Les courriels d’Isa

Isa est assise à un petit bureau, dans la pièce qu’elle vient de louer au numéro 12 du Zinsweilerweg, rue de Berlin-Zehlendorf. Le meuble est peint en rouge et sa surface en moleskine verte, par-ci par-là tachée d’encre, permet de présumer qu’il a autrefois servi à des écoliers.

Elle se lève, se penche par la fenêtre à la gauche du bureau pour fermer un des volets extérieurs et empêcher le flot de lumière de se jeter sur l’écran de son ordinateur. Il est dimanche, elle vient d’envoyer un long courriel à Drystan et se prépare à en envoyer un autre aux membres de sa famille. Tant pis si d’habitude les courriels ne servent qu’à communiquer de brefs détails ou références, Isa en fait la plupart du temps une correspondance à l’ancienne.

Mes très chères et chers 

C’est fait! Ça faisait deux semaines que je me promenais à travers les rues de Berlin, ébahie par cette ville vivante, rapide, provocatrice de pensées et de modes, historique, extravagante, belle et très verte aussi. Je tournais à droite ou à gauche, je marchais tout droit, et à tout moment j’étais ravie et un peu hors d’haleine.

Finalement je me suis trouvé une chambre au Sud-Ouest de Berlin, à Zehlendorf. Le centre-ville est à vingt-cinq minutes de métro, 12 stations, c’est tout. Imaginez une cité-jardin, des aires de jeu pour enfants merveilleusement bien entretenues, des terrains de sport, trois lacs, une rivière, de grandes étendues de forêt libérées de leurs sous-bois par des mains forestières pour qu’on puisse s’y balader allègrement!

Des musées abritant des collections non européennes, une université fondée peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Un manoir du 16e siècle devenu musée agraire avec ferme expérimentale et marché de produits biologiques.

Tout cela me convient à merveille!

J’occupe une modeste chambre dans une modeste maison unifamiliale, comme ils disent ici. Berlin est une ville verte, j’ai donc décidé de ne pas mettre de plantes dans mon petit habitat qui va sans doute se remplir en un rien de temps de livres, de catalogues, de listes et de photocopies. Encore heureux que les clés USB sont capables de stocker mes gigaoctets de données.

Le loyer comprend aussi une vieille bicyclette noire dont je me sers tous les jours, à moins qu’il ne pleuve. Que je vous le dise! Les Berlinois font 12 % de leurs déplacements à vélo. Il y a partout de larges pistes cyclables, à travers la forêt, en ville, où elles se trouvent entre la chaussée et le trottoir, à la même hauteur que ce dernier.

Oh, il faut que je vous raconte tant de choses, ce serait tellement plus simple si vous veniez me voir! La maison possède deux minuscules mansardes où vous pourriez loger. La propriétaire, Marie, est très gentille, elle ne dirait pas non. Papa, maman, ça ne vous dit rien?

En plus Marie est vétérinaire et s’y connaît en sangliers. Elle travaille pour la ville, dans un bureau de médecine vétérinaire.

Elle est photographe aussi, elle a une chambre noire au sous-sol. C’est une grande voyageuse, sur les murs il y a des photos de toutes sortes d’animaux sauvages. Quand je lui ai dit que je faisais de la peinture, elle m’a assigné une salle au sous-sol, m’a dit de ne me soucier de rien, que je pouvais peindre même les murs, si je voulais. Et quand je lui ai avoué que la lumière artificielle me fatiguait, elle est allée acheter des ampoules reproduisant la clarté du jour. La vieille excuse est morte, je commence à peindre le soir…

Ma chambre : pas grande, 2,5 sur 4 m à peu près. Équipée d’un lit à une place, amovible, c’est-à-dire qu’il peut être horizontalement placé contre le mur pour me donner un peu plus d’espace durant la journée. Qu’ils sont donc bien organisés, ces Allemands!

La fenêtre donne sur la rue, mais en est protégée par un immense bouleau. La nuit, à travers les branches de l’arbre, un lampadaire jette sa lumière sur mon lit. Je comprends la tendresse de Saint-Exupéry pour son allumeur de réverbères! Et comme vous le savez, j’aime me réveiller à la clarté du jour, je dors à la lumière du bec de gaz et me réveille le matin à celle du soleil.

