Fish descend Main Road jusqu’au garage de Daro, en guettant une Golf GTI noire dans son rétroviseur. Et en se demandant pourquoi il se donne la peine de chercher l’identité du propriétaire. Tu n’es plus sur le coup, vieux, se dit-il. Laisse tomber. Va donc surfer.
Mais la GTI est là, cinq voitures derrière. Elle garde ses distances.
Problemo : faire comprendre à son suiveur qu’il est repéré ou rouler tranquillement, genre j’en ai rien à foutre ?
Options : tourner en douce dans une rue perpendiculaire, s’arrêter sur le parking de la gare de Heathfiles. Laisser passer ce connard et ressortir derrière lui. Pour voir s’il apprécie.
Mais Fish n’est pas d’humeur à rigoler. Il préfère se rendre chez Daro et boire son café filtre pendant que Daro rentre le numéro d’immatriculation dans le fichier.
Juste pour le plaisir.
Pour savoir.
Et c’est ce qu’il fait. Il écoute Jim chanter et roule paisiblement en respectant les limitations de vitesse et les feux jusqu’au showroom chic de Daro. Car il a l’intention de foncer à la plage une fois qu’il en aura terminé.
Ce qui ne l’empêche pas de garder un œil sur la tache noire dans son rétroviseur. Curiosité professionnelle. Ce type est doué. Il sait y faire. Ce qui intrigue Fish, c’est : pourquoi il se donne tout ce mal ?
Il appelle Vicki.
– Désolée, dit-elle, je suis en réunion. Attends.
Il attend. Il l’entend s’excuser. Une porte se referme doucement. Puis, tout bas :
– Que se passe-t-il ?
– Comment ça, « que se passe-t-il ? »
– Je suis en réunion, avec des clients.
– La belle affaire. Moi, j’ai une Golf GTI noire aux vitres teintées qui ne me lâche pas d’une semelle.
– Elle te suit ?
– Je l’ai d’abord repérée devant chez les Appollis. Puis à l’hôpital. Maintenant, le type respire mes gaz d’échappement.
– Je t’avais dit de laisser tomber. Je te l’avais demandé, Fish. L’hôpital, c’était une mauvaise idée. On ne s’occupe plus de cette affaire. Les instructions étaient bien claires. Tu ne peux pas écouter ce que je te dis ?
– J’ai agi à titre perso.
– Ah, Fish, bon sang.
– En tout cas, je n’ai rien appris à l’hosto. Rien qu’on ne savait pas déjà.
– Tu es sûr ? Tu es sûr que c’est le même gars ?
– Même immatriculation.
– Il sait que tu l’as repéré ?
– Je pense. C’est un pro.
– Va surfer, Fish. Montre-lui que tu n’es plus sur le coup.
– C’est ce que tu me conseilles ?
– Plus personne ne te paie. Laisse tomber. Je te l’ai déjà demandé il y a plusieurs heures.
Fish laisse flotter ces paroles, jusqu’à ce que Vicki reprenne :
– Il faut que j’y retourne.
– Cool. À plus tard. On dit quoi ? 6 heures ? 6 h 30 ?
Il perçoit l’hésitation de Vicki.
– Je ne peux pas. J’ai un boulot qui m’est tombé dessus.
– Tu ne l’avais pas ce matin.
– Non.
– Après, alors ?
– Il sera tard. Je dîne avec des clients. Je serai fatiguée, Fish. Tu habites loin du centre, surtout la nuit.
– Si tu veux, je viendrai te chercher.
Tout en disant cela, Fish pense : arrête, tu deviens lourd.
– C’est adorable, dit Vicki, mais non. Je t’appellerai demain.
Elle coupe la communication avant qu’il ait le temps de lui dire au revoir.
Il balance le portable sur le siège passager. Tu ne veux pas t’engager à cent pour cent. Tu veux garder ta baraque. Elle a son appart. Une situation parfaite, on ne peut pas demander mieux.
Alors, où est le problème ?
