LES AMOURS DE PSYCHÉ ET DE CUPIDON


(1669)

Quittant son lecteur à la fin du premier recueil des Fables, La Fontaine lui annonce qu’il est temps pour lui de « fournir [terminer] à d’autres projets ».

Amour, ce tyran de ma vie,

Veut que je change de sujets :

Il faut contenter son envie.

Retournons à Psyché…

La composition de cette « pièce d’amour » entamée avant les Fables, ne paraît que plusieurs mois après celles-ci, en janvier 1669. L’extrême complexité du projet explique cette lente maturation. Si thématiquement et anecdotiquement, l’ouvrage est lié à un passage de L’Âne d’or racontant l’histoire de la jeune Psyché1, le centre de gravité apparent du livre est une éducation sentimentale initiée sur le mode précieux, pour s’élargir en un traité des passions amoureuses.

Renouant avec la « comédie » Clymène, La Fontaine parsème son ouvrage de dialogues philosophiques autour de l’art d’aimer et de la nécessité, pour perpétuer le désir et l’amour, de cultiver l’incertitude et l’inassouvissement : à Psyché qui insiste pour avoir le droit de voir son mari parce qu’elle ne peut « appeler présence un bien où les yeux n’ont aucune part », Cupidon répond :

Le meilleur pour vous est l’incertitude, et qu’après la possession vous ayez toujours de quoi désirer,

car

l’entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main !

Mais La Fontaine n’en reste pas à la douceur de l’échange sentimental. Pour la première fois, il glisse dans l’érotisme sensuel jusqu’à frôler l’éros noir : le passage de la flagellation de Psyché sur ordre de Vénus, qui chez Apulée tient en deux lignes, s’étend dans une prose et des vers troublants qui nous déportent loin des banales punitions des contes mythologiques :

Prenez vos scions [verges], filles de la Nuit, ordonne Vénus aux Furies, et me l’empourprez si bien que cette blancheur ne trouve pas même un asile en son propre temple.

Et, commente le narrateur,

il n’y eut aucun endroit d’épargné dans tout ce beau corps. […] Telle fut la première peine que Psyché souffrit. Quand Cythérée fut de retour, elle la trouva étendue sur les tapis dont cette chambre était ornée, prête d’expirer, et n’en pouvant plus. La pauvre Psyché fit un effort pour se lever, et tâcha de contenir ses sanglots. Cythérée lui commanda de baiser les cruelles mains qui l’avaient mise en cet état. Elle obéit sans tarder, et ne témoigna nulle répugnance.

Et La Fontaine poursuit. Il dévoile l’ambiguïté amoureuse, laissant entendre que l’amant, qui est aussi l’Amour, serait responsable des souffrances de Psyché :

C’est toi, c’est ton plaisir qui causa sa douleur :

Oui, tigre ! c’est toi seul qui t’en doit dire auteur…

Dans sa préface, La Fontaine dit avoir suivi Apulée : il « me fournissait la matière ; il ne restait que la forme ». En fait, sa Psyché se démarque considérablement du passage de L’Âne d’or dont il s’est inspiré. Sans parler des emprunts provenant d’autres auteurs, et qui font de ce livre le fruit d’une vaste culture classique et moderne, l’œuvre, dans son genre, sa structure et son style, est à ce point personnelle, que la comparaison avec le récit antique est de faible intérêt, comme le dit La Fontaine lui-même : « Pour bien faire, il faut considérer mon ouvrage, sans relation à ce qu’a fait Apulée, et ce qu’a fait Apulée, sans relation à mon livre, et là-dessus s’abandonner à son goût.2 »

En revanche, c’est surtout comme point d’aboutissement du style de La Fontaine et comme illustration du niveau de complexité auquel son art poétique est arrivé que Psyché est capital.

Par rapport à ses œuvres précédentes, Psyché est une « œuvre-somme », pour reprendre une formule de Marc Fumaroli. Après s’être successivement essayé à la comédie avec L’Eunuque ; à la poésie héroïque avec Adonis ; aux variations galantes et mondaines avec la pension poétique ; à la poésie onirique et mythologique avec Le Songe de Vaux ; enfin, après avoir réinventé la fable et le conte français, La Fontaine semble bien avoir été tenté de produire une œuvre-synthèse, témoignage de l’aisance acquise qui lui permet à présent de se mouvoir d’une poétique à l’autre et de les combiner audacieusement. Étrangement, c’est l’apprivoisement de la prose qui semble lui avoir coûté le plus, comme si, né poète, La Fontaine avait appris la prose dans la douleur.