Le reste du mobilier? Un bureau, deux étagères, une commode avec trois tiroirs et un petit placard pour mes vêtements. Des couleurs : du rouge, du blanc, c’est joyeux. Il faudrait un peu de jaune.

À l’extérieur tout est vert; l’été, me dit-on, a été magnifique. Pins, bouleaux, saules pleureurs, arbres fruitiers, pruniers, poiriers, cerisiers, les buissons, dont des groseilliers, des jujubiers et des rhododendrons. Tout cela dans un même jardin! J’adore!

Je vous quitte. C’est l’heure de sortir Kimmy, le chien de la maison, de race indéterminée. Va-t-on rencontrer une harde de sangliers? Je vous le dirai.

Ariane, où en est ta thèse? Claire, comment vas-tu? Fabien, qu’est-ce que tu as mangé hier soir?

Bisous

Le même soir, la jeune femme reçoit de nombreux courriels. Sa mère voudrait avoir des renseignements sur les finances de sa fille, le père aimerait avoir une carte de Berlin qui indiquerait les pistes cyclables… Claire se fait des soucis pour Drystan, Ariane demande des photos. Fabien, qui vient de terminer un cours de chinois à Beijing, annonce sa visite. Il sera à Berlin du 14 au 18  octobre. Il y a Marguerite, la grand-mère branchée, qui voudrait recevoir des nouvelles, les amies et amis également.

Il est passé minuit quand finalement elle se couche, ayant informé sa mère que l’argent de sa bourse lui est parvenu et qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter, indiqué à son père qu’il y a à Berlin plus de mille kilomètres de pistes cyclables, alors qu’à Paris il n’y en a que deux  cent  vingt-quatre, rassuré ses sœurs au sujet de Drystan, à qui elle écrit tous les jours, envoyé quelques photos à ses grands-mères et exprimé à Fabien son plaisir à l’idée de le revoir bientôt. Peut-être qu’ils pourraient aller danser, un soir?

Le docteur Lenard Blessing, ingénieur forestier de l’Office des forêts de Steglitz-Zehlendorf, se demande ce qu’il va bien pouvoir raconter à cette Canadienne venue de loin pour faire ici de la recherche sur la cohabitation des citadins et des animaux sauvages.

Le Canada… Il se souvient d’un semestre d’hiver passé à la toute nouvelle Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue… Dieu qu’il faisait froid dans ce pays! Mais le tout avait été une expérience formidable. Et que n’y avait-il pas appris sur les arthropodes terrestres! Il s’en souvient, même si cela ne lui sert à rien aujourd’hui, dans sa position d’arbitre entre les gros sangliers, énormes en comparaison avec les arthropodes, et les humains.

Cohabitation des sauvages et des civilisés, voilà ce qui intéresse cette Mademoiselle  Boutier, biologiste canadienne avec qui il a rendez-vous, là, maintenant, pour la renseigner sur ce que la ville de Berlin compte faire pour empêcher des milliers de sangliers de piétiner platebandes et pépinières, de ravager jardins publics et privés, les dépotoirs et les cimetières.

Ah, si seulement il savait ce qu’il fallait faire! La chasse et des tueries en gros? On en abat un, lui avait dit un des quarante chasseurs employés par la ville, et dix se rendent à l’enterrement. Des palissades? Après le Mur, des palissades? Cesser de cultiver du maïs, nourriture préférée des sangliers? Le produit rapporte gros aux cultivateurs des environs, il y aurait des récriminations.

Il y a le problème des cimetières : les sangliers, omnivores sans scrupules, n’hésitant pas à désacraliser les tombes abritant de frais cadavres; il faudrait rendre les crémations obligatoires. Mais que diront les catholiques? On finira peut-être par construire des catacombes, comme à Rome, en ciment pour faire vite!

Et comment limiter le nombre toujours grandissant des usurpateurs  sauvages? Peut-on se lancer dans le contrôle des naissances pour ces créatures? Leur donner la pilule, peut-être, à ces laies qui produisent des petits deux fois par an? Il en existe pour les animaux domestiques… Mais comment en faire avaler à des animaux sauvages? Non, pour le moment, les sangliers sortent gagnants de cet affrontement entre la campagne et la ville. Il y a de quoi s’arracher les cheveux.