Le problème, c’est le ton de sa voix. Un ton qu’il a déjà entendu. Quand ils se sont connus et qu’elle jouait encore. La même note défensive. Genre : laisse-moi tranquille, il y a une partie de ma vie qui ne regarde que moi.
La partie dont elle avait honte.
Non, se dit-il. Pas possible. Elle suit le programme, elle se fait aider. Presque tous les lundis soir, elle se rend aux Joueurs anonymes. Ça fait huit ou neuf mois qu’elle n’a pas joué. Qu’elle ne s’est pas assise à une table de poker.
Du moins, c’est ce qu’elle lui a dit.
Maintenant, il a des doutes.
Il se souvient de leurs premières conversations à cœur ouvert, il y a un an, plus même. Le discours qu’il lui a tenu : je t’en prie je t’en prie je t’en prie, Vicki, arrête le jeu. Il revoit ses larmes. Cela le faisait souffrir. Une fois, durant les premières semaines, il avait été si bouleversé qu’il était parti sur la côte ouest pendant trois jours pour surfer. La laissant face à ses dettes. À son retour, elle était couverte de bleus. Effrayée. Terrorisée. Elle n’avait pas voulu lui dire qui avait fait ça, mais elle s’était inscrite aux Joueurs anonymes. Elle avait souscrit un prêt pour rembourser les trois mille dollars qu’elle devait et avait dit à Fish : « C’est fini. Terminé. »
Il frappe le volant et recompose le numéro. Il tombe sur la boîte vocale.
– Saletés de bonnes femmes ! braille-t-il en pénétrant sur le parking de Daro plus vite que de raison.
Il dérape sur les dalles brillantes. Il entraperçoit la tête de Daro derrière la fenêtre de son bureau, affolé.
Il rappelle Vicki. Boîte vocale. Cette fois, il s’est calmé, il laisse un message.
– Appelle-moi, OK ? Appelle-moi, c’est tout.
Il coupe la communication et lève les yeux vers Daro, planté devant la portière.
– Jolie manœuvre, commente celui-ci. Au centimètre près.
Fish grimace.
– Désolé.
Il coupe le moteur.
– Un bon coup de brosse et il n’y paraîtra plus. (Daro repart vers son bureau.) Café ?
– Bonne idée.
Daro remplit deux tasses et en tend une à Fish, anse en avant.
– Je viens te demander un service, dit Fish.
– Nooon ? ironise Daro.
Fish souffle sur le café et regarde son ami par-dessus sa tasse. Daro n’est pas du genre sarcastique.
– Tu as passé une sale journée ?
– Je n’ai eu que deux visites aujourd’hui. Un type qui voulait juste regarder et l’autre… je ne sais pas trop ce qu’il voulait. Peut-être qu’il reviendra. Peut-être pas. Instinctivement, je dirais non. Pourtant, il faut absolument que je vende une autre bagnole.
– Une vente la semaine dernière, ce n’est pas mal.
– Ce n’est pas terrible non plus.
Les deux hommes se concentrent sur leur café. Fish dit :
– Mon enquête est tombée à l’eau. Elle aura duré trois heures en tout.
Il se lance dans un résumé de l’affaire. Quand il aborde le coup de chance de Fortune Appollis, Daro l’interrompt :
– Les gamins qui font des courses de bagnoles maintenant, ils conduisent des Subaru. Des Jetta. Je te parle des tout derniers modèles, à une demi-brique. Ils installent des pistons surdimensionnés, des arbres à came de V66, des carbus de Jensen Interceptor et ils foncent à trois cents kilomètres à l’heure sur la R303.
– Ah oui ?
– Ils foncent l’un derrière l’autre, c’est ça qui les excite, à un mètre de distance, peut-être même moins. À cette vitesse, si le gars de devant touche le frein, c’est terminé pour tout le monde. Collision, tonneaux et carcasses en accordéon. J’ai vu ça une fois… (Daro boit une gorgée de café et déglutit.) La voiture de devant s’est transformée en boule de feu. Celle de derrière a décollé, littéralement, et s’est retrouvée sur le terre-plein central. Même là, elle ne s’est pas arrêtée. La tôle a raclé le sol sur cent ou deux cents mètres, en faisant des étincelles. Le conducteur a carrément disparu. Poof ! Volatilisé. Plus aucune trace. Rien. À croire que c’était un fantôme qui conduisait.
