images

I

Images

Fils de cinéaste, je me suis toujours senti directement concerné par le deuxième des Dix Commandements qui défend à l’homme de faire « des images de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux » (Ex 20, 4).

Malgré sa position de numéro deux qui montre assez son importance dans la hiérarchie du Bien et du Mal, ce commandement est sans doute celui qui se trouve le plus fréquemment violé. Et pour commencer par Dieu lui-même : lorsque vient le moment pour les Hébreux de construire l’Arche d’alliance* où YHVH* habitera, c’est lui, YHVH en personne, qui désigne l’orfèvre Betsaleel pour ciseler les deux chérubins (kerouvim) en or pur, aussi impressionnants que somptueux, destinés à protéger ce lieu de la Présence divine (Ex 37, 6-9).

Dieu se contredirait-il ? À dire vrai, ça lui est déjà arrivé (plus souvent qu’on n’imagine, il se laisse influencer par nous autres), et il n’est pas exclu qu’on l’y reprenne. Mais ici, le paradoxe n’en est pas un : le Dieu « jaloux » de l’Ancien Testament n’a jamais eu l’intention de frapper d’interdit les images. Enfin, pas toutes. On a cru longtemps qu’il était un Dieu iconoclaste, mais non, c’est lui faire un mauvais procès – il est vrai qu’à propos de Dieu, nous n’en sommes pas à un égarement près…

L’interdit du deuxième commandement porte en réalité sur les seules images déifiées, tels le soleil ou les chats de l’Égypte* que les Hébreux venaient de quitter, tel l’imbécile Veau d’or qu’ils s’apprêtaient à fondre. C’est un fait que tout peut devenir idole, y compris (surtout de nos jours) des notions impossibles à représenter ; Jérôme Cottin, théologien protestant qui a beaucoup réfléchi (et écrit) à propos de l’iconoclasme, cite ce mot très juste d’un psychanalyste : « Les idoles sont du mental, non du métal. »

Le premier des iconoclastes (littéralement : casseur d’icônes) fut l’empereur byzantin Léon III. Un homme qui ne manquait pas d’idées : il avait aboli la peine de mort au profit de mutilations diverses et variées, comme trancher les mains du condamné, lui couper le nez, ou lui arracher la langue, ou bien lui crever les yeux. La même année 726 où il avait promulgué ce nouveau code, Léon III fit détruire une imposante icône du Christ placée sur une des portes du Grand Palais de Constantinople. Le prétexte invoqué était de lutter contre l’idolâtrie, mais sans doute la raison profonde était-elle plus politique : les icônes évoquant aux yeux du peuple la puissance et la suprématie divines, l’empereur se débarrassait ainsi de la « concurrence » de Dieu. Et peut-être aussi subissait-il l’influence de ses voisins musulmans, l’islam se montrant radical dans sa condamnation des images. Rome, qui n’appréciait évidemment pas que l’Empire byzantin se mît à penser comme le monde arabe, s’offusqua. À quoi Léon III répondit en décrétant cette fois la destruction de toutes les icônes. Accompagnée de persécutions sanglantes contre les iconodules (ainsi appelait-on les partisans des images), la Querelle des Images perdura près d’un siècle. Puis, la fièvre retombant d’un côté comme de l’autre, on crut l’affaire réglée. Que nenni ! Huit siècles plus tard, le conflit entre catholiques et protestants ralluma la mèche. Sincèrement convaincu que Dieu attendait des hommes un culte qui fût « pure religion de la parole », Calvin prêcha que toute représentation du divin était une forme de paganisme – on lui rendra cette justice qu’il ne passa jamais à l’acte, contrairement à quelques enragés qui prétendaient éradiquer les images aussi bien du cœur des hommes que du chœur des églises, blanchissant à la chaux des fresques polychromes admirables, mutilant des statues, les jetant dans les flammes quand elles étaient en bois et dans les fleuves quand elles étaient de pierre, amputant les lectionnaires de leurs enluminures, brisant les cloches que les fondeurs avaient enjolivées de quelque figure sainte, allant jusqu’à crever les tuyaux des grandes orgues.

