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Rasta

« L’Éternel dit à Moïse : parle aux Israélites, et tu leur diras : lorsqu’un homme ou une femme se séparera des autres en faisant vœu de naziréat pour se consacrer à l’Éternel […], le rasoir ne passera pas sur sa tête ; jusqu’à l’accomplissement des jours pour lesquels il s’est consacré à l’Éternel […] il laissera pousser librement les cheveux de sa tête » (Nb 6, 1-5).

Deux mille six cents ans plus tard, à quelques décennies près, ceux qu’on appelle les Rastas (dont le nom provient de l’amharique1 rastafari, où ras signifie « leader, seigneur » et tafari, « celui qui sera craint »), continuent de laisser croître leur chevelure qu’ils organisent en dreadlocks, mèches tressées ou cadenettes dont la mode déferle sur le monde à partir de 1976.

Arborer des dreadlocks est un signe, sinon d’appartenance, du moins d’empathie avec le rastafarisme, mouvement religieux « éthiopianiste » où l’interprétation occidentale de la Bible* est furieusement remise en question. Mais quelles que soient les raisons de s’en hérisser la tête, il faut savoir que les dreadlocks demandent patience et longueur de temps (huit jours au moins pour dessécher les cheveux par des lavages quotidiens au savon de Marseille), puis une bonne journée pour se faire crêper et tresser des mèches (en écoutant du Bob Marley), sans oublier surtout de les waxer de cire synthétique ou de miel naturel mille fleurs, voire d’avocat écrabouillé – cette manipulation étant à répéter quotidiennement pendant une semaine. Il ne faut évidemment pas craindre d’exhaler une odeur capillaire pour le moins déconcertante ni de devoir changer fréquemment d’oreiller.

Les Rastas croient en la Bible, même si, comme je l’ai dit, ils en réfutent de nombreux épisodes : « Laissons le Dieu d’Isaac* et le Dieu de Jacob exister pour la race qui croit au Dieu d’Isaac et de Jacob, prêche en 1924 le Jamaïcain Marcus Garvey. Nous, les Noirs, nous croyons au Dieu d’Éthiopie, le Dieu éternel, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit, le Dieu de tous les âges. » Au prétexte que la Bible aurait été rédigée à l’avantage exclusif des Blancs, Garvey et ses disciples fondent en effet leur foi sur la Holy Piby, ou Bible de l’homme noir, traduction revue et corrigée par Robert Aathlyi Rogers (révision plutôt drastique puisque cette nouvelle bible ne comporte qu’une trentaine de pages !) qui tend à prouver que Moïse*, Jésus*, et en fait tous les enfants d’Israël*, sont noirs.

En 1930, dans les temples de Harlem, Marcus Garvey, fondateur de l’hebdomadaire The Negro World qui appelle de tous ses vœux la naissance d’un black power, prophétise qu’un roi noir sera bientôt couronné en Afrique. Prophétie qui ne tarde pas à se vérifier : en novembre de la même année, à plus de onze mille kilomètres de Harlem, Ras Tafari Makonnen, que la tradition fait descendre de David* et Salomon*, est couronné empereur sous le nom de Son Impériale Majesté Hailé Selassié Ier, Roi des Rois d’Éthiopie, Seigneur des Seigneurs, Lion conquérant de la Tribu de Judah, Lumière du Monde, élu de Dieu…

Pour les adeptes de Marcus Mosiah Garvey, il ne fit alors aucun doute que ce nouvel empereur était le Messie annoncé par la Bible, et même le dirigeant légal de toute la Terre. Son accession au trône les persuada que la fin des souffrances et des humiliations du peuple noir était proche, et que tous, à l’appel de l’empereur d’Éthiopie, allaient bientôt retourner à leurs racines africaines.

Mais Hailé Selassié, malgré un voyage en Jamaïque où il fut reçu avec la ferveur qu’on réserve à un dieu, se garda bien d’entrer dans ce jeu. Se tenant prudemment en retrait du mouvement rasta, cet ancien élève des missionnaires français évita prudemment tout ce qui pouvait ressembler à des manifestations d’adulation.

Fiers et altiers, rarement belliqueux, marginaux (ou marginalisés par nous ?), fumeurs de chanvre (la ganja, « l’herbe de la sagesse », étant réputée avoir poussé sur la tombe de leur ancêtre Salomon), portés par la musique reggae dont Bob Marley reste l’immense et charismatique leader – cette musique, qui est moins un emblème que le vecteur d’un message idéologique, comme il en va souvent dans les cultures de transmission orale –, les rastas ont largement contribué à répandre l’idée que l’Occident avait perdu le sens des valeurs fondamentales que sont la prééminence de l’aspect spirituel de la vie, le nécessaire respect de la nature, l’amour de l’autre, etc., au profit d’une civilisation dédiée aux valeurs matérielles, à l’argent, au profit, à la réussite personnelle.

Pour eux, le prophète Jérémie, six cents ans avant que ne commence notre ère, avait parfaitement anticipé ce que nous vivons aujourd’hui : « Voici ce que déclare le Seigneur : “Je vais faire souffler un vent destructeur sur Babylone et sur ses habitants. […] Babylone était une coupe d’or dans la main du Seigneur. Elle enivrait le monde entier, les nations buvaient de son vin à en perdre la tête. [À présent] tout le monde reste là, stupide, sans comprendre. Ceux qui ont moulé leurs idoles sont tout honteux de les avoir faites, car leurs statuettes sont illusion : elles n’ont aucun souffle de vie… » (Jr 51).

