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Je repartis à pied vers le central en compagnie de Todd.

« Vous saviez déjà tout ça, Duncan ?

– Non. Franchement, je suis scié. Je n’ai fait que toucher un mot de la lettre du Vatican à mon curé, et d’un seul coup me voilà convoqué dans le saint des saints.

– À confesse ? Je croyais que le secret était un principe sacré, dans ces cas-là… Que rien ne pouvait fuiter, même vers l’archevêque…

– Pour votre gouverne, ça s’est passé en dehors du confessionnal.

– En tout cas, vous avez sûrement mérité une indulgence ou deux.

– Arrêtez de vous payer ma tête, Brodie. Je n’aurai plus jamais l’occasion d’approcher d’aussi près le numéro un.

– Dieu ?

– C’est plus fort que vous, hein ?

– Et pour la piste américaine, qu’est-ce que vous comptez faire ?

– Ce que je compte faire ? Et vous, Brodie, vous suggérez quoi ? Qu’on lance un vaste coup de filet sur l’aéroport de Prestwick ? Qu’on débarque là-bas avec une flotte de paniers à salade et qu’on embarque tous les Amerloques à portée de vue ? C’est ça, votre plan ?

– Un peu extrême, non ?

– Et comment !

– On ne va pas rester sans rien faire. C’est un scandale.

– Un scandale absolu. Mais il vous a sans doute traversé l’esprit que le système était peut-être autorisé…

– Par notre gouvernement ? Ouaip. Plus rien ne m’étonne. Mais Sillitoe m’en aurait parlé… Enfin, j’espère. »

Nous retraversâmes le parc et étions en train de monter Turnbull Street quand je vis un petit groupe venir à notre rencontre. Ses membres semblaient énervés. Je finis par reconnaître certains d’entre eux, et surtout un. Le rabbin Silver.

« Qu’y a-t-il, Maurice ?

– Brodie ! Shimon et Isaac… Ils ont été enlevés !

– Quoi ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Enlevés par qui ? »

Le groupe se reforma autour de Duncan et moi. Un sergent de police rougeaud était planté un peu en retrait. Duncan se fraya un chemin jusqu’à lui.

« Qu’est-ce qui se passe, sergent ?

– Ces messieurs sont venus me dire qu’ils avaient reçu un coup de fil, chef. De quelqu’un qui prétendait avoir enlevé deux de leurs amis. »

Le rabbin Silver intervint :

« Ils ont appelé la synagogue. Ils ont dit qu’ils avaient enlevé Shimon dans son magasin de Candleriggs et Isaac dans son atelier et qu’ils les garderaient en otage jusqu’à la libération de l’“homme du pont”, selon leur expression. Ils ont promis de les tuer l’un après l’autre si on ne leur rendait pas leur camarade. Nous sommes allés vérifier sur place : les deux boutiques sont vides, mais ils ont gravé des croix gammées sur les comptoirs. Les familles sont dévastées. Qui est cet homme qu’ils cherchent à échanger contre deux des nôtres, Brodie ?

– Oui ! Qui est-ce ? »

La petite foule criait, jouait des coudes et s’agitait de plus en plus.

« Un peu de silence ! » J’avais besoin de garder les idées claires, malgré l’angoisse qui bouillonnait sous mon crâne. « Écoutez-moi ! Hier, Danny et moi avons capturé un nazi sur la passerelle de South Portland Street. Mais Malachi Herzog nous est tombé dessus avec des complices en armes, et ils l’ont emmené. Nous ne savons pas où. En allant fouiller chez cet homme, nous avons découvert qu’il vivait avec une femme. Elle était sortie et n’est jamais revenue. Elle a dû apprendre que son compagnon s’était fait pincer et alerter leurs amis. »

Duncan prit le relais.

« Et maintenant, écoutez-moi tous. Je vais recevoir le rabbin dans mon bureau, et on prendra sa déposition en bonne et due forme. Les autres, rentrez chez vous. On s’occupe de tout. »

*
*     *

Je les suivis dans le hall baigné d’ombre du poste de police. Mon cœur faisait des bonds furieux contre mes côtes. Il fallait à tout prix que je réfléchisse, que je résiste à la panique. Comment diable avaient-ils pu repérer Shimon et Isaac ? Comme par hasard, les chefs des deux délégations venues me solliciter quelques mois plus tôt. Dont un de mes meilleurs amis… Ils avaient choisi un moyen de pression extrêmement ciblé.

Je passai un bref coup de téléphone chez Sam et tombai sur Danny. Après lui avoir exposé les faits, je raccrochai et écoutai Maurice nous donner un surcroît de détails.

« C’est moi qui ai pris l’appel à la synagogue, dans mon bureau.

– Comment s’exprimait-il ? demandai-je. Votre interlocuteur.

– J’ai eu l’impression qu’il lisait un texte et qu’il imitait un accent.

– Un accent écossais ?

– Plutôt l’inverse. On aurait dit un Écossais imitant l’accent allemand.

– Il a cité le nom de ce nazi ? Celui qu’on a capturé ?

