Conducted 14 November 1968
From Le Devoir, 23 November 1968, 11; title is that of Le Devoir. The interviewer, as in no. 8, was Naïm Kattan; the interview was dated by his correspondence in NFF, 1988, box 40, file 17. The occasion for this interview was the appearance of the first French translation of one of Frye’s works. The Modern Century (1967) had just been published as Le siècle de l’innovation: essai, trans. François Rinfret (Montreal: Éditions H.M.H., 1968).
KATTAN: Comme votre livre l’Anatomie de la critique l’indique, vous êtes un anatomiste de la littérature, vous examinez les oeuvres comme un médecin examine un corps. Quel rapport établissez-vous entre la littérature et la réalité, la littérature et la vie?
FRYE: Si l’on prend comme point de départ la vie, la littérature nous apparaît comme un exercice mineur, et pourtant la littérature est plus que la vie; c’est la vie de l`imagination, pas la vie, elle l’englobe, elle l’avale.
KATTAN: Existe-t-il cependant un rapport significatif entre la littérature et la vie?
FRYE: Il existe deux mondes: le premier est objectif et c’est à la science de le révéler, l’analyser, le découvrir. Mais il y a un autre monde, celui que l’homme tente de bâtir lui-même. La mythologie nous fournit les clés de ce monde, et quand je parle de mythologie j’englobe tout à la fois la religion, la psychologie, la sociologie, l’ensemble des sciences humaines. J’ajoute que la littérature se trouve au centre de ce monde que l’homme essaie d’édifier.
KATTAN: Pensez-vous que l’écrivain se rend compte qu’il est le constructeur d’un monde?
FRYE: Oui, sans doute, quoique la conscience qu’il a de sa démarche soit très souvent instinctive et parfois incohérente. Le critique a pour rôle de faire sentir au poète l’importance de son oeuvre. Il y a un malentendu, bien sûr, entre le poète et le critique puisque le premier croit que le critique est le porte-parole du public. Le critique ne dit pas à l’écrivain comment écrire, mais lui donne une idée de l’importance de son travail.
KATTAN: La critique selon vous peut-elle être, par conséquent, un acte de création?
FRYE: Absolument, mais non de la même manière qu’en ce qui concerne la poésie. Le critique parle de la littérature que le poète produit.
KATTAN: On accuse souvent le critique d’être un parasite.
FRYE: Bien entendu, cela est injuste. A mon avis le rôle de la critique n’est pas de commenter la littérature, mais d’établir un cadre cohérent dans lequel on peut situer la fonction de la littérature dans la société. Ainsi, il existe des personnages qui font l’histoire, mais il existe aussi des historiens qui les expliquent, les situent, et les jugent. En d’autres termes, la critique situe la littérature dans un système conceptuel.
KATTAN: Existe-t-il par conséquent une fonction sociale de la littérature?
FRYE: Le poète articule les mythes par lesquels l’homme exprime son désir d’édifier son propre monde. Les psychologues, les sociologues se penchent sur ces mythes, les traduisent en leurs propres termes. Le critique explique comment la littérature constitue le point central, le foyer de la mythologie par laquelle l’homme tente de construire un monde, ou d’éviter un monde qui est construit.
KATTAN: Vous parlez uniquement des poètes. Ne considérez-vous pas que le roman, par exemple, fait partie de la littérature?
FRYE: Je ne fais pas de distinction entre poésie et roman. Je pense à la poésie en tant que forme concentrée de la littérature, et c’est une forme plus facile à appréhender quand il s’agit d’une mythologie. Je reviens à Aristote qui a fait la remarque: Il n’existe pas un mot pour le travail littéraire.1 Le poème me semble un mot court et adéquat.
KATTAN: Quand j’ai lu vos essais sur Shakespeare2 il m’a semblé que les comédies et les tragédies que vous analysiez n’étaient qu’un prétexte pour exprimer une vision du monde qui est la vôtre. Ainsi vous élaborez une oeuvre personelle à travers celle de Shakespeare.
FRYE: Chaque oeuvre littéraire se situe entre deux pôles: la signification qu’elle avait à l’époque où elle fut publiée et sa signification pour nous aujourd’hui. Bien sûr, chaque oeuvre importante possède une dimension qui demeure constante à travers les âges. Prenons encore une fois l’exemple de Shakespeare. Johnson en a parlé au dix-huitième siècle, Coleridge au dix-neuvième et je poursuis leur tradition au vingtième siècle. J’appartiens à un monde qu’ils ont connu et qu’ils ont exploré. Mais chaque période donne à l’écrivain de nouvelles ressources de communication. Shakespeare ne comprendrait sans doute pas la fascination qu’il exerce sur nous, mais cela n’a pas beaucoup d’importance.
Je n’éprouve pas quant à moi le besoin d’écrire de la poésie. Au dixhuitième et au dix-neuvième siècles l’écrivain était généralement un essayiste et un poète. Au vingtième siècle il se trouve à l’université comme professeur. Écrire la poésie est un besoin, une impulsion inexplicable que seule la production de la poésie peut satisfaire. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il me soit nécessaire d’écrire de la poésie pour savoir comment elle est faite, comment on l’écrit.
