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Dix Ans avant la Néo-critique

Conducted late April 1967

From “Northrop Frye: Dix Ans avant la Néo-critique,” Le Devoir (Montreal), 3 June 1967, 13; title is that of Le Devoir. Frye was interviewed in Toronto by Naïm Kattan, literary critic for the Montreal daily newspaper, later a distinguished writer, professor, and official of the Canada Council. Dated by correspondence with Kattan in NFF, 1988, box 40, file 17. The interview also appeared as “Entretien: ’Je ne souhaite pas avoir de disciples. Je voudrais être utile,’” in Le Monde, 25 October 1967, supplement, iv. In fact Kattan says that it was Le Monde (a prominent Paris newspaper) that requested the interview; however, the version in Le Devoir is more detailed.1 Newspaper-type headings in this piece have been omitted and the names of the speakers added.

[Kattan begins by explaining that “Frye me reçoit dans son bureau, dans l’un des nouveaux édifices qui continuellement s’ajoutent au campus torontois. Je lui fais part des reproches qu’on n’a cessé de lui faire depuis dix ans. Sa vision ’anatomique’ de la critique ne risque-t-elle pas de figer la littérature, d’en faire un corps inanimé que l’on dissèque froidement? N’est-ce pas la négation de la démarche et de l’écrivain et du critique? La réponse de Frye est toute prête.”]

FRYE: Il est essentiel de distinguer entre l’expérience littéraire et la critique. Celle-ci a pour but de comprendre la littérature en tant que fond de connaissance. Une telle approche ne peut menacer la littérature. On n’a jamais dit que la linguistique a tué le langage. Le critique tente d’éla-borer une théorie sur la littérature, sur l’expérience littéraire. Celle-ci est inépuisable et la critique est comparativement bien plus limitée. Il y a deux manières de lire un livre: le lecteur peut vouloir participer à une expérience littéraire: il peut nous communiquer ses impressions, mais il ne fait pas oeuvre de critique. Par contre, le critique examine un poème ou un roman comme un médecin examine un patient. Pour le médecin, le patient est un corps, et non pas un ami. De même, le critique n’établit pas avec l’auteur un rapport de dialogue. Il s’agit là d’une convention qu’il faut accepter dans toute élaboration conceptuelle.

[Kattan explains that “Je fais rapidement état à M. Frye des controverses et des polémiques qui opposent les tenants de la critique traditionelle et ceux de la nouvelle critique en France, ainsi que les débats entre les chefs de file de l’ancienne nouvelle critique et de la nouvelle nouvelle critique.2 M. Frye, qui lit pourtant le français, ne connait pas les oeuvres des critiques français, même si ceux-ci reprennent certaines de ses thèses, inconsciemment sans doute, avec dix ans de retard. Le seul nom qu’il me cite est celui de Bachelard …. Il ne sait pas si l’intentionnalité dont parle la nouvelle critique a un sens qui se rapproche de celui de l’acte intentionnel indiqué dans son oeuvre.”3]

FRYE: J’explique la structure par la cause formelle d’Aristote. Le critique accepte comme un axiome que l’intention de l’écrivain s’exprime dans son oeuvre et en est la motivation première. Il y a deux genres de rapport de structure dans chaque oeuvre littéraire: le premier est l’ordre interne, qui implique tous les détails dans leur rapport avec l’ensemble. Il existe un autre ordre de rapport, un ordre extérieur; quand on jette une vue d’ensemble sur la littérature, on s’aperçoit que les mêmes thèmes reviennent: ce sont les mythes et les archétypes qui donnent, en quelque sorte, son intentionnalité à l’expérience littéraire. C’est cela que j’ai essayé de démontrer dans l’Anatomie de la critique.

KATTAN: Vous dites, dans l’Anatomie de la critique, qu’il importe de libérer la littérature de l’histoire.

FRYE: Ce que je veux dire en fait c’est qu’il faut distinguer l’histoire de la littérature de la critique littéraire. Dans chaque oeuvre, on peut distinguer deux dimensions: celle qui nous permet de déceler le sens d’une oeuvre telle qu’elle s’inscrit dans un moment précis de l’histoire; et celle qui explique le sens de l’oeuvre dans les différentes périodes subséquentes. Le sens de l’oeuvre se développe à travers les âges. Toute théorie de la littérature doit englober les deux dimensions.

KATTAN: Pensez-vous que la langue représente une structure autonome?

FRYE: Chaque poète est unique, mais l’individualité d’une oeuvre ne suffit pas au critique, car si un poète est différent de tous les autres, il ressemble aussi à tous les autres; le poème est intraduisible, mais il est incompréhensible du point de vue du critique s’il n’est pas relié à la total-ité de la littérature. Ainsi, les critiques tentent de libérer le poème non seulement de l’histoire, mais aussi de la langue et de l’auteur individuel.

KATTAN: Quand vous parlez de la littérature dans son ensemble, vous ne voulez pas dire uniquement la littérature anglaise.

FRYE: Certes pas. C’est cette littérature qui est ma spécialité, et là encore pour la comprendre, je dois cheminer dans d’autres avenues. Pour étudier l’oeuvre de Milton, il faut avoir une idée précise de la littérature grecque ou latine, et si l’on ne connaît pas la littérature italienne, il est difficile d’aborder les écrits de Spencer.