Monsieur Blessing prend une gorgée d’eau. Jeune, il avait rêvé de devenir garde-forestier, de faire carrière, d’être nommé Forstmeister, maître de forêt, passant ses journées au cœur de la nature, vivant avec femme et enfants dans un Forsthaus confortablement rustique. Heureux dans son existence paisible et en plein air. Des auteurs ont écrit là-dessus, des peintres en ont fait des tableaux. Aujourd’hui, les maisons forestières sont devenues des hôtels, les travailleurs de la forêt, des bureaucrates. Comme lui. De neuf heures à dix-sept heures dans un cabinet de travail climatisé, cinq semaines de vacances, toutes sortes d’avantages sociaux.

Le téléphone sonne. Mademoiselle  Boutier est ponctuelle. Il se lève pour lui serrer la main, la prie de s’asseoir, se rassoit. La regarde. Elle lui rappelle les Canadiennes avec lesquelles il a travaillé dans le Nord du Québec. Blue jeans et t-shirt noir. Grande, musclée. Belle par-dessus le marché, d’une beauté éclatante qu’on ne peut ignorer. Sportive. Ski? Probablement. Natation? Pour sûr. À peine un peu de maquillage. Des chaussures de marche, un sac à dos. Fille sans peur et sans reproche. Plaisante, l’air intelligent.

De son côté, Isa note que cet homme accueillant a des yeux un peu tristes, malgré les petites rides — pattes-d’oie, pourquoi cette expression?

— qui indiquent qu’il est capable de rire. Poignée de main forte, mais rassurante. Elle pourra travailler avec lui.

Pendant une demi-heure, il explique la situation à la jeune femme. Au fond, il n’a rien de bien nouveau à lui dire. Grâce à la presse internationale, elle est au courant de l’invasion de la ville par les sangliers. Elle sait qu’une minorité de Berlinois s’oppose à la chasse, en général et dans la région de la capitale. Cinq cent mille sangliers ont été tués dans la République fédérale en 2008, dont cinq cents seulement à Berlin. Ces habiles bêtes se regroupent de plus en plus dans les banlieues et au centre-ville, où il est interdit de chasser et où les gens leur donnent à manger malgré les menaces d’importantes amendes. Et les sangliers se multiplient. Leur taux de reproduction est de trois cents pour cent.

— Je pense qu’il serait intéressant pour vous de lire les pétitions et les lettres individuelles que nous recevons jour après jour, mademoiselle. On a aussi les transcriptions des appels téléphoniques… Innombrables…

— Ah, oui, j’aimerais voir tout ça. Mais je ne voudrais pas vous déranger, monsieur.

— Non, non. Ma secrétaire vous aidera à aménager un petit bureau. Vous viendrez quand vous voudrez. Elle vous procurera une carte pour les bibliothèques publiques. On doit avoir un ordinateur… quelque part…

— Je me servirai de mon portable.

— Évidemment, tous ces messages sont très répétitifs. On nous accuse d’être des assassins, on nous menace, nous traite d’incapables, de gens sans vision.

— Pourtant…

— C’est la chasse des sangliers dans les forêts qui fait que ces animaux se réfugient dans les villes. Nous aimerions établir autour de Berlin une ceinture large d’une vingtaine de kilomètres, interdite de chasse…

— Vous pensez que les sangliers retourneraient à la forêt?

— Moi, je ne sais plus. Je crois qu’ils ont pris goût aux bulbes de nos platebandes, aux fruits super mûrs qui tombent de nos arbres et pourrissent par terre. Il n’y a pas un jardin sans arbre fruitier ici. Pas un jardin sans composteur, la plupart du temps juste un tas de vieilles feuilles et de fruits pourris, dans un coin quelconque. C’est le pays de cocagne pour ces bêtes. En une seule nuit, une harde de douze peut causer près de cent mille euros de dommages. Des parcs dévastés, des tuyaux endommagés, des accidents d’automobile. Pour nous, c’est un fléau…

— … porcin. Je pense à la grippe…

— Eh oui, ça aussi. J’aimerais que vous fassiez la connaissance d’un groupe de chercheurs de l’Institut für Zoo-und Wildtierforschung / l’Institut de recherches sur les animaux sauvages et dans les zoos. Ils travaillent à la mise au point d’un vaccin contraceptif buccal. La directrice, qui a fait ses études à Moscou ainsi qu’à Munich, pense à un distributeur automatique… En Australie, les éleveurs de porcs se servent d’un vaccin contraceptif pour améliorer la qualité de la viande. Mais évidemment il est facile de donner une piqûre à un cochon domestique. Sangliers et laies en liberté totale ne se laisseront pas faire aussi facilement.

