Dix ans ont passé depuis la publication du premier recueil de Fables, et en dix ans bien des choses ont changé. La Fontaine est maintenant un écrivain célèbre dans une société où ce ne sont plus les salons qui lancent les poètes, mais les écrivains qui font la fortune des salons.
La duchesse douairière d’Orléans, chez qui il était entré en qualité de gentilhomme servant, étant morte en 1672, La Fontaine a été accueilli quelques mois plus tard par Mme de La Sablière. Il n’est pas rare à l’époque qu’une grande dame s’entoure d’hommes de lettres et les héberge, et un écrivain ne perd en rien sa dignité à « appartenir » à une maison assez riche pour subvenir à son entretien. Cependant, Mme de La Sablière, séparée de son mari depuis 1668, n’est pas riche : l’infidélité mutuelle des époux s’est soldée par une séparation qui ne lui fut financièrement pas favorable.
C’est donc dans une maison bien plus modeste que le Palais du Luxembourg des Orléans que s’installe La Fontaine. Il a alors cinquante ans passé ; elle en a vingt de moins et il vivra chez elle jusqu’à la mort de celle-ci, en 1693.
S’il n’y trouve pas le faste du Luxembourg, le salon de Mme de La Sablière lui apportera incomparablement plus. Outre le fait, non négligeable pour quelqu’un comme La Fontaine, que sa nouvelle protectrice n’est en rien une dévote comme l’était la duchesse douairière (séparée de son mari et sans enfants, elle ne met pas la pruderie au rang des vertus), il règne dans son salon une liberté d’esprit qui attire les philosophes et les savants. Femme de grande culture, Mme de La Sablière ne se contente pas d’accueillir tout ce que Paris compte d’esprits éclairés ; elle s’intéresse réellement aux sciences jusqu’à étudier l’astronomie et fréquenter les séances de dissection.
À hanter le salon de son amie, La Fontaine s’initie aux questions qui passionnent alors les philosophes. Que ce soient les discussions opposant les tenants du cartésianisme à ceux du gassendisme sur l’âme des bêtes (dont on retrouvera l’écho dans le Discours à Madame de La Sablière à la fin du livre IX des Fables), ou les relations de voyages dans les contrées indiennes, cent objets de débats stimulent cette intelligence curieuse de tout. La Fontaine n’est pas un poète mondain désinvolte : s’il n’est pas un érudit, le regard qu’il pose sur ces nouveautés n’est jamais superficiel. Mobile, il a compris le parti littéraire qu’il pouvait tirer de ces découvertes : élargissant son horizon, elles vont bientôt nourrir son œuvre.
En 1678-1679 (voir la Chronologie) paraît une nouvelle édition des Fables choisies mises en vers par Monsieur de La Fontaine. Les deux premiers volumes reprennent les fables parues en 1668, alors que les tomes III et IV présentent quelque quatre-vingts fables nouvelles auxquelles La Fontaine a mêlé les huit fables parues en 1671 dans le recueil Fables nouvelles et autres poésies (voir supra), et trois apologues publiés en plaquettes séparées.
Si le titre général de l’ouvrage reste le même que celui de la première édition, les nouvelles fables se démarquent des anciennes. Dans son recueil de 1668, La Fontaine, nous l’avons vu, se tenait très près d’Ésope. Dix ans après le succès considérable remporté par cet ouvrage, et après avoir successivement publié son roman Les Amours de Psyché, la troisième partie des Contes et nouvelles en vers, puis les Nouveaux contes, le génie de La Fontaine a conquis sa pleine indépendance. La seule comparaison des dédicaces des deux recueils témoigne déjà de l’évolution du fabuliste. Le premier ouvrage étant dédié au Dauphin, La Fontaine avait pris soin de s’y montrer soucieux de morale. Le deuxième recueil est offert à la favorite de Louis XIV, Mme de Montespan : le poète ne dit plus rien de la morale de l’apologue, mais s’étend sur son charme qui
rend l’âme attentive,
Ou plutôt il la tient captive,
Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.
