L’A4.

– Non, ce truc dans votre main.

Daro le lui donne.

– C’est une clé ?

– Électronique. Si vous la perdez, ça vous coûte deux mille dollars pour la remplacer.

Mart Velaze émet un sifflement.

– C’est elle, là-dehors, dit Daro en montrant la voiture gris métallisé garée sous l’auvent. Intérieur cuir, GPS encastré. Excellente sono. Comme je vous le disais : le grand confort. Mais regardez-la, déjà. Elle a de la présence. Elle est tendue. Prête.

– Oui, c’est ce que vous disiez. (Mart Velaze s’approche de la voiture en buvant une gorgée d’eau pétillante.) Elle a l’air rapide.

– Elle l’est. Vous voulez sentir ce que ça fait ?

Mart Velaze promène sa main sur le capot. Daro sourit intérieurement, il laisse le type mordre à l’hameçon.

– C’est une voiture d’exposition, précise-t-il. Six mille kilomètres au compteur.

Mart Velaze ouvre la portière, s’installe dans le siège en cuir, introduit la clé électronique dans la fente. Daro monte à côté de lui et boucle sa ceinture.

Ils prennent la direction de l’autoroute Blue Route. Daro débite son boniment pendant qu’ils roulent sur la Tokai Road : allumage par étincelle, injection directe, moteur turbo, puissance, caractéristiques de la boîte de vitesses. Mart Velaze l’écoute en hochant la tête.

– Le turbo fonctionne à l’essence ?

– Bien sûr.

Daro se tourne brièvement vers le type, en se demandant s’il dit cela parce qu’il s’y connaît en mécanique ou s’il improvise. Il est concentré sur la route, derrière les lunettes de soleil enveloppantes qui masquent ses yeux.

Ils atteignent l’autoroute. Mart Velaze met les gaz. L’Audi enchaîne les vitesses. À deux cents kilomètres à l’heure, elle accélère encore dans la montée.

– Il y a un radar à environ un kilomètre, prévient Daro.

– Je sais. (Mart Velaze lève le pied.) Chouette vooma.

Sur le trajet du retour, Mart Velaze vante les mérites de la voiture. C’est au tour de Daro d’opiner du chef, jusqu’à ce que les louanges s’arrêtent. Il demande alors :

– Vous êtes dans quelle branche ?

Mart Velaze tourne dans la cour devant le showroom et coupe le moteur.

– Consultant en marketing. Planification stratégique. Une société nommée Adler Solutions. On intervient pour régler vos problèmes. On dope vos forces, on réduit vos faiblesses. Cette société existe depuis… vingt ou vingt-cinq ans, je dirais. J’y suis entré il y a dix ans, juste après que son fondateur l’a revendue pour partir en Australie. Un certain Ray Adler. Une triste histoire.

Mart Velaze défait sa ceinture et descend de voiture.

Daro l’imite.

– Ah, bon ? Pourquoi ?

Mart Velaze repousse la question d’un geste.

– Une autre fois. (Il tapote le capot de l’Audi.) Elle est à moi. Accordez-moi un petit peu de temps. Je reviens sur les coups de 2 ou 3 heures pour signer les papiers.

– Je peux vous la retenir, pas de problème.

– Super, dit Mart Velaze en regagnant sa GTI. À plus tard.

Daro le regarde s’éloigner en pensant : il n’est pas venu pour une voiture. Il n’est pas venu pour l’A4. C’est autre chose. Une chose qu’il redoutait.