— Vous parlez de la docteure K.? J’ai lu un article sur ce projet. Elle ne semblait pas optimiste.

— Exact. Mais elle continue.

— J’aimerais beaucoup la rencontrer.

— Je lui ai annoncé votre visite. Pour cet après-midi. Tenez, je vois, vous avez votre casque… Vous êtes venue à vélo? Oui? Et moi aussi, même si je préférerais me déplacer à cheval, comme les forestiers d’autrefois. On pourrait… L’Institut n’est pas près du vieux Jardin zoologique au centre-ville, mais dans l’est de la ville, près de l’immense parc animalier de cent-soixante hectares, à Friedensfelde. Quarante minutes de vélo, ça ne vous fait pas peur?

— Pas du tout. J’ai l’habitude…

— Allons-y alors, ça me fera du bien de sortir de ce bureau. Et est-ce qu’on pourrait oublier le monsieur-mademoiselle, nous appeler par nos prénoms, comme vous le faites au Canada?

Un type énergique, ce Lenard Blessing, se dit Isa, un bureaucrate à regret. Comme mon père. Gentil en tout cas. A-t-elle envie de lire les missives des citoyens berlinois? Pas trop. Mais si elle envisage de travailler dans ce nouveau domaine de la cohabitation de l’animal et de l’homme, elle n’a pas le choix, elle doit consulter tout ce qui s’offre à elle et même en chercher davantage.

Arrivés un peu à l’avance, Lenard et Isa se sont arrêtés dans une Eisdiele ou gelateria annonçant dix parfums différents où ils ont eu de la difficulté à trouver une table, toutes les places étant occupées par de vieilles dames se régalant de sorbets couronnés de crème Chantilly et de jeunes léchant des cornets de taille surprenante.

— Quand j’étais au lycée, explique Lenard, c’est dans la Eisdiele du coin que garçons et filles se rencontraient après les cours et depuis…

On dirait qu’il se lèche les babines en lisant le menu accroché derrière le comptoir rutilant d’acier inoxydable, de marbre et de propreté.

— Vous aimez la crème glacée, constate Isa.

— Beaucoup. Vous prenez?

— Je prendrai deux boules, citron et noisette, s’il vous plaît.

— Comme moi, s’étonne Lenard avant de se lancer dans un discours sur les deux jardins zoologiques de Berlin, sous un même directeur général.

— Celui de Friedrichsfelde se situe depuis 1954 dans le parc d’un château du seizième  siècle, celui du centre-ville, créé en 1842, a survécu aux terribles bombardements du début des années quarante. Parmi ses hôtes les plus prestigieux, il y a l’hippopotame Knautschke, qui a passé les derniers jours de la guerre immergé dans son bassin; en 1986, il est même devenu grand-père. Je vous ennuie avec ces petits détails?

— Pas du tout. Vraiment pas.

Le laboratoire de la docteure K. et de ses collègues est situé dans la Alfred-Kowalke-Strasse et, quand Isa a demandé à Lenard qui était Alfred Kowalke, il lui a répondu sans sourciller que ce monsieur avait été un communiste berlinois. Isa ne peut cacher sa surprise :

— Honorer ainsi un communiste?

Lenard lui apprend que Kowalke a été actif dans le mouvement de la résistance au régime nazi. Emprisonné plusieurs fois, il a été exécuté en 1944.

La rue au nom communiste longe le côté princier du parc animalier et est dominée par la vue d’un élégant château aux murs de briques roses. Contraste intéressant.

La docteure  K. reçoit ses deux visiteurs gentiment et invite Isa à passer une journée par semaine avec elle. Waouh!, s’est dit celle-ci, en une seule journée, j’ai établi contact avec l’administration forestière et la recherche scientifique — que me faut-il d’autre?

Elle pose la question en riant. On lui répond qu’elle devrait assister à quelques réunions du Sénat de Berlin pour savoir ce que cette haute instance compte faire au sujet du danger qui menace l’ordre de la ville et que, de plus, il faudrait qu’elle accompagne, la nuit, des équipes de chasseurs à la poursuite des envahisseurs.