KATTAN: Comment concevez-vous le rapport entre le réel et l’imagination?
FRYE: Traditionellement la littérature ne décrivait pas la réalité, elle créait son propre monde et la réalité se trouvait dedans. Cela est aussi vrai à notre époque, sauf que les poètes sont plus conscients de ce fait.
KATTAN: Comment voyez-vous le rapport entre les oeuvres nouvelles et les oeuvres anciennes?
FRYE: Tout ce qui est neuf c’est l’ancien reformulé.
KATTAN: Il existe toutefois des oeuvres nouvelles qui n’entendent se rattacher à aucune tradition, qui se veulent éphemères.
FRYE: Il y a là aussi un retour à la tradition. Il s’agit d’une renaissance de la culture orale. C’est dans ce cadre-là que se situe la chanson, la poésie improvisée. Cela résulte de l’existence de formes de communication autres que le livre.
KATTAN: Le livre est-il condamné?
FRYE: Non, malgré ce que disent les imitateurs de McLuhan. On a beau-coup simplifié la pensée de ce dernier. Il y a un point sur lequel je ne suis pas d’accord avec lui. Il dit que le livre est linéaire et que notre culture est simultanée. Mais là il confond la lecture d’un livre et l’impact exercé par cette lecture, une fois terminée. On lit un livre d’une manière linéaire, page par page, mais une fois la lecture terminée l’impact s’exerce d’une manière simultanée.
KATTAN: Voyez-vous un rapport entre la mythologie et la religion?
FRYE: Avant la religion judéo-chrétienne la démarche de la religion se confondait avec celle de la mythologie. Avec la tradition judéo-chrétienne nous sommes entrés dans une ère où l’on accepte le raisonnement. Nous retournons à l’heure actuelle au monde de l’imagination, au monde de la mythologie. Nous cherchons les véritables fondements de la religion dans l’expérience. Essentiellement, le langage de la religion est celui de la poésie et non celui de la logique.
KATTAN: Mais ce retour à la mythologie et à l’expérience peut conduire à un désir d’intensifier la sensation et si la religion ne le satisfait pas l’on peut recourir à la drogue.
FRYE: Pour moi, intensifier un sentiment c’est le rendre plus précis. Afin de l’articuler dans le domaine de la création l’on ne peut pas accepter que le sentiment demeure subjectif et introverti. L’esprit créateur agit tandis que l’esprit introverti se retire du monde. La drogue n’intensifie pas le sentiment. D’ailleurs il n’y a rien de très neuf en cela. Nous savons par la lecture de De Quincey et de Baudelaire que le recours à la drogue aboutit à une lutte entre la volonté créatrice et l’introversion.
KATTAN: Que pensez-vous de la littérature canadienne actuelle?
FRYE: Nous sommes pris dans un contexte international, nous subissons les courants qui agissent sur d’autres parties du monde, notamment aux États-Unis. Si nous avions un écrivain majeur, la situation serait sans doute différente. Tel que je la vois, elle est confuse. Je vois, quant à moi, une grande différence entre le séparatisme et le régionalisme. Je crois que toutes les parties du Canada sont séparatistes. Au dix-neuvième siècle l’on accordait une grande importance dans la littérature à la région, à la couleur locale. Un séparatiste, qu’il soit au Québec ou en Belgique, est différent. Son intérêt pour sa propre culture ne le conduit pas à explorer sa propre région, mais à créer une cohésion de cette région pour qu’elle se défende. Il trouve le foyer de son sentiment dans une attitude defensive enver les autres. Il se place en face d’une élite anglophone plutôt que de chercher des ressources de force à l’intérieur de sa communauté. Du point de vue littéraire, cette attitude tire sa force créatrice de la confrontation avec le monde extérieur. Je ne pense pas qu’elle soit nécessairement faible. Cependant, seules les oeuvres nous en fourniront la preuve. Ainsi l’on peut obtenir une excellente littérature à partir de la confrontation des Noirs avec le monde blanc, mais elle ne sera pas une littérature noire; elle sera une bonne littérature tout simplement.
KATTAN: Vous disiez tout à l’heure: “Si nous avions un écrivain majeur au Canada …” Ne pensez-vous pas qu’il en existe un?
FRYE: Nous ne sommes pas à l’époque des grands écrivains. Dans les années 20 et 30 quand on parlait de la littérature l’on pouvait citer un grand nombre d’écrivains: Joyce, T.S. Eliot, etc. Mais nous faisons autre chose maintenant. Nous sommes à l’époque où l’on diffuse une somme considérable d’énergie dans des formes éphémères. Ce n’est pas là la preuve d’une décadence. Cela est quelque chose de nouveau. Bien sûr il ne faut pas que nous oublions nos critères d’il y a vingt ou trente ans, mais l’on peut se demander s’ils sont toujours bons.