Ces furieux ne savaient-ils donc pas lire la Bible* dont ils se réclamaient ? Dieu n’a jamais voulu la mort des images. La seule proscription sur laquelle il soit intransigeant, c’est celle de sa propre représentation, ou plus exactement de sa figuration. Nous n’avons pas droit à l’image de Dieu, pas encore, pas maintenant. Ce qui ne nous empêche d’ailleurs pas de continuer à faire des portraits de lui. Mais y en a-t-il seulement un qui lui soit à peu près ressemblant ? Pas sûr du tout, et même très improbable. Nous savons à peu près qui est Dieu, mais nous ignorons comment il est – vieillard à barbe blanche, insoutenable brasier dans un buisson, est-il nuée, est-il l’enfant qui pleure dans une sorte d’étable, ou bien cet être disloqué cloué sur une traverse de bois ? Des millénaires après qu’il s’est révélé en paroles et en actions, le visage du Dieu de la Bible reste inconnu : « Si tu me voyais, dit Dieu à Moïse, tu en mourrais ! » Sous-entendu : ton regard humain, pauvre Moïse*, est incapable de moi, et il faut que je te reste invisible car je suis d’une beauté insoutenable – je serais pour toi un éblouissement terrible, un trait de feu dans tes pupilles, la cécité peut-être.

« Dieu est esprit et ne peut être représenté », rappelle Maïmonide*, qui fait de cette croyance un article de foi.

Mesure-t-on alors la rupture inouïe, limite intolérable, qu’a été pour le peuple de la Bible, pour les Juifs, le passage du Dieu invisible au Dieu incarné en Jésus* ? Non seulement l’inattendu, l’improbable Dieu-fait-homme s’offre à tous les regards, mais il se laisse humilier, il souffre, il meurt au vu de tout le monde – et tout le monde est à prendre ici dans son sens absolument littéral.

Jésus, rappellent certains théologiens, n’a jamais levé l’interdit biblique concernant la représentation de Dieu. Exact – mais il a fait mieux : il a permis que le voile d’une femme de Jérusalem*, une femme des ruelles grimpant vers le Golgotha, Véronique, recueillît l’empreinte de sa face à l’heure où ce visage suait, se crispait, et presque se défigurait sous le paroxysme de la souffrance. Sans doute n’est-ce qu’une légende, car le gentil geste compassionnel de Véronique n’est cité dans aucun des quatre Évangiles* – cette excellente personne apparaît pour la première fois dans un rajout latin à l’Évangile Apocryphe de Nicodème : légende + rajout + Apocryphe, c’est assez dire que les chances d’authenticité de cette jeune dame, de son voile blanc et de l’image bouleversante imprimée dessus, sont plutôt minces. N’importe. En cet instant, fût-il imaginaire, où Véronique tend ce linge à Jésus pour qu’il essuie son visage maculé de la poussière de Jérusalem mêlée de sang, de crachats, de larmes involontaires, en cet instant l’image interdite de Dieu devient image d’adoration. Ce qui n’est pas rien du tout. Dès lors, Véronique, que d’aucuns assurent être morte à Soulac (diocèse de Bordeaux…) à l’âge de quatre-vingt-sept ans, a bien mérité d’être faite patronne des lingères et des photographes.

Isaac

Il y a tant de façons de raconter l’histoire d’Isaac ! L’angle, déjà, selon qu’on se place du point de vue d’Abraham* (on parle alors du sacrifice d’Abraham) ou de celui d’Isaac (là, on dira plutôt la ligature d’Isaac). Une des façons les plus émouvantes de relater ce drame, c’est celle de Leonard Cohen, né à Montréal en 1934, poète, romancier (Les Perdants magnifiques, 1966, bouquin fou, complètement déjanté, époustouflant – tenez, un extrait : « Ô Dieu, Ta Matinée Est Parfaite. Les Gens Sont Vivants Dans Ton Univers. J’Entends Les Petits Enfants Dans L’ascenseur. L’Avion Vole Dans L’Air Bleu Originel. Des Bouches Mangent Des Petits Déjeuners. La Radio Est Pleine D’Électricité. Les Arbres Sont Excellents. Tu Écoutes Les Voix Des Hommes Sans Foi Qui S’Attardent Sur Le Pont Des Épines. J’Ai Laissé Ton Esprit Dans La Cuisine […] J’Essaie De Te Connaître Dans La Cuisine Où Je Suis Assis. Je Crains Mon Petit Cœur. Je Ne Comprends Pas Pourquoi Mon Bras N’Est Pas Un Lilas. J’Ai Peur Car La Mort Est Ton Idée. Or Je Ne Crois Pas Qu’Il Soit Convenable Pour Moi de Décrire La Mort. […] Ô Dieu, Je Crois Que Cette Matinée Est Parfaite. […] Je Suis Une Créature Dans Ta Matinée En Train D’Écrire Des Mots Qui Tous Commencent Par Une Majuscule…) – Léonard Cohen, disais-je, auteur-compositeur, chanteur bouleversant, voix si grave, si profonde, timbre de baryton, voire de baryton-basse, petit-fils de rabbin, juif observant qui respecte le shabbat même s’il est en tournée, mais qui se fait ordonner moine bouddhiste zen en 1996 – « Et alors quoi ? dit-il. Il n’y a ni service de prière ni divinités dans le zen, je ne suis donc pas idolâtre. » Il a raison. Bien que descendant d’Aaron comme tous les cohanim (pluriel de cohen, nom donné aux prêtres du Temple* qui s’occupaient des holocaustes), il évoque plutôt David* dansant et jouant de la harpe.