– Non. Il l’a appelé l’“homme du pont”, et aussi l’“homme de Carlton Place”. »

J’échangeai un regard avec Duncan.

« Répétez-nous exactement ce qu’il a dit.

– Que nous devions le ramener à l’entrée du pont. Seul. Sans prévenir la police. Qu’ils seraient aux aguets. À dix-huit heures dernier délai. Sans quoi ils tueraient Belsinger et Feldmann.

– Dix-huit heures ? Quand ? Quel jour ? »

Maurice parut surpris.

« Aujourd’hui. Il a dit aujourd’hui, Brodie. »

*
*     *

Nous perdîmes un temps précieux à attendre que Todd et son sergent aient débattu de la conduite à tenir. Ils convoquèrent plusieurs collègues à une réunion. Classique : quand on ne sait pas quoi faire, on organise une réunion.

J’allai m’asseoir à l’écart avec le rabbin Silver.

« Il faut qu’on retrouve Malachi.

– Je sais, Brodie.

– Une idée ?

– Non. Rien. J’ignore où il habite.

– Et le rabbin Leveson, de Garnethill ? Vous croyez qu’il le saurait ?

– Je vais lui poser la question. Je l’appelle tout de suite.

– Hum, je vois mal Malachi se planquer chez lui. Et les gens du pub où je l’ai rencontré la première fois ? Eux pourraient savoir quelque chose, non ?

– Possible.

– C’est un début… Bon, le mieux est que vous retourniez à la synagogue. Ne vous éloignez pas du téléphone, je vous contacterai régulièrement. »

Je levai les yeux et vis arriver un Danny hors d’haleine. À peine nous eut-il rejoints que je lui saisis le bras.

« Ne t’assieds pas. Allons-y. »

Je l’entraînai à l’extérieur et attendis que nous soyons hors de vue de l’immeuble pour demander :

« Tu les as sur toi ?

– Pourquoi est-ce que mon manteau fait autant de bruit, à ton avis ? »

Dès que nous fûmes à l’abri des regards derrière les colonnes de l’église de St Andrew’s Square, Danny me tendit discrètement le gros Webley, puis sortit mon Enfield de service. Il me passa une poignée de munitions, et chacun chargea son arme. Nous ressemblions à deux tueurs à gages sur le point d’assassiner un curé. Étant donné mon humeur, je l’aurais fait s’il l’avait fallu.

« Où va-t-on ?

– Dans un pub.

– Bien. Je suis prêt à régler son compte à une bière.

– C’est celui que fréquente Malachi. Le Brown.

– Le pub catholique ? Ils nous laisseront entrer ?

– Pourquoi tu crois qu’on est enfouraillés ? »

*
*     *

Nous affrontâmes des flaques et des caniveaux saturés tout au long de notre marche vers le Barras. Comme le temps s’était radouci, nous arrivâmes au Brown avec nos ourlets de pantalon trempés, le manteau grand ouvert et le chapeau humide de sueur.

« On la joue comme Cagney ? suggéra Danny. On investit la salle dans une pluie de balles ?

– C’est une possibilité. On peut aussi entrer normalement », dis-je en poussant les battants à claire-voie de la porte.

L’heure du déjeuner avait sonné, et deux clients étaient au bar. Ils n’eurent pas besoin de se taire, un silence de morgue régnait déjà dans la salle. Le barman leva à peine la tête. Nous nous avançâmes et posâmes nos chapeaux sur le comptoir. Comme à regret, le barman quitta des yeux son journal et se redressa de toute sa hauteur.

« Aye, les gars ? Qu’est-ce qu’on vous sert ?

– Où est Mal ? demandai-je. Malachi Herzog.

– Jamais entendu parler, mon pote. »

Il adressa un petit sourire narquois à ses clients et reprit sa lecture. Je me tournai en soupirant vers Danny – nous n’avions pas le temps de jouer à ce petit jeu.

« Je crois que Cagney mène un à zéro. »

Je sortis le Webley de ma poche de manteau et le plaçai sur le comptoir avec un choc mat, ce qui me valut un regain d’attention. Les deux clients sautèrent à bas de leur tabouret en un clin d’œil et auraient déjà été dehors si Danny ne s’était interposé entre la porte et le comptoir, son flingue pointé sur eux.

« Je vais vous poser ma question une dernière fois, dis-je. Et si vous ne me dites toujours rien d’intéressant, je passe derrière ce comptoir et je vous tire une balle dans le genou. »

L’expression du barman parla pour lui, tout comme son hochement de tête.

« Bien. Où est Malachi ? »

Il tenta d’humecter sa bouche sèche. Sa pomme d’Adam fit le yoyo, et il retrouva un filet de voix.

« Il est pas là.

– Je vois ça. Où est-il ?

– Y a cette salle de billard. Au bout de la rue. Le Jake. Essayez là-bas. »

Je lui demandai l’adresse et lui fis promettre qu’il ne se précipiterait pas sur son téléphone pour prévenir les gens du Jake de notre arrivée. Et pour l’aider à tenir parole, j’allai arracher le fil dans l’arrière-salle.