Après avoir tiré les fables de la morale conventionnelle, La Fontaine a voulu sortir un sujet mythologique de l’allégorie en forgeant de toutes pièces un style d’œuvre qui n’existe pas et que l’on pourrait appeler, faute de mieux, un « roman-poème allégorique » : quelque chose qui est au roman ce que l’opéra est au théâtre. Ici comme là, il s’agit d’échapper au cloisonnement des genres et, empruntant partout, de produire une œuvre qui s’épanouit en liberté.

Mais La Fontaine reste conscient de l’impérieuse nécessité de l’uniformité du style, sous peine de cacophonie : il s’agit d’élaborer une formule dans laquelle viendront se jeter tous les genres auxquels le poète s’est adonné jusqu’ici. À l’opéra, tout s’amalgame pour créer l’enchantement musical ; ici, tout doit se fondre dans une nébuleuse. La poésie doit se défaire de sa forme versifiée et s’insinuer à l’essence même du roman-poème pour donner naissance à une nouvelle poétique.

Dès l’abord, la structure même du roman est bouleversée : il ne s’agit pas d’un ouvrage qui raconte les amours de Psyché et de Cupidon, mais de la mise en scène d’une conversation entre quatre amis en promenade dans les jardins de Versailles, lors de laquelle l’un d’eux, Poliphile, fait aux autres le récit des amours de Psyché et de Cupidon qu’il est en train d’écrire.

Si ce procédé de mise en abîme n’est pas vraiment nouveau (il a déjà été utilisé plusieurs fois au théâtre, notamment par Corneille dans L’Illusion comique), la manière singulière dont La Fontaine l’exploite va dérouter le public. Avant lui, Boccace ou Marguerite de Navarre, et plus tard Maupassant, Mérimée ou Barbey d’Aurevilly ont toujours eu soin de séparer sans ambiguïté la conversation des conteurs du récit raconté par l’un d’entre eux. La Fontaine, au contraire, avec une déconcertante modernité, construit un labyrinthe qui emporte le lecteur.

 

Œuvre baroque par sa manière de vouloir libérer les formes, mais aussi avec tout ce que cela implique de profusion d’ornements, Psyché atteint à la limite de l’œuvre composite que La Fontaine parvient à réduire « dans un juste tempérament ». Ce n’est pas par hasard que le poète use à cet endroit d’un terme emprunté au vocabulaire médical. Comme l’a souligné Michel Jeanneret3, l’œuvre prend modèle sur la nature : « De même qu’en physiologie, l’organisme réalise le mixage et l’équilibrage des tendances adverses, ainsi en littérature, un sujet normalement varié demande un style composite, qui pondère et fusionne les données disparates. »

Alors la polyphonie s’épanouit ; le conte et les commentaires s’entrelacent : les voix se mêlent, et celle du conteur Poliphile ne se distingue plus clairement de celle de l’auteur La Fontaine ; le récit des aventures de Psyché, qui combine les dialogues sur l’amour, la vie ou le suicide, à des pages de sublime, des moments de burlesque et des poèmes précieux, s’enchasse inextricablement dans la conversation des quatre amis, qui jugent les personnages mythologiques en même temps qu’ils critiquent la manière dont sont amenées dans le récit les amours de Psyché et de Cupidon. Parlant de l’art d’aimer, ils en viennent à discuter de l’art de conter, passant tout naturellement de l’alchimie des sentiments à l’alchimie littéraire.

Et tandis qu’ils poursuivent leur promenade dans les jardins de Versailles, le fantôme de Vaux transparaît : les statues allégoriques, les grottes mystérieuses, les jeux d’eau féeriques, les coins ombragés, tout ici rend hommage à Vaux dont Versailles prolonge le songe, car à la confusion des décors répond une voluptueuse confusion de vers évoquant les sensations frissonnantes des eaux vives.

Le Songe de Vaux n’est pas la seule œuvre à laquelle Psyché fait écho : l’amour mythologique rappelle Adonis ; le badinage, les Contes ; les échanges subtils autour de l’amour, Clymène ; les dialogues moraux, les Fables. Et un peu partout, l’ouvrage se nourrit de réminiscences précieuses : les noms de Parnasse des quatre amis ; certains poèmes (« Tout l’univers obéit à l’Amour ») ; l’énigme de l’oracle et cent laisser-aller subreptices que La Fontaine dénonce immédiatement à son lecteur en souriant, comme pour lui rappeler que c’est en fin de conte à lui qu’il s’adresse depuis le début…