Quoi qu’il en soit, Isaac selon Cohen, c’est très beau – et comme c’est aussi très bref puisqu’il s’agit des paroles d’une chanson, en voici la presque intégralité (dans une traduction réussie, celle de Jean Guiloineau) :

Israël

Transportons-nous à une vingtaine de kilomètres de Jérusalem*, sur la route de Bersabée à Harân, où Béthel grésille sous la lune – Béthel, ce n’était alors que quelques feux de bivouac sur une haute terre du Pays de Canaan ; notons au passage, sans certitude aucune (mais c’est aussi ce que j’aime dans la Bible* : cette liberté de la remise en question, de l’hypothèse, et donc du rêve), que le site de Béthel pourrait bien être Oulammaus, que deux pèlerins, plus tard, rendront célèbre sous le nom d’Emmaüs*.

Là, le visage protégé des étincelles du feu de bois par la couverture de laine blanche dans laquelle il s’est enroulé, dort un homme. Il s’appelle Jacob, fils d’Isaac* et de Rebecca, il a pour grand-père l’homme le plus célèbre (du moins pour l’instant) du monde : Abraham*. Jacob a aussi un frère jumeau, Ésaü*, né une fraction de minute avant lui. On connaît l’histoire du brouet de lentilles (voir Ésaü) qui engendra l’animosité entre les deux frères, et l’on sait la façon malhonnête dont Jacob persuada Isaac de le bénir en lieu et place de son jumeau, ce qui revenait à faire de lui l’héritier non seulement des riches propriétés paternelles, mais aussi des promesses de Dieu : « Dieu te donne la rosée du ciel, le gras de la terre tant de blé, tant de vin, des peuples entiers à ton service, des peuples à genoux devant toi, maître de tes frères, tous tes frères à genoux devant toi… » (Gn 27, 28-29).

Rusé, sournois, dissimulateur, prince des faux frères, Jacob m’horrifiait quand j’étais enfant (c’est que, voyez-vous, je m’identifiais à son frère Ésaü, qui était, paraît-il, velu à l’extrême, le poil tirant sur le fauve, la peau tannée par le soleil de Canaan, l’allure bestiale, la voix rugissante, mais cavalier émérite, excellent tireur à l’arc – tout ce que je n’étais pas à huit ans, et qui me paraissait donc éminemment désirable.

Scandaleusement spolié de son droit d’aînesse, Ésaü manigance alors de tuer son frère ; et là, franchement, même si l’on n’aime pas les assassins, il n’est pas totalement impossible de comprendre (comprendre n’est pas un synonyme d’approuver) la pulsion d’Ésaü – la Bible pullule de gens qui ont fait pire, et avec des motifs moins recevables. Mais Rebecca l’apprend et prévient Jacob de ce que son frère trame contre lui. Il ne reste plus à Jacob qu’à s’enfuir pour trouver refuge chez son oncle Laban, à Harân. Et c’est au cours de cette fuite qu’il s’arrête à Béthel.

Là, endormi près des braises du feu de camp, ayant glissé sous sa nuque une pierre en guise d’oreiller, Jacob voit en rêve une échelle qui relie le ciel* et la terre. Des anges* escaladent et dévalent sans fin cette échelle tout en haut de laquelle se tient l’Éternel. Celui-ci promet à Jacob de lui donner la terre sur laquelle il s’est allongé : « Je la donnerai à toi et à ta postérité. Celle-ci sera comme la poussière de la terre. Tu t’étendras à l’occident et à l’orient, au septentrion et au midi ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité […] Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras, et je te ramènerai dans ce pays » (Gn 28, 13-15).

