RÉVÉREND PÈRE POUGET (CONFESSEUR DE LA FONTAINE)

Monsieur de La Fontaine n’avait jamais été absolument mécréant ; mais aussi c’était un homme, qui, comme tout le monde sait, n’avait jamais fait de la Religion son capital. C’était un homme abstrait, qui ne pensait guère de suite, qui avait quelquefois de très agréables saillies, qui d’autres fois paraissait avoir peu d’esprit, qui ne s’embarrassait de rien, et qui ne prenait rien fort à cœur.

[…] Mais je lui dis qu’avant d’entrer en matière, il était nécessaire que nous convinssions ensemble sur deux choses.

La première regardait le livre infâme de ses Contes ; livre très licencieux et infiniment pernicieux, qui avait été imprimé une infinité de fois, qui, à ce qu’il m’avait appris lui-même, s’imprimait encore actuellement en Hollande avec sa participation, et qui, tant que la langue française subsisterait, contribuerait à pervertir les mœurs de ceux qui le liraient, et les pervertirait d’autant plus infailliblement, qu’on le lisait avec plaisir par la naïveté du style et par le naturel qui y est répandu, joint au fond des choses, qui par leur corruption même attiraient la curiosité.

Je lui dis qu’il y avait deux choses à faire par rapport à cet ouvrage, sans quoi les Ministres de l’Église ne pouvaient en conscience l’admettre à la participation des Sacrements. L’une était, qu’il fallait qu’il fît une espèce de satisfaction publique et d’amende honorable devant le Saint-Sacrement, s’il était obligé de le recevoir dans sa maladie ; ou, supposé qu’il revînt en santé, dans l’Assemblée de l’Académie française, la première fois qu’il s’y trouverait, pour témoigner le déplaisir qu’il avait d’avoir composé un tel livre, et en demander pardon à Dieu et à l’Église. L’autre, qu’il fallait qu’il promît publiquement et de bonne foi de ne contribuer jamais à l’impression ni au débit de ce livre, de n’en tirer jamais aucun profit pécuniaire, et, si Dieu lui rendait la santé, d’employer le reste de ses jours aux exercices d’une vie pénitente et édifiante ; enfin de ne pas faire usage du talent qu’il avait pour la Poésie, que pour travailler à des ouvrages de piété, et jamais à des ouvrages qui y fussent contraires.

M. de La Fontaine eut assez de peine à se rendre à la proposition de cette satisfaction publique. Il ne pouvait pas s’imaginer que le livre de ses Contes fût un ouvrage si pernicieux, quoiqu’il ne le regardât pas comme un ouvrage irrépréhensible, et qu’il ne le justifiât pas. Il protestait que ce livre n’avait jamais fait de mauvaise impression sur lui en l’écrivant, et il ne pouvait pas comprendre qu’il pût être si fort nuisible aux personnes qui le liraient. […] M. de La Fontaine était un homme vrai et simple, qui sur mille choses pensait autrement que le reste des hommes, et qui était aussi simple dans le mal que dans le bien.

 

[Rétractation de La Fontaine en présence d’une délégation de l’Académie française.]

 

Il me prévint et prononça ces simples paroles :

« Monsieur, j’ai prié Messieurs de l’Académie française, dont j’ai l’honneur d’être un des membres, de se trouver ici par Députés, pour être les témoins de l’action que je vais faire. Il est d’une notoriété qui n’est que trop publique, que j’ai eu le malheur de composer un livre de Contes infâmes. En le composant, je n’ai pas cru que ce fût un ouvrage aussi pernicieux qu’il est. On m’a sur cela ouvert les yeux, et je conviens que c’est un livre abominable. Je suis très fâché de l’avoir écrit et publié. J’en demande pardon à Dieu, à l’Église, à vous, Monsieur, qui êtes son Ministre, à vous, Messieurs de l’Académie, et à tous ceux qui sont ici présents. Je voudrais que cet ouvrage ne fût jamais sorti de ma plume, et qu’il fût en mon pouvoir de le supprimer entièrement. Je promets solennellement en présence de mon Dieu, que je vais avoir l’honneur de recevoir, quoiqu’indigne, que je ne contribuerai jamais à son débit ni à son impression. Je renonce actuellement et pour toujours au profit qui devait me revenir d’une nouvelle édition par moi retouchée, que j’ai malheureusement consenti que l’on fît actuellement en Hollande. Si Dieu me rend la santé, j’espère qu’il me fera la grâce de soutenir authentiquement la protestation publique que je fais aujourd’hui ; et je suis résolu à passer le reste de mes jours dans les exercices de la pénitence, autant que mes forces corporelles pourront me le permettre, et à n’employer le talent de la poésie qu’à la composition d’ouvrages de piété. Je vous supplie, Messieurs (ajouta-t-il en se tournant du côté des Députés de l’Académie), de rendre compte à l’Académie de ce dont vous venez d’être les témoins. »

[L’après-midi, à quatre heures, La Fontaine envoie chercher le P. Pouget et lui dit] qu’il sortait de chez lui un gentilhomme envoyé par Monseigneur le duc de Bourgogne, pour s’informer de l’état de sa santé, et lui porter de la part de ce Prince une bourse de cinquante louis d’or en espèces. Ce gentilhomme avait eu ordre de lui dire que le Prince venait d’apprendre avec beaucoup de joie ce qu’il avait fait le matin ; que cette action lui faisait beaucoup d’honneur devant Dieu et devant les hommes, mais qu’elle n’accommodait pas sa bourse, laquelle n’était pas des plus garnies ; que ce Prince trouvait qu’il n’était pas raisonnable qu’il fût plus pauvre pour avoir fait son devoir ; et que, puisqu’il avait renoncé solennellement au profit que l’Imprimeur hollandais de son livre devait lui donner, le Prince, pour y suppléer, lui envoyait cinquante louis, qui était tout ce qu’il avait alors, et tout ce qui restait de ce que le Roi lui avait donné pour ses menus plaisirs du mois courant ; qu’il eût eu davantage à lui envoyer, il le lui aurait envoyé avec encore plus de joie. Monseigneur le duc de Bourgogne n’était alors que dans sa onzième année, et j’ai su qu’il avait fait cette belle action de lui-même, et sans qu’elle lui eût été inspirée par personne.

 

Lettre du R. P. Pouget à l’abbé d’Olivet sur la conversion
de La Fontaine
, 22 janvier 1717.

 

[…] j’obligeai M. de La Fontaine de faire une réparation publique à l’Église, qu’il avait scandalisée par le livre infâme de ses Contes ; ce qu’il fit avec édification, en présence d’un grand nombre de MM. de l’Académie française et de plusieurs autres personnes de distinction, lorsque je lui portai le saint Viatique, le 1er mars 1693 [sic, pour le 12 février], que je ne lui aurais point porté sans cela.

Je l’obligeai aussi à jeter au feu une pièce de théâtre qui n’avait pas encore vu le jour et qu’il était prêt à remettre aux comédiens pour la représenter, si nous ne nous y fussions pas opposé. Il fut docile, et il y a tout lieu d’espérer que Dieu lui a fait miséricorde…

 

Saint-Magloire, le 18 octobre 1709.

 

R. P. Pouget, Mémoire relatif aux livres licencieux, 1709.