Il ne parle plus de répandre « insensiblement dans les âmes les semences de la vertu », mais demande plutôt à Mme de Montespan de favoriser les jeux où son « esprit s’amuse ».
C’est qu’entre-temps, La Fontaine s’est évadé d’Ésope et des ysopets, et que son esprit s’est en effet amusé à voguer vers l’ailleurs : découvrant l’Orient indien grâce à la traduction du Livre des Lumières de Pilpay et des Exemples de la sagesse des anciens Indiens (Specimen sapientiae Indorum veterum) publié par le R. P. Poussines, La Fontaine prend conscience, à travers des histoires qui l’enchantent, de l’universalité de la sagesse humaine en même temps que de la diversité des imaginaires. Le monde de ses fables s’en trouve élargi, sa variété accrue, s’ouvrant sur l’exotisme : à côté de la laitière, du savetier et du financier apparaissent des vizirs, des bramins et des bassas.
Avec son premier recueil, La Fontaine a renouvelé la fable française ; il cherche maintenant à étendre et faire évoluer ce genre dont il est à la fois le créateur et le seul représentant. Alors les sources se multiplient : Pilpay et Poussines, mais aussi Des Périers, Plutarque, Tabarin, Camérarius, Tavernier, Saadi… – et le fabuliste évolue de plus en plus vers le conteur. La forme de la fable se complexifie à son tour : quel chemin parcouru entre La Cigale et la Fourmi et Les Animaux malades de la peste ! Là une saynète élémentaire, ici un opéra en miniature qui commence avec des accents d’épopée et retrouve, lorsque le drame se noue, le ton d’une comédie cruelle.
Ce recueil est aussi plus politique. Non seulement parce qu’il s’y glisse par moments des allusions aux affaires étrangères de Louis XIV, ou parce que le poète parle plus qu’avant de la guerre et de la paix, mais surtout par la remarquable évolution des caractères. Dans le premier recueil, les personnages ésopiques ont été individualisés : La Fontaine leur a donné vie. Le fabuliste passe à présent de l’individualisation à l’identité : le renard qui n’était qu’un flatteur de corbeau ou un trompeur de bouc prend le visage du courtisan de Versailles. En trois fables, La Cour du Lion, Les Animaux malades de la peste et Le Lion, le Loup, et le Renard, La Fontaine brosse un portrait saisissant de l’adulateur qui ne recule devant aucune bassesse ni aucun crime pour conserver sa position auprès du souverain. Nous sommes passés de la description d’une communauté abstraite à celle de la société monarchique française et de sa cour, dont La Fontaine expose tranquillement les vices.
Et la question éthique se pose à nouveau. La Fontaine n’est pas un révolté, encore moins un révolutionnaire : il dénonce les tares d’une société dont il reste néanmoins solidaire. Ce ne sont pas les institutions qui l’intéressent, c’est à l’âme humaine, au-delà de la société corrompue, qu’il prétend s’attacher. Refusant tout pathos, il semble mû par une curiosité ingénue qui ne s’effraie de rien et le fait s’intéresser de près au tour que peuvent prendre l’hypocrisie, la ruse, la vanité ou l’ambition. À la manière des écrivains modernes, il choisit de dépeindre plutôt que de dénoncer avec emportement. Il n’y a d’ailleurs aucune haine dans ses dénonciations ni de misanthropie. La Fontaine garde au fond de lui une inaltérable bienveillance pour le genre humain, une espèce de sympathie universelle. Sa morale, qui ne peut être collective, se résume à une aspiration à trouver une sagesse domestique et le moyen de « s’en sortir » individuellement. Ce n’est pas de résignation qu’il s’agit, mais d’un acquiescement à la vie « malgré tout », dont plus et mieux que quiconque il apprécie les beautés et les charmes. Car La Fontaine reste le chantre de l’amitié et de l’amitié amoureuse, ainsi que de tout ce qui fait la grâce de la vie si fragile. C’est ce qui rend son œuvre à la fois si souriante et si mélancolique.