Le long séjour de Jacob chez son oncle Laban n’est pas une sinécure. Les deux hommes ne cessent de s’affronter, notamment pour une sombre histoire de mariage – Laban a deux filles, Rachel et Léa, Jacob est fou amoureux de Rachel mais Laban s’est juré de lui faire épouser Léa, Jacob finira par les avoir toutes les deux (je vous le dis, moi, que c’est un fin renard !), et non seulement elles mais leurs servantes Bilha et Zilpa, ce qui fait que Jacob va se retrouver père de douze enfants, on se croirait dans une pièce d’Arthur Schnitzler (au mieux), dans un épisode de Dallas (au pis), toujours est-il qu’après vingt ans passés au service de Laban, Jacob jette l’éponge et s’en retourne chez lui avec ses femmes et ses enfants. C’est au cours de ce voyage que, s’étant isolé pour la nuit sur les bords du Yabboq (cours d’eau peu engageant, aujourd’hui du moins, manière de torrent se frayant un étroit chemin au milieu de collines râpées, caillouteuses), Jacob est défié en combat singulier par un inconnu qui refuse de lui dire qui il est. Ils se battent jusqu’à l’aube, et c’est une lutte qui ne connaît ni répit ni pitié.

images

Lorsque le jour point enfin, l’inconnu, qui a blessé Jacob à l’emboîture de la hanche sans pour autant réussir à le vaincre, le supplie de le laisser partir : « On ne t’appellera plus Jacob, lui dit-il, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu l’as emporté. »

Nuit prémonitoire, duel prophétique : Israël n’en a pas fini d’être mis au défi, souvent par (beaucoup) plus fort que lui.

Au XIIIe siècle avant notre ère, déjà, la première mention de la disparition d’Israël – qui par une étrange coïncidence se trouve être aussi la première mention extrabiblique de son nom – figure sur une stèle dédiée aux victoires du pharaon Merneptah (fils de Ramsès II, il avait de qui tenir) sur tout un ramassis de peuples : « Canaan, peut-on lire, est dépouillé de toute sa malfaisance, Ashqelôn est déporté, on s’est emparé de Guézer, Yanoam est comme si elle n’était plus, Israël est anéanti et n’a plus de semence, le Harou est en veuvage devant l’Égypte, tous les pays sont unis et pacifiés… »

Le drapeau de l’État d’Israël, créé par David Wolfsohn pour le premier Congrès sioniste à Bâle en 1897, reproduit un objet de culte (le talith, le châle dans lequel le juif se drape quand il prie), et arbore en son centre un symbole dont on ignore généralement (quel dommage !) qu’il est commun au légendaire des trois religions du Livre – judaïsme, christianisme et islam : l’hexagramme étoilé, appelé bouclier ou étoile de David*, ou encore sceau de Salomon*, bijou miraculeux confié par Dieu au grand roi, et donnant à celui-ci le pouvoir de commander aux vents et aux démons, et de converser avec les animaux*. Au temps de Jacob, chacune des tribus marchait sous une bannière dont la couleur rappelait celle d’une des pierres précieuses ornant le pectoral du grand prêtre. Et l’on sonnait du shofar. Et si besoin était, Josué* arrêtait la course du soleil et de la lune le temps de tailler en pièces les armées ennemies.

« Josué s’empara de tout le pays, exactement comme Yahvé l’avait dit à Moïse, et il le donna en héritage à Israël, selon sa répartition en tribus. Et le pays se reposa de la guerre » (Jos 11, 23).

On sait aujourd’hui, notamment grâce aux recherches de l’archéologie*, que la geste guerrière et conquérante d’Israël, cette formidable campagne éclair menée par Josué contre les villes fortes qui, sur le modèle des cités-États de l’ancien Orient, tenaient les points stratégiques du Pays de Canaan, est un roman, une première tentative des scribes judéens de composer une « histoire d’Israël » qui fût assez exaltante pour rendre aux Israélites captifs à Babylone* la foi en YHVH* que l’Exil* risquait d’avoir ébranlée.