Mon article principal n’étant pas assez consistant pour remplir un numéro entier, Eddie chargea deux autres journalistes de fournir de la copie sur les intempéries et le sport. Par ailleurs, nous gardions toujours quelques planches de bande dessinée sous le coude pour ce genre d’occasion. Je concoctai tout de même avec Sandy une série de billets connexes retraçant le fil des événements depuis le premier signe d’intervention d’une force obscure. Après avoir rappelé les circonstances de chaque meurtre à nos lecteurs, nous expliquions pourquoi nous étions désormais en mesure de révéler les liens qui les unissaient. Le tout fut agrémenté de titres à sensation et de quelques photos issues de mon dossier sur les SS en cavale.
Je décrivis aussi ce qui se passait à l’aéroport de Prestwick. La façon dont les Américains en avaient pris le contrôle et l’utilisaient pour offrir à des criminels de guerre nazis une vie peinarde dans le monde libre. Je fus tenté de présenter les arguments de Salinger sur le nécessaire combat contre l’expansion du communisme pour voir quelles réactions cela susciterait, mais j’eus tôt fait de deviner la réaction de l’usager moyen du tram de Govan : Hein ? Vous avez perdu la boule, ou quoi ? On vient de se taper une putain de guerre contre ces enfoirés, et vous voudriez qu’on devienne potes avec eux ? Allez vous faire foutre…
Le résultat final fut un numéro de dix pages, barré de la manchette « DES NAZIS PARMI NOUS ».
Vers dix-huit heures, des vendeurs envahirent tous les coins de rue de la ville :
« Exclusif ! Exclusif ! Tout sur la filière écossaise ! Une bande d’assassins nazis à Glasgow ! Édition spéciale ! Tous les détails à l’intérieur ! »
Le journal s’arracha.
*
* *
Je rentrai à la maison épuisé, muni d’un exemplaire de notre édition spéciale, mais Sam avait été plus rapide que moi. Elle prenait un thé dans le salon, le journal refermé sur un guéridon à portée de main.
« Tu penses que c’était une bonne idée ? » Elle me montra le numéro du doigt. « Je veux dire, vous allez vous faire hurler dessus par… laisse-moi réfléchir… par la terre entière, non ? On en parle déjà à la TSF.
– “La bave du crapaud…”
– S’il n’y avait que ça ! Je crains plutôt les couteaux et les fusils.
– J’en ai ma claque d’avoir toujours un temps de retard. On verra bien ce que ça donne. »
Le téléphone sonna. Nous échangeâmes un sourire.
« Ça doit être pour toi », dîmes-nous à l’unisson.
Je fus le premier à céder. Je descendis dans le vestibule et décrochai.
« Colonel Brodie ? Ne quittez pas, je vous prie. »
Bon Dieu ! J’étais encore colonel.
« Brodie ? Ici Percy Sillitoe.
– Oui, chef ?
– Vous avez une idée du degré d’énervement de nos meilleurs amis ?
– Je parle du ministère des Affaires étrangères, Brodie. Ils sont fous de rage au plus haut niveau. Surtout chez mes confrères du MI6.
– Désolé de l’apprendre, chef.
– Vous auriez dû me consulter avant d’annoncer au monde entier que les Américains protègent d’anciens nazis.
– Vous m’en auriez empêché.
– Et comment ! » Il baissa soudain le ton. « C’est pour ça que je suis content que vous ne l’ayez pas fait.
– Chef ?
– Vous êtes un homme selon mon cœur, Brodie. Vous agissez d’abord et vous vous excusez après. C’est comme ça que j’ai nettoyé Glasgow dans les années 30. Avec votre aide. Et votre bravade s’est révélée efficace. Le MI6 vient de cracher un nom, Brodie. Dans un flot de sang et de bile, bien sûr. Ces abrutis jouent un drôle de jeu. Quoi qu’il en soit, nous avons un nom et des informations sur l’huile nazie que cherchait à exfiltrer Salinger.
– Suhren, je présume. Mais pourquoi est-ce que les Américains aident un type pareil ?
– Ils vont démentir publiquement et catégoriquement être intervenus en quoi que ce soit pour permettre à des criminels de guerre nazis d’échapper à la justice, ils vont vous sommer de retirer vos allégations scandaleuses, mais ça ne les empêchera pas, dans le même temps, d’informer discrètement les ravisseurs de Salinger que vous tenez la personne qu’ils recherchent et de récupérer leur homme.
– Sauf que je ne tiens personne.
– Eh bien, il serait temps que ça change, pas vrai ? Au fait, j’ai une information pour vous : ce n’est pas Suhren.
– Quoi ? !
– Il semblerait que l’ancien commandant de Ravensbrück ait été laissé sur la touche. Les Américains ont changé d’avis quant à l’intérêt de l’exfiltrer. Il n’avait rien d’intéressant à leur offrir. »
J’étais complètement perdu.
« Mais Suhren est arrivé ici, c’est certain ! Il est passé par Cuxhaven et a débarqué à Leith il y a un an.
– Exact, mais les Américains étaient déjà en train de changer de politique – de réévaluer leurs critères, dirons-nous. D’où le blocage de la filière. L’arrivée de Suhren n’a fait que confirmer leurs doutes. Ses compétences – diriger un camp de concentration, au nom du ciel ! – ne sont pas indispensables dans le Nouveau Monde. En plus, ce type était ingérable. Il voulait être traité comme un empereur : les meilleurs plats, pareil pour le vin et le cognac. Pas question pour lui de faire profil bas. À la limite du délirant.
