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Jacob Mkezi a passé la matinée à regarder du porno sur son ordinateur portable : des hommes en toge qui se prélassent avec des garçons. Des jeunes garçons à la peau luisante, avec des petites queues raides et des boules fripées, qui lui faisaient penser à de la peau de poulet sur une baguette de tambour.

Assis à son bureau, dans la maison calme, incapable de se laisser distraire totalement, préoccupé. Par les photos du jeune tapin, par le silence.

Le silence de Mart Velaze, surtout.

Il avait laissé deux messages. Le premier à 7 h 30 : « Qu’est-ce qui se passe, camarade ? Appelle-moi. » Le second à 9 h 50 : « Je m’inquiète pour toi, camarade. Il faut qu’on se parle. » Une heure plus tard, il a laissé la trace d’un appel manqué sur le registre de Mart Velaze.

Il trouvait ça étrange. Ça ne ressemblait pas à Mart Velaze. Mart Velaze lui était dévoué.

Et puis, il y avait Tol Visagie. Il avait été réveillé à 5 h 30 par un SMS : « Les camions sont là. » Une demi-heure plus tard, il avait appelé le véto et était tombé sur la boîte vocale.

Il avait alors appelé son chef d’équipe, qui lui avait dit qu’ils avaient rencontré le contact et qu’ils poursuivaient l’opération.

À 10 h 30, il y avait eu un nouveau SMS de Visagie : « On charge l’avion. » Jacob Mkezi l’avait appelé aussitôt : boîte vocale. « Tol, appelez-moi. »

Pas de réponse.

Une fois de plus, il avait obtenu la confirmation par son chef d’équipe. Puis il avait envoyé un message à Tol Visagie : « On peut se parler. »

C’est à ce moment-là qu’il avait commencé à visionner du porno, en gardant un œil sur son portable.

Les mails faisaient entendre leur tintement sur son téléphone et venaient s’ajouter aux autres dans sa boîte de réception. Il les survolait. Les échanges quotidiens au sein de sa société : factures, comptes rendus, newsletters, notifications de vente, propositions d’investissement. Tout cela serait traité par ses employés. Il se demandait qui d’autre avait reçu ces photos. Il avait besoin de Mellanie pour une opération de R & R : recherche et récupération. Limitation des dégâts.

À chaque mail, il espérait que c’était elle. Ce n’était jamais elle.

Il a envisagé de l’appeler, mais s’est abstenu.

Au lieu de cela, il est allé dans la cuisine se faire un café. Il l’a bu debout devant l’évier, en regardant le jardin de derrière. Les cordes à linge vides, les poubelles à roulettes pour le recyclage. Mellanie avait insisté, affirmant qu’il y avait là un sujet de reportage : le chef de la police devient écolo. Le chef de la police défend l’environnement. Et puis il avait été suspendu : le moment était venu de recycler le chef de la police. Par la suite, quand il avait proposé de démissionner : à la poubelle l’ancien super flic.

Il avait renvoyé son personnel de maison. Personne pour épousseter les meubles, passer l’aspirateur, laver les vitres, nettoyer l’argenterie, astiquer les poignées en cuivre. Personne pour ramasser les feuilles morte et lustrer les voitures. Prenez votre journée, avait-il dit. Ils l’avaient regardé comme s’ils avaient reçu les photos eux aussi.

Une fois seul dans la maison, il avait parlé à Cake Mullins, un Cake Mullins nerveux.

Il lui avait proposé de déjeuner.

– Je fous le camp, avait répondu Cake Mullins. Direction les Caïmans. Je suis en train de faire mes valises pendant que je vous parle.

– Qu’est-ce qui se passe ?

Question à laquelle Cake Mullins avait répondu d’un ton cassant :

– Comment ça, « qu’est-ce qui se passe ? »

– C’est un départ précipité.

– Ça devait arriver.

Jacob Mkezi avait failli lui dire que les cornes de rhino étaient dans l’avion, mais il s’était retenu à temps.

– Bon vol, avait-il dit.

– Ouais. Vingt heures d’avion, avec changement à Miami. Un vrai bonheur.

Cet échange avait incité Jacob Mkezi à se demander si Cake Mullins avait reçu les photos lui aussi, et s’il anticipait la débâcle. Il était sur le point de lui poser la question, directement, mais Cake Mullins avait déjà mis fin à la communication.

C’est alors qu’il reçoit un autre SMS de Tol Visagie : « Mission accomplie. »

Mission accomplie. Jacob Mkezi éclate de rire : Tol adopte le langage de Bush. Il l’appelle. Boîte vocale. Il refait le numéro. Même chose. Il recommence. Boîte vocale encore. Il pousse un juron :

– Arrêtez d’être aussi con, Visagie ! Je ne voulais pas dire interdiction totale de me parler.

Il compose le numéro encore une fois. Pour rien.

Alors, il fait comme précédemment : il appelle son chef d’équipe qui lui dit :

– Tout va bien, chef. Impec.

Des paroles qui apaisent l’esprit troublé de Jacob Mkezi. Dans cinq ou six heures l’avion sera à Sana’a et il sera riche, encore plus riche. Merde aux vieux camarades. Merde à eux et au château de leurs ancêtres.

Jacob Mkezi se rassoit devant le porno. Il se replonge dans l’action – les types en toge courent après les garçons dans un jardin – quand l’interphone du portail sonne. Il se connecte à ses liens de surveillance et fait apparaître sur l’écran de son ordinateur l’image d’un Blanc dans une voiture, à l’entrée de chez lui : un mlungu avec des cheveux de surfeur et des yeux profondément enfoncés qui regarde la caméra en plissant les paupières. Son doigt s’excite sur le bouton d’appel ding-dong ding-dong ding-dong comme s’il découvrait cette technologie. On dirait un gosse avec un nouveau jouet. Jacob Mkezi a envie de lui hurler d’aller se faire foutre, voetsak ! Il a envie de le canarder, de lui planter un truc dans le cœur.

Il n’en fait rien. Il reste assis, à attendre que le type arrête ses conneries. Il le regarde reculer jusque dans la rue et repartir. Un gros bras, pense-t-il. Envoyé par quelqu’un. Quelque chose dans son attitude, sa façon de se pencher à la vitre, de regarder la caméra, et de laisser son doigt appuyé sur le bouton. Un mlungu qui n’a pas froid aux yeux. Ça pourrait même être le photographe.

Le moment est venu de filer, décide-t-il. D’aller se détendre dans quelques endroits qu’il connaît. Chez Mzoli à Gugulethu, ce n’est pas une mauvaise idée. Jusqu’à ce qu’il reçoive la confirmation de Sana’a.

Jacob Mkezi enfile un blouson en cuir d’un mouvement d’épaules, prend ses lunettes de soleil et choisit de ne pas utiliser le Hummer. Dans des moments comme celui-ci, il a besoin de passer inaperçu. Dans des moments comme celui-ci, il utilise son autre voiture, une Honda Civic blanche. Il se dirige vers le garage et commande à distance l’ouverture de la porte qui se soulève sans bruit. Et là, qui voit-il s’engager dans son allée ? Mellanie.