Ça, elle le sait, ne la tente guère. Elle se souvient d’une semaine de camping avec ses parents : sa mère et elle avaient pleuré devant la dépouille d’un chevreuil tué par son père et des amis. Elle avait forcé son père à lui jurer que ce n’était pas lui qui avait tiré la balle meurtrière. Mais même si elle ne veut pas partager l’aventure des chasseurs, elle voudrait voir de près une harde de sangliers se régalant à fouiner une platebande.

Aurait-elle envie d’assister à une conférence internationale? lui demande Katarina. Et déjà elle lui tend une invitation :

— Choisissez les séances qui vous conviennent. Ça commence la semaine prochaine. Notez que le tout se passera en anglais…

Isa lit : « Octobre 1 – 5, 2010 : Comportement, physiologie et génétique des animaux libres ou captifs. Programme stimulant avec présentations scientifiques et des spectacles en soirée. Échanges d’idées sur le travail dans les domaines de l’écologie du comportement des animaux. Stress. Énervement. Biologie de la reproduction… Sangliers et Chernobyl… »

Isa ne comprend pas :

— Les sangliers et Chernobyl?

— Certains champignons de la région ont été contaminés, les sangliers aiment les truffes… ils émigrent vers l’ouest… Les Allemands et les Français consomment de la viande de sanglier…

— Je ne me rendais pas compte…

— Vous rencontrerez des chercheurs allemands, autrichiens, suisses, italiens, états-uniens, russes, hollandais, belges, français… Pas de Canadiens. Dommage. Raison de plus pour vous inscrire.

Isa s’inscrit donc.

Rentrée chez elle après plus de deux heures de bicyclette et de leçons d’histoire sans fin, Isa est fatiguée. Elle ne prend même pas le temps de vérifier ses courriels avant de se coucher.

Elle entend de la musique au loin; ça doit être des gens qui font une fête dans leur jardin. Ça l’étonne, d’habitude les soirées sont calmes par ici. Mais elle s’endort quand même vite.

Des bruits. Des cris, Des rires. Des lumières. Marie, la propriétaire, frappe à la porte, dit à Isa de se dépêcher, de venir voir, de prendre son appareil photo.

Elles se retrouvent dans la rue. Quelques maisons plus loin, un attroupement. Cinq personnes sur le trottoir de gauche, trois sangliers sur celui de droite. Et le propriétaire de la maison devant laquelle il y a les animaux est monté sur une table de jardin et n’ose plus en descendre.

— Ils étaient à l’arrière, crie-t-il, quand ils m’ont vu, ils ont couru vers la porte — sans doute parle-t-il de la porte du jardin — et maintenant on dirait qu’ils ont oublié quelque chose à l’arrière. Voilà un marcassin qui arrive. Regardez-le, il a l’air d’un enfant qui a traîné un peu et vient maintenant rejoindre sa famille. Je pense qu’ils se sont attaqués au compost, je ne sais pas combien il y en avait.

— Nom de Dieu, dit un des voisins, regardez-moi leurs crottes. Ce sera bon pour votre compost.

Les gens rient. Mais c’est un rire inquiet. Y aurait-il de ces bêtes dans leurs jardins aussi?

— Le mieux c’est d’aller se coucher, propose une des femmes. Vous verrez demain s’il y a beaucoup de dommages.

— Puis il va falloir qu’on fasse une réunion pour discuter ce qu’on peut faire.

— Peut-être, si tout le monde illuminait les jardins, qu’ils ne viendraient pas?

— Il y a des phares miroitants, dit quelqu’un d’autre.

— La fête à perpétuité…

Les gens rient encore.

— Regardez, crie une des femmes, voilà un autre petit qui arrive.

— Attention à la laie, avise Marie, elles peuvent être dangereuses quand elles croient devoir défendre les marcassins.

— C’est quoi, les marcassins, papa?

— Les bébés sangliers, Michel. Ceux avec les raies jaunes sur le dos.

— Il y en a cinq ici, constate une petite fille. Je les trouve bien mignons.

— On n’a qu’à leur jeter des choses à manger, des carottes, puis du pain. Ça les calmera.