– Ça correspond à ce qu’en disait Odette Sansom. Et maintenant ? Où est-il ?
– Envolé par ses propres moyens. D’après eux, il aurait réussi à gagner la France.
– Bon sang ! Mais alors, qui est le roi des rats ? Un des deux médecins ? Rudolf Gebhardt ? Siegfried Fischer ?
– Ni l’un ni l’autre. J’ai bien peur que ceux-ci ne soient déjà en Amérique.
– Des nazis utiles ?
– On dirait. Ils ont mené d’intéressantes recherches sur l’eugénisme et les moyens de survivre à des baignades prolongées en mer du Nord. »
Je me démenai pour comprendre.
« Qui est-ce que ça nous laisse ?
– La femme mystère, répondit Sillitoe. Celle que vous appelez “Tatie”.
– Son nom ?
– Dr Herta Kellerman. Elle était médecin-chef à Auschwitz, et avant ça à Ravensbrück, où elle s’est fait la main. Vous aurez sa photo et une fiche complète demain à la première heure, mon courrier est déjà en route.
– Je suppose que ce n’était pas un ange…
– Loin de là. Elle a beaucoup travaillé sur les blessures. Vous devez savoir à quel point elles s’infectent facilement sur le champ de bataille… »
Je le savais. J’avais vu trop d’hommes partir en larmes sur une civière pour être amputés d’une jambe ou d’un bras quelques jours après une plaie mineure causée par un éclat d’obus. Quand ils avaient de la chance.
« Mais encore ?
– Elle expérimentait un produit appelé sulfanilamide. Avec un certain succès, semble-t-il. Le potentiel est énorme.
– Le sulfa ? On l’a utilisé. Les Américains aussi. On en mettait partout, un peu au pif. On a perdu des milliers de combattants à la suite de petites blessures qui ont mal tourné.
– Vous voyez donc pourquoi nos amis d’outre-Atlantique s’intéressent à elle.
– Et elle testait ce machin sur des soldats allemands ? »
C’était une question stupide. Je connaissais la réponse, mais je n’avais pas envie de l’entendre.
« Pas sur ses propres troupes, Brodie. La bonne doctoresse a utilisé les déportés du camp. Elle leur injectait des spores du tétanos ou de la gangrène. Et, pour plus de sûreté, elle les incisait au bistouri et bourrait leurs plaies de terre, de verre et de métal. Pour simuler une blessure au combat. Ensuite, elle attendait que la pourriture s’installe et essayait de l’endiguer avec différentes formes et différentes doses de sulfanilamide.
– Bon Dieu !
– Non, Brodie, il n’a pas été très bon. Pas dans les camps. Vous le savez. »
Je sentais une bulle enfler dans ma poitrine. Mon cœur battait la chamade. Pas ça. Pas maintenant. Je tâchai de me concentrer sur ce qu’il venait de dire. Sur la suite.
« Donc Salinger m’a menti. Ils ont réactivé la filière pour quelques nazis sélectionnés. Comment se fait-il que Kellerman soit toujours ici ?
– Aucune idée. Les Américains ne nous l’ont pas dit.
– Pourquoi est-ce qu’ils ne l’envoient pas eux-mêmes en Amérique ?
– Parce qu’ils ne veulent pas être associés à elle. Surtout depuis les révélations de votre journal. Comme je vous le disais, ils vont tout nier en bloc.
– Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à lancer Malcolm McCulloch et ses joyeux compagnons à ses trousses.
– Vous ne pouvez pas vous dérober, Brodie. Nous voulons éviter un tollé. Cette affaire a déjà fait assez de bruit. C’est vous qui allez devoir mettre la main sur Kellerman. Nous la ramener.
– Il me faudrait un point de départ. Où se cache-t-elle ? A-t-elle changé de nom ?
– Tout ce que je sais pour l’instant, c’est qu’elle exerce toujours en tant que médecin. Au Glasgow Cancer Hospital. Vous aurez plus de détails demain matin. »
Bien sûr. La dernière pièce d’un puzzle immonde venait de se mettre en place.
« Elle y a été engagée avec une infirmière, c’est ça ? Qui venait elle aussi du camp ?
– Oui. La petite jeune que vous venez de livrer à McCulloch. Bethsabée quelque chose, c’est ça ? Apparemment, c’était son assistante. Martha Haake de son vrai nom, infirmière à Ravensbrück.
– Et Salinger savait tout ça… Il s’est bien fichu de moi ! Est-ce que nos amis américains vous ont aussi parlé des autres ? De ceux qui ont assassiné Isaac Feldmann et enlevé Belsinger ? Vous savez si ce sont les mêmes qui ont pendu Malachi ?
– J’ai bien peur qu’eux-mêmes n’en sachent rien.
– Ce qui est à peu près sûr, c’est que ces types sont armés. Au moins de manches de pioche.
– Il vaut mieux partir de ce principe. C’est la raison pour laquelle, Brodie, je vous autorise à armer jusqu’à six hommes de votre bataillon de fortune. Y en a-t-il dans le lot qui savent tirer ?
– Je sais déjà lesquels, chef. Où vais-je me procurer les armes ?
– McCulloch. Je l’appelle dans la foulée. Bonne chance, colonel. »