– Dingue.
– J’ai appris par la suite que c’était un gamin de dix-sept ans. Le père était, est toujours, un homme d’affaires important. Il ne voyait pas pourquoi il ne claquerait pas un demi-million pour son fils chéri. Même si le fils chéri était trop jeune pour avoir son permis.
– Ah bon ?
– Ça arrive deux ou trois fois par semaine sur les Flats. Et tous ces gars ont des familles friquées. La nouvelle élite. Voilà pourquoi…
– Mon Appollis a été surclassé et hospitalisé dans le privé. C’est pour ça que sa maman et son papa ont laissé tomber l’affaire. J’ai compris. La seule chose que je veux savoir, c’est à qui appartient cette bagnole, comme ça pour le plaisir. (Fish défroisse une feuille de papier sur laquelle figure un numéro d’immatriculation.) Une Golf GTI noire avec des vitres teintées.
– Ça ne devrait pas poser de problème, dit Daro.
Il pianote sur le clavier de son ordinateur pour accéder au fichier et obtient un message qui lui demande de réessayer.
– Le fichier des immatriculations est en panne, annonce-t-il. Je te dirai ça demain.
– Y a pas d’urgence. Je vais aller surfer.
Fish termine son café d’un trait et demande :
– Tu veux toujours que je parle à mon amie ? Pour les conférences sur la drogue ?
– Pourquoi pas ? Ça ne peut pas faire de mal.
– Super.
Fish fait tinter ses clés. Il joue à pile ou face : doit-il dire ou ne pas dire à Daro qu’il figure sur cette liste débile des personnes à liquider, d’après Seven ? Finalement, il demande :
– Tu as un flingue ?
Daro secoue la tête, fronce les sourcils et demande, d’un ton moqueur :
– Ça sort d’où, cette question ?
– De nulle part. (Fish fait marche arrière.) Mais vu que tu fais partie du forum, ce serait peut-être une bonne idée.
Sans cesser de le regarder, Daro dit :
– J’y ai pensé. Mais pourquoi tu me parles de ça ?
Fish hausse les épaules.
– Pour rien. C’est juste que parfois, un flingue ça peut-être utile.
Dehors, il fait chaud au soleil. Les deux hommes le sentent sur leurs épaules alors qu’ils contemplent les montagnes qui se découpent dans le ciel.
– Ferme la boutique, dit Fish. Tu as besoin d’aller surfer.
Daro ricane.
– Il est trois heures et demie.
– Justement. Presque une journée de foutue. On devrait déjà être à la plage.
Daro regarde Fish s’en aller.
« Un flingue, ça peut être utile. »
Il se demande pourquoi Fish lui a dit cela maintenant. Sûrement une façon de lui conseiller d’être prudent au forum. Le problème, c’est qu’il y a plus grave.
Daro a toujours dans la main la feuille que lui a donnée Fish, avec le numéro d’immatriculation. Il n’a pas besoin d’interroger le fichier pour savoir à qui appartient cette voiture.
Mart Velaze.
Pas étonnant que Mart Velaze ait besoin d’une voiture plus discrète si son métier consiste à suivre les gens.
Mart Velaze et son allusion à Ray Adler, mine de rien.
Daro a la bouche sèche.
Il retourne sur Internet et tape des mots de passe pour accéder aux registres des immatriculations. Il obtient l’adresse de Mart Velaze à Milnerton. Un immeuble situé dans Marine Drive.
Après cela, il tape Adler Solution dans Google. Bien entendu, il n’y a aucune réponse. Et bien entendu, cette société n’est pas dans l’annuaire non plus.
Daro ne sait pas trop quelle attitude adopter.