ADONIS


Avec ce long poème qui relate les amours de Vénus et Adonis, et « la fin malheureuse de ce beau chasseur, sur le tombeau duquel on a vu toutes les dames grecques pleurer… », La Fontaine signe sa première grande œuvre et s’y révèle pétri de culture gréco-latine.

La trame d’Adonis est empruntée aux Métamorphoses d’Ovide et probablement aussi à l’Adone de Marino, mais ce sont les réminiscences personnelles du poète qui font le charme de l’œuvre. À partir d’un thème dont le genre, le sujet et la forme auraient pu laisser présager un ouvrage conventionnel, farci de lieux communs, La Fontaine compose un poème dans lequel un sujet mythologique éculé recouvre une jeunesse étonnante. Car c’est bien le rajeunissement d’un genre littéraire majeur, l’épopée, que La Fontaine réalise en créant ce qu’il appelle la « poésie héroïque ». Adonis rompt en effet avec la tradition épique. Par sa longueur d’abord : le poème se réduit à quelque 600 vers, soit à peu près la valeur d’un seul chant, alors que l’épopée en compte traditionnellement douze ; par le choix des thèmes : la guerre est remplacée par la chasse, et l’amour y tient la place prépondérante ; par le ton enfin : la voix du poète s’y fait plus tendre que sonore : le martèlement habituel s’apaise et devient grâce et justesse de ton. La Fontaine « contamine » le souffle épique par un lyrisme de poésie pastorale.

 

Par certains vers, La Fontaine prolonge Corneille :

 

Plus le péril est grand, moins il montre de crainte.

[…]

Il ne va pas au monstre, il y court, il y vole.

[…]

Déesse, ce dit-il, qu’adore ma pensée,

Si je cours au péril, n’en sois point offensée ;

Guide plutôt mon bras, redouble son effort ;

[…]

Il regarde la gloire et non pas le danger.

[…]

Le héros seul s’avance, et craint peu son courroux.

[…]

Il est besoin de ruse, et non pas de courage.

 

Par d’autres, il annonce Racine :

 

Je vous aime, et ma crainte a d’assez justes causes ;

Il sied bien en amour de craindre toutes choses ;

Que deviendrais-je, hélas ! si le sort rigoureux

Me privait pour jamais de l’objet de mes vœux ?

Là, se fondant en pleurs, on voit croître ses charmes ;

Adonis lui répond seulement par des larmes.

[…]

Heureux s’il pouvait voir les pleurs qu’il fait couler !

[…]

Mon amour n’a donc pu te faire aimer la vie !

Tu me quittes, cruel ! Au moins ouvre les yeux,

Montre-toi plus sensible à mes tristes adieux ;

Vois de quelles douleurs ton amante est atteinte !

Hélas ! j’ai beau crier : il est sourd à ma plainte.

Une éternelle nuit l’oblige à me quitter ;

Mes pleurs ni mes soupirs ne peuvent l’arrêter.

Encor si je pouvais le suivre en ces lieux sombres !

Que ne m’est-il permis d’errer parmi les ombres !

Destins, si vous vouliez le voir si tôt périr,

Fallait-il m’obliger à ne jamais mourir ?

[…]

Je demande un moment et ne puis l’obtenir.

 

Et même déjà Lamartine :

 

Délicieux moments, vous ne reviendrez plus !

 

Mais surtout Adonis annonce La Fontaine. Non seulement les thèmes de prédilection du poète (l’amour, l’épicurisme, la félicité bientôt teinte d’une imperceptible mélancolie devant la fragilité de la beauté et de la vie…) s’y déploient, mais, d’une manière latérale, Adonis conduit déjà aux Fables : l’épisode de la chasse révèle un peintre animalier dont le bestiaire, de tragique, deviendra allégorique. Jean-Pierre Collinet a pu parler à ce propos d’une « épopée en réduction transplantée dans un décor champêtre » où presque tout l’héroïsme « semble descendu chez les animaux […] promus à la dignité de personnages héroïques. Adonis est leur épopée, comme les Fables seront leur comédie ».

La Fontaine ne publie Adonis que huit ans après la chute du surintendant, en 1669, à la suite des Amours de Psyché et de Cupidon. Le texte de l’édition diffère du manuscrit original offert à Foucquet. Plusieurs vers ont été retouchés ou remplacés, en particulier l’allusion au ministre :

Foucquet, l’unique but des faveurs d’Uranie,

Digne objet de nos chants, vaste et noble génie,

Qui seul peux embrasser tant de soins à la fois,

Honneur du nom public, défenseur de nos lois ;

Toi dont l’âme s’élève au-dessus du vulgaire,

Qui connais les beaux-arts, qui sais ce qui doit plaire,

Et de qui le pouvoir, quoique peu limité,

Par le rare mérite est encor surmonté ;

Vois de bon œil cet œuvre, et consens pour ma gloire

Qu’avec toi l’on le place au temple de Mémoire.

Par toi je me promets un éternel renom :

Mes vers ne mourront point, assistés de ton nom ;

Ne les dédaigne pas, et lis cette aventure,

Dont pour te divertir, j’ai tracé la peinture.

Aux monts Idaliens…

a été remplacée par l’évocation à Aminte :

Aminte, c’est à vous que j’offre cet ouvrage !…

Adonis sera réédité avec quelques corrections supplémentaires en 1671, à la fin des Fables nouvelles. C’est cette dernière version que nous reproduisons, précédée de la dédicace à Foucquet qui ne figure pas dans ces deux éditions.