KATTAN: N’avez-vous pas essayé d’examiner des oeuvres littéraires françaises ou autres à partir de votre théorie?

FRYE: Je cite fréquemment Valéry, Mallarmé, et Rimbaud. Je dois dire que je me sens beaucoup plus près de Mallarmé que de Valéry.

KATTAN: Dans son Roman Historique, Georg Lukács décèle des correspondances entre les périodes historiques et les genres littéraires.

FRYE: Il y a des thèmes qui reviennent dans la littérature à des périodes très diverses, et ce serait avoir une vision irréelle de la littérature que de vouloir identifier une oeuvre par la période où elle est née.

KATTAN: Vous dites dans votre livre que la culture élimine toutes les classes [AC, 347–8/323]. Que pensez-vous de la culture de masse?

FRYE: Dans ma conception de la culture, je suis influencé par Matthew Arnold, qui affirmait que la culture conduit à la société sans classes.4Cette attitude me semble aussi vraie aujourd’hui qu’elle le fut hier pour Arnold. Il y a deux attitudes opposées envers les arts: une attitude active et une attitude passive. L’attitude active permet une réaction aux arts et une utilisation des arts, tandis que l’attitude passive tend à provoquer les réactions et à les activer par la propagande et la publicité. La révolution technologique a augmenté la puissance des deux attitudes.

KATTAN: Votre collègue à l’université de Toronto, Marshall McLuhan, accorde une grande importance aux techniques nouvelles de communication.

FRYE: Je pense que McLuhan ne distingue pas suffisamment entre l’attitude active et l’attitude passive, entre les possibilités nouvelles que la technique nous offre et les dangers qu’elle suscite. Le culte de McLuhan prend son point de départ dans l’illusion du progrès. Il donne l’impression que les médias donneront naissance à une nouvelle civilisation. Voilà qui n’est point prouvé. Tout dépendra de la manière dont la société fera usage de ces médias.

KATTAN: Que pensez-vous des critiques actuels?

FRYE: Plusieurs personnes établissent un parallèle entre mon oeuvre et celle d’autres critiques. Ce parallélisme n’est pas toujours fondé. On prend pour acquis maintenant certaines idées qui, voici dix ans, lors de la publication de l’Anatomie de la critique, paraissaient révolutionnaires. Je ne souhaite pas avoir des disciples. Je voudrais être utile. Beaucoup de critiques utilisent ma théorie des archétypes. Certains, comme Norman Brown, leur donnent un sens psychologique: d’autres, comme Chomsky, leur donnent une application en linguistique.5 Les écrits de ce dernier me dépassent. Certes, les rapports entre la littérature et la psychologie et l’anthropologie m’interessent, mais le sujet principal, pour moi, c’est la littérature. L’oeuvre théorique que je tenterai d’écrire pour faire suite à l’Anatomie de la critique cherchera à définir ce sujet total qui englobera non seulement la littérature, mais aussi la philosophie, la religion, et l’anthropologie.6 Je n’ai pas encore de titre, ni de définition exacts. C’est à partir du moment où je pourrai délimiter le champ d’étude que je pour-rai donner un titre à l’ouvrage. Ce champ est existentiel, mais j’essaierai de l’étudier scientifiquement. Il existe une différence entre la pensée poétique et la pensée conceptuelle. Je voudrais découvrir dans quelle mesure le mythe est à la base de la pensée poétique.

[Kattan explains that “Northrop Frye ne s’est pas occupé que de la théorie littéraire et de ses applications dans les grandes oeuvres de la littérature anglaise. Il s’est occupé de la littérature contemporaine de son pays. Les seules oeuvres actuelles qu’il a commentées sont celles de ces compatriotes. Je lui demande s’il a essayé d’appliquer sa théorie à la littérature canadienne actuelle.”]

FRYE: Il faut être flexible. Quand j’ai écrit sur les poètes canadiens je les abordais comme si le lecteur n’a pas d’autres poésies à lire. Il y a un autre aspect à mon interêt pour la littérature canadienne. La poésie nous permet de comprendre notre environnement. Il ne faut pas appliquer à la littérature actuelle une échelle de valeur qui lui soit extérieure. Il ne faut pas la comparer avec la poésie d’un autre pays. Comme vous savez, je ne crois pas à l’application d’une échelle de valeurs quelconque en littérature. J’essaie seulement de comprendre la littérature. D’ailleurs, dès que l’on aborde la littérature contemporaine, il faut prendre pour acquis que l’on ne puisse distinguer ce qui est grand et durable de ce qui ne l’est pas. Tout ce que l’on peut choisir, ce sont les oeuvres qui nous paraissent plus sérieuses que les autres.

KATTAN: Avez-vous lu des écrivains canadiens français?

FRYE: Oui, bien sûr, je connais surtout Saint-Denis Garneau et Anne Hébert.7 Je connais bien moins les romanciers aussi bien anglais que français. Je trouve que les romans canadiens ne sont pas bien écrits.

KATTAN: Pourtant, vous ne croyez pas que l’on puisse dire qu’une oeuvre soit bien ou mal écrite.

FRYE: Vous avez raison. Ce que je veux dire, c’est que je ne découvre pas, dans le roman canadien, une conviction, une puissance. Certes, on peut trouver de grands passages dans les romans de Dickens et de Balzac écrits sans soin; et pourtant, ce sont des romanciers puissants. Je me sens plus à l’aise d’ailleurs avec les poètes.