— On risque des amendes. Jusqu’à cinq mille euros. Il faut appeler la police.

— Et qu’est-ce qu’ils vont faire, les agents? Les anesthésier peut-être?

— Non, dit Marie, je ne crois pas. C’est pas dans le programme.

— Moi, je vais me coucher, dit un homme à sa femme. Tu viens?

Le couple s’en va. L’homme a mis son bras autour des épaules de la femme, comme pour la protéger.

— Ils ont raison. Le mieux, c’est de laisser ces bêtes tranquilles. Au lit! Allons.

Un autre couple s’en va.

— Vous avez dû laisser la porte de votre jardin ouverte, monsieur, dit l’homme en partant.

— Elle ne ferme pas bien, répond l’accusé, je dois la faire réparer.

Or, la harde aussi se décide à partir. Les animaux s’enfoncent dans la nuit, en direction du Grunewald. Il faut espérer qu’ils ne rencontreront aucune voiture, qu’il n’y aura pas d’accident, qu’ils pourront traverser la route qui les sépare de la forêt, où ils pourront dormir en paix, eux aussi.

Arrivée chez elle avec sa locataire, Marie ferme soigneusement la porte du jardin, puis propose à Isa une tisane à la menthe Elles la prennent sur la terrasse à l’arrière, cernant le terrain de leurs yeux attentifs.

— Il vaut mieux ne pas s’aventurer dehors toute seule, la nuit. Tu pourrais m’appeler, si tu rentres en métro. Je viendrais t’attendre à la sortie, propose Marie.

— Et quoi encore, dit Isa, ils ne s’aventureront jamais sur le chemin du métro. Il y a trop de passants. Tu sais, Marie, au Canada…

— Vous avez des ours à tous les coins de rue… Et au pays de Galles les oiseaux de proie …

— C’est ça, dit Isa en riant, et merci pour la tisane. Fais de beaux rêves, Marie…

Vite, avant de se coucher, Isa envoie encore deux courriels :

Maman, Voici des images de ma première rencontre avec les sangliers, et ça dans la rue où j’habite!

 

Fabien, Berlin t’attend. Et moi, j’ai envie de danser avec toi.

La fameuse conférence de Friedrichsfelde énerve Isa. Trois jours durant, elle écoute, prend des notes, apprend du nouveau, entend confirmer ce qu’elle a appris dans un de ses cours. Le quatrième jour, après avoir écouté sept intervenants se partager quatre-vingt-cinq minutes, elle rentre au Zinsweilerweg. Un court courriel à Fabien reflète son impatience :

Dépêche-toi d’arriver, Fabien! J’assiste à une conférence qui m’épuise. Ma conclusion? Trop de savants, trop de paroles. J’ai besoin de rire avec toi.

Le même jour, elle écrit à Ariane :

J’ai perdu mon temps. Comment fais-tu pour survivre? Tu veux des diplômes, ta thèse avance. Tu aimes Martin, vous vivez paisiblement ensemble. Tu veux des enfants, tu en as un, tu en auras d’autres, comme notre mère. Comment fais-tu? Donne-moi ta recette.

Et à Claire :

Écris-moi, Claire. Tu ne me réponds pas assez souvent. Tes courriels parlent de ton travail. Ton travail a l’air de te satisfaire. Mais ton autre vie? As-tu des nouvelles de Marianne? Je voudrais savoir ce que tu es en train de faire de ta vie.

Un long et sérieux courriel va chez Drystan :

Est-ce une chance ou un malheur que je sois allée à cette conférence? Drystan, mon ami, peux-tu m’imaginer dans un avenir où je serai enfermée pendant cinq jours dans des salles de classe, à écouter de longs discours, à visionner des statistiques projetées sur des écrans, à voir pendant quelques courtes secondes la photo d’un ours angoissé, d’une chauve-souris en plein soleil, blessée, d’un dauphin qui se noie dans le filet d’un thonier senneur, pauvre mammifère retenu au fond de l’eau, incapable de respirer? Et puis, histoire de se relaxer, quelques rapides photos ou même un court métrage d’animaux sauvages en liberté et heureux.

Heureux… Drystan, comme nous étions heureux, toi et moi, dans ton pays de Galles!

