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Les joueurs de cartes font une pause après la onzième partie pour boire un verre. Vicki a très envie d’une vodka. Elle a déjà perdu la mise d’entrée plus le petit bonus qu’elle avait apporté au cas où et une avance consentie par Cake. Après la huitième partie, elle lui a adressé un petit signe de tête pour qu’il mette ça sur son compte. Elle s’est interrogée brièvement : abandonner maintenant ou s’obstiner ? Encore deux tours et elle avait une chance de se refaire, avant de quitter la table.

Cake a souri et poussé des jetons vers elle. En articulant : bravo, petite.

Mais les cartes ne lui ont pas été favorables. Encore deux ou trois tours comme les quatre derniers et l’ardoise serait colossale.

Au bar, elle murmure à Cake :

– Je me sens nerveuse. Qu’est-ce que je fais ici ?

– On profite de ta compagnie.

– Arrête.

– Je te l’ai dit. Tu rembourses ta dette.

– Et la nouvelle ardoise ?

– On en reparlera plus tard.

– Nom de Dieu, Cake, qu’est-ce que tu me fais ?

– C’est ta décision, Vicki. Ton choix.

– Et son choix à lui ? (Vicki coule un regard en direction de Jacob Mkezi, toujours assis à table, avec son eau minérale.) C’est quoi, son choix ?

Cake hausse les épaules.

– Il tenait à cette partie.

– Pourquoi ?

– Je ne lui ai pas demandé, Vicki. Personne ne lui demande jamais pourquoi.

– D’abord, Clifford Manuel veut que je le rencontre. Maintenant ce…

Vicki n’achève pas sa phrase car Jacob Mkezi s’est approché dans son dos ; il pose une main sur son épaule.

– Les Joueurs anonymes vous ont volé votre chance au jeu.

– Pardon ? (Elle se retourne pour lui faire face, un mouvement qui a pour effet de déloger la main posée sur son épaule.) Qu’est-ce que ça signifie ?

– Vous jouez trop prudemment. Vous vous dites qu’en restant prudente, vous ne jouez pas vraiment. Mais les gens prudents perdent. Alors, soyez courageuse. J’apprécie le sacrifice que vous faites en jouant ici ce soir.

– Vous appréciez mon sacrifice… (Vicki fronce les sourcils.) Je ferais mieux de m’en aller.

– Attendez. (Jacob Mkezi lui effleure le bras.) Attendez. Faites-moi plaisir. J’ai mes raisons.

– Que vous refusez de me donner ?

– Pas tout de suite. Plus tard. S’il vous plaît, jouons. Profitons de cette partie.

– Elle est susceptible, commente Cake en apportant des cigares sur un plateau, des Rey del Mundo provenant d’une petite cave.

– Je comprends, dit Jacob Mkezi. Je le serais aussi dans ces circonstances. (Il fait aller et venir un cigare sous son nez.) Vous fumez, Vicki ?

Elle secoue la tête. Rester ou partir ?

– Elle fumait dans le temps, dit Cake.

– J’en suis sûr, dit Jacob Mkezi. Elle a l’air de quelqu’un qui joue jusqu’au bout de la nuit.

Rester ou partir ? Elle devrait partir. Elle regarde la table de jeu, les cartes, les jetons, elle sent la force d’attraction. Le besoin d’étaler les cartes en éventail dans sa main, de mener la partie. Comme l’a dit ce type : sois courageuse.

Le treizième tour la rapproche un peu plus du gouffre. Whitey empoche tout. Jacob Mkezi perd peu, il se couche vite.

– Alors, Vicki Kahn, où est passée votre ancienne réputation ? demande-t-il, avec toujours cette étincelle jaune dans les yeux. On veut retrouver la reine du poker. La tueuse. Pour donner une leçon à ces gars.

Sa jambe se frotte contre celle de Vicki, il tend la main pour lui tapoter le bas.

Elle déplace sa jambe et croise les bras.

Jacob Mkezi lui fait un petit sourire et se cale au fond de sa chaise.

Le quatorzième tour la prive de tous ses jetons.