De la même façon que Dieu a détruit l’arrogant système babylonien, les Rastas prophétisent l’effondrement du shitstem2 de l’Occident.

S’ils se trompent quant à la conclusion définitive (du moins espérons-le !), les récents événements prouvent qu’en ce qui concerne les prémices, ils ont vu plutôt juste…

Rois mages

Matthieu est le seul à les citer dans son Évangile* : « Or, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem et demandèrent : “Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu se lever son étoile…” » (Mt 2, 1-2). Il ne précise pas qu’ils étaient trois (on en compte d’ailleurs jusqu’à douze dans certains récits légendaires), ni qu’ils étaient rois. Ce sont surtout les peintres qui, semble-t-il, les ont faits rois, histoire d’enrichir un peu le tableau plus que rustique de cette grange où les seuls contemplateurs du Dieu fait homme étaient des bêtes et des bergers, ces derniers considérés à l’époque comme des hommes particulièrement frustes et peu fréquentables. En fait, les mages étaient probablement des prêtres spécialisés dans l’oniromancie (interprétation des songes), des occultistes très certainement venus d’Orient, c’est-à-dire de Perse, de Mésopotamie ou d’Arabie. Seule certitude : ils n’appartenaient pas au peuple d’Israël*. Quant à leurs noms (Melchior le roi blanc, Gaspard le roi jaune, et Balthazar le roi noir), ils ne leur ont été donnés qu’au VIe siècle.

En dépit des hypothèses de quelques astronomes évoquant des phénomènes célestes, notamment l’apparition d’une nova, qui auraient intéressé le ciel* d’Orient à l’époque de la naissance du Christ, il est peu vraisemblable que les rois mages aient suivi une étoile réelle – la célèbre comète de Halley a effectivement traversé le ciel biblique, mais des années plus tôt. Il est plus probable que l’astre dont ils parlent (« Nous avons vu se lever son étoile ») ait été une composante du ciel zodiacal.

Pour moi, le plus touchant des mages est peut-être le quatrième, qui fait une apparition remarquée dans divers récits des XIXe et XXe siècles, où il est chaque fois signalé comme arrivant en retard au rendez-vous de la crèche. L’une des plus savoureuses (le mot étant presque à prendre au sens propre) de ces versions est le conte de Michel Tournier, Gaspard, Melchior et Balthazar. L’histoire est celle du jeune prince indien de Mangalore, Taor Malek. Devenu accro au rahat-loukoum à la pistache (et comme je le comprends !), il décide de s’en procurer la recette. Mais on sait qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, et le pauvre garçon va mettre trente-trois ans avant de rejoindre enfin celui qu’il tient pour le divin confiseur de la friandise de ses rêves : Jésus*. Mais quand il arrive à Jérusalem*, il trouve vide la salle où s’est déroulée la dernière Cène. Pourtant, il n’aura pas tout perdu, et, à défaut de se régaler de rahat-loukoum, le jeune mage va recevoir… mais lisez plutôt : « Il y a treize coupes sur la table, dans certaines il reste un peu de vin. Taor a un vertige : du vin ! Il tend la main vers l’une des coupes, l’élève vers sa bouche. Puis il ramasse sur la table un morceau de ce pain azyme en usage ce soir de Pâques. […] L’éternel retardataire vient de recevoir l’eucharistie le premier… »

Quand j’étais (très) jeune, l’une de mes contributions à la fête de Noël était la confection d’une crèche (bâtiment, personnages, animaux*) que je réalisais à partir de matériaux recyclés les plus humbles possible : bouchons, cailloux, coquillages, pommes de pin, petits nébuliseurs pharmaceutiques, fragments de miroir brisé (cette crèche-ci fut l’une des plus réussies, enfin l’une des moins piteuses, car on ne voyait d’elle que les reflets qu’elle renvoyait des scintillantes décorations du sapin). J’avoue que j’aime les crèches de bric et de broc, les étables improbables, les mangeoires tricotées avec les moyens du bord – cette évidence, en somme, de la présence de l’homme au cœur du mystère adorable, présence manifestée par ce qui résume si bien l’humain : un mélange d’audace et de mocheté.

C’est ainsi que je regretterai toujours de n’avoir pas vu la crèche « détournée » par le grand-père de l’écrivain Louis Nucéra, ami des vélocipèdes et des chats, et dont j’ai retrouvé la description dans l’Abécédaire amoureux du vélo de Paul Fournel3 : « Le comble fut atteint le soir où [ma grand-mère] découvrit l’apparition de bicyclettes dans la crèche. […] Paysans et bergers se rendaient à Bethléem en vélocipède ! Même Gaspard, Melchior et Balthazar suivaient l’étoile en des trains dont l’Évangile ne faisait pas état. […] mon grand-père les avait affublés de casaques qui les apparentaient à des coureurs cyclistes. Il les avait rebaptisés. L’un se prénommait André, l’autre Antonin, le troisième Roger, à l’instar de Leduc, Magne et Labépie4 […] Une banderole portant l’indication ARRIVÉE était tendue au-dessus de l’entrée de la sainte étable. “C’est un outrage à la religion !” s’écria grand-mère5… »

Outrage ? Bien au contraire : Alléluia ! Car puisque c’est Noël, tout est joie.

1- Langue nationale éthiopienne et deuxième langue sémitique la plus parlée au monde.

2- Jeu de mots : shit signifie excrément.

3- Méli-Vélo, Abécédaire amoureux du vélo, Le Seuil, 2009.

4- Célèbres coureurs de l’époque où Nucéra était petit garçon.

5- Louis Nucéra, Mes rayons de soleil, Grasset, 1987.