– Accorde-moi une avance, dit-elle à Cake.

Il hausse les épaules et dit :

– Tu devrais plutôt t’adresser à Jacob. C’est lui qui finance.

– Ah, non, Cake. Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu m’as ouvert une ardoise.

– Tu me l’as demandé, je l’ai fait. Mais tu ne m’as pas demandé qui finançait.

Vicki demeure sans voix. Elle est prise au piège. Elle entend Jacob Mkezi dire :

– Vous vous souvenez de ce vieil homme qui s’est suicidé ?

– Quel vieil homme ?

Vicki plisse les yeux, son cœur cogne, elle a le souffle court. Elle n’aime pas ce changement d’intonation dans la voix de Jacob Mkezi.

– Après votre dernière partie.

Vicki ne sait que trop bien l’histoire de sa dernière partie de poker, c’est principalement pour cette raison qu’elle a rejoint les Joueurs anonymes. Elle a appris que le vieil homme s’était pendu.

– Vous l’avez lessivé.

– C’était une partie de cartes. Personne ne l’avait obligé à jouer.

– Vous n’étiez pas obligée de le lessiver.

– Je lui ai proposé…

– Un quitte ou double. La roulette russe du joueur.

Jacob Mkezi détaille les dettes du vieil homme, la vie misérable de sa famille.

Vicki se souvient de l’avoir vu pleurer quand elle avait raflé le pot. La direction l’avait traîné vers la sortie. Elle n’avait pas oublié son regard quand il lui avait dit : « Par pitié, ma sœur », avant qu’ils le flanquent dehors. Ce n’était pas un moment glorieux pour elle.

– C’est à cause de lui que j’ai arrêté.

– Trop tard pour lui. (Jacob Mkezi boit une gorgée d’eau, à moitié tourné vers elle.) Mais ce n’est pas lui le problème. C’était un joueur. Quand vous choisissez cette vie, vous devez accepter ce qu’elle vous offre. Le problème, c’est vous, Vicki Kahn, dit Jacob Mkezi en jouant avec ses jetons. Vous êtes à moins vingt maintenant. Si je vous proposais quitte ou double, que feriez-vous ? Qu’allez-vous faire ?

Vicki sait qu’elle devrait partir d’ici.

– Je vous dirais d’aller vous faire foutre.

Et elle commence à se lever.

Jacob Mkezi plaque sa main sur la sienne.

– C’est la réponse que j’espérais. Asseyez-vous. S’il vous plaît. Finissons ce que nous avons commencé, en gens civilisés.

Vicki libère sa main.

– Distribue, dit-elle à Cake Mullins.

– Quitte ou double ? demande Jacob Mkezi en poussant des jetons vers elle.

– Quitte ou double.

– Faites donc. Prenez les jetons.

Vicki s’exécute. Elle est sa débitrice. Une seule façon de s’en sortir : être courageuse. Jouer.

Les premières mises tombent sur le tapis, Cake Mullins distribue les cartes, faces cachées, deux par joueur.

Il retourne la troisième ; un as de pique pour le joueur sans nom, un dix de cœur pour Whitey, un valet de carreau pour Jacob Mkezi, qui fronce les sourcils par-dessus l’extrémité de ses mains, jointes en prière pour masquer son menton et sa bouche. Cake retourne un sept de trèfle pour Vicki.

Whitey ouvre : vingt dollars au pot.

L’autre buveur de whisky suit.

Vicki aussi.

Jacob Mkezi lance un jeton jaune en disant :

– Alors, comment ça se passe ? Vous allez rafler la mise ?

Au tour de Cake de parler. Il se couche.

Vicki maîtrise sa respiration. Elle a des frissons dans le ventre, elle avale sa salive.

Cake distribue les deuxièmes cartes : roi de cœur pour Whitey, huit de carreau pour Vicki, neuf de trèfle pour Jacob Mkezi.

Whitey relance.

Jacob Mkezi aussi.

Vicki regarde sa main : deux sept et un six qui la fixent. Elle doit y aller. Elle déglutit. Et ajoute un jeton rose et deux jaunes dans le pot. Son pouls malmène son cœur, presque électrique.

Jacob Mkezi lève les yeux et lui fait un grand sourire.

– Vous vous embrasez. Vous tentez votre chance ? J’aime ça.

Il ajoute quatre-vingt-dix au pot.

Cake Mullins distribue. Il donne un trois de carreau à Whitey, un deux de cœur à Jacob Mkezi et un sept de cœur à Vicki.

Whitey check. Jacob Mkezi suit. Vicki et Whitey relancent. Le pot s’élève maintenant à trois cent soixante dollars.

– Ça devient intéressant, commente Jacob Mkezi. Je crois que votre chance est en train de tourner.

Vicki se dit que si elle emmène cette partie jusqu’au bout, elle peut gagner. Elle pourrait gagner. Peut-être. Sauf que sa nouvelle carte est un quatre de trèfle. Elle la prend. Aucune expression sur son visage, aucun tremblement dans ses mains.

Cake retourne une carte pour Jacob Mkezi : un neuf de cœur. Il check.

Idem pour Whitey.

Vicki est calme soudain. Elle secoue la tête.

– Vous ne misez pas ? demande Jacob Mkezi.

Elle secoue la tête.

– Ah, quel dommage !

Cake retourne les dernières cartes. Whitey finit son verre de whisky et se couche.

– Sans moi. Elle est à vous, monsieur Mkezi.

– Pas de problème.

Vicki a un flush en main. Elle suit et relance de cent.

Jacob Mkezi est immobile. Vicki l’observe : pas un tressaillement sur le visage, ses mains qui tiennent les cartes de part et d’autre sont au repos. Des mains puissantes. Des mains soignées.

Vicki lève les yeux. Elle voit que le type sans nom et Cake sont concentrés sur Jacob Mkezi. Whitey l’observe, elle.

– Je relance, déclare Jacob Mkezi en misant le même nombre de jetons que Vicki. C’est le grand moment.

Les hommes se penchent en avant, les craquements de leurs chaises résonnent dans les oreilles de Vicki.

– Montre ton jeu, Vicki, dit Cake.

Les quatre hommes la dévisagent. Vicki s’oblige à respirer. Impénétrable.

Elle étale son flush à trèfle.

– Pas mal, commente Whitey.

Le type sans nom fait tinter ses glaçons dans son verre de whisky.

Cake Mullins émet un grognement, son regard glisse vers Jacob Mkezi.

– Voyons le vôtre.

Jacob Mkezi a un dix de carreau, un neuf de carreau, un valet de carreau, un neuf de trèfle, un deux de cœur, un neuf de cœur et un deux de trèfle.

– Full, annonce-t-il.

Il sourit à Vicki.

– Je me réjouis que nous ayons pu nous rencontrer de cette façon. Vous ne me devez rien, si ce n’est un service. Et nous en resterons là. Nous devrions prendre un café, un de ces jours. Il faut que je vous en dise plus sur votre tante.

Il se lève et ajoute :

– Messieurs, ce fut un plaisir.

Une fois les trois hommes partis, Vicki est toujours assise à sa place. Cake Mullins lui apporte une vodka.

– Va te faire foute, Cake. Tu m’as baisée. Je menais une vie équilibrée. Jusqu’à ce soir.

– Je n’avais pas le choix, princesse. Avec Jacob Mkezi, j’ai appris qu’il ne fallait pas déconner. S’il te demande un truc, tu le fais. Et il t’a demandée.

– À cause de cette histoire du vieux bonhomme à la con ?

– Je ne sais pas. C’est arrivé, non ?

– Oui, bien sûr. Mais c’est le jeu, Cake. Le poker. Des joueurs perdent.

– Comme ce soir ?

– Tu m’as tendu un piège. C’est différent.

– Je t’ai juste fait venir à cette table.

– Il voulait me tester.

– C’est Jacob Mkezi.

Vicki vide son verre en deux gorgées.

– Comment je vais trouver quarante mille dollars, Cake ? Explique-moi.

– Pas la peine. Il te l’a dit : tu ne luis dois rien, juste un service.

– C’est encore pire. Je préfère payer.