J’ai été perturbée par cette conférence, je le suis toujours. J’ai rencontré des gens avec lesquels j’aurais aimé m’asseoir plus longtemps, et d’autres qui ne semblaient être venus que pour parler avant, après et durant. Qui récitaient leur communication au galop, parlaient durant les présentations des autres, parlaient durant les déjeuners et les dîners aussi, avant, après, durant, sans arrêt. De la parlote, de la logomachie, des hommes et des femmes enivrés de mots, des leurs surtout.

Certes, j’ai acquis une vision plus globale, mais n’aurais-je pas pu y parvenir simplement en lisant? Il est vrai que cela aurait pris plus de temps… Mais le côté galopant du colloque m’a empêchée de digérer ce que j’entendais.

Un malheur? Je me rends compte, non, je sais maintenant que je ne tiens pas à passer mon existence dans les hautes tours du savoir. Oui, je veux connaître, oui, mais je veux explorer ce qui m’intéresse, la vie, la vie des êtres humains, des animaux et des plantes. Aurai-je cette chance? Allons-nous pouvoir faire cela, nous deux? Et où? Et quand? Dépêchons-nous, mon Drystan.

Je t’aime.

Le lendemain, elle communique avec ses parents :

Je vais peut-être vous désappointer, mais il faut que je vous le dise : votre fille Isa ne pourra pas être heureuse en travaillant un jour après l’autre dans un laboratoire ou bien en s’enfermant dans un bureau ou une bibliothèque.

J’apprends, j’apprends, j’apprends, ici, à Berlin, tous les jours, durant la conférence j’ai beaucoup appris, mais c’est comme si on avait vissé un entonnoir dans mon crâne pour y verser un renseignement après l’autre. Je n’en peux plus. Je veux vivre en liberté. Est-ce possible?

Quand en retour son père exprime son inquiétude, sa crainte qu’elle abandonne son projet berlinois, qu’elle aille vivre dans une lointaine forêt à baguer des oiseaux et à les dessiner, elle lui écrit :

Pas question d’abandonner quoi que ce soit, papa. Mais je sais maintenant que je ne veux faire ni comme Marguerite ni comme Ariane : je ne veux pas passer mes journées à étudier, je veux les vivre.

Ne t’en fais pas. Je n’ai pas l’intention de cohabiter avec les animaux sauvages, mais je veux vivre auprès d’eux ou, mieux dit, auprès de ce qui est la nature. Pour y peindre. Tu me dis que je me tourmente et que cela ne sert à rien. Que je dois attendre de bien gagner ma vie avant de me lancer dans la vraie peinture. Mais l’art ne supporte pas d’être mis de côté. Il ne nous permet pas non plus de le traiter en passe-temps. Abandonner la peinture? Je deviendrais folle si je le faisais.

Alors, soyez patients avec moi. Je réfléchis à mon avenir. Je voudrais qu’il soit clair, il ne l’est pas toujours. Pardonnez-moi si je me plains de mes tourments, tenez-moi la main pendant que je me cherche.

Elle finit d’ailleurs par se calmer. Les courriels écrits, une promenade avec le chien de la maison, une conversation avec Marie, un peu de crème glacée mangée devant la télévision du salon et plusieurs nuits de bon sommeil la remettent de la secousse, qu’elle finit même par considérer utile. Ne sait-elle pas un peu mieux ce qu’elle veut?

Elle prend rendez-vous avec Lenard Blessing, lui montre où elle en est, lui avoue qu’elle a préféré la rencontre avec les sangliers du Zinsweilerweg à celle avec les savants.

— Je veux être heureuse, lui dit-elle.

— Vous, les jeunes, répond-il, vous croyez au bonheur. Les Canadiens peut-être moins que les Américains, mais tout de même. C’est l’immensité de votre pays qui vous fait croire que le bonheur est à votre portée. Qu’il se cache quelque part. Qu’il n’est qu’à découvrir. Or, le bonheur absolu, Isa, ça n’existe pas.

— Parfois, on dirait le contraire.

— Oui. Parfois.

— Moi, Lenard, c’est au grand air que je l’entrevois.

— Bien dit! La nature…

— Il faut que j’y trouve ma petite place à moi.

— Patience, alors. C’est ce qu’il faut. Le thème de votre rapport, cette question d’une cohabitation humains et animaux, pointe dans la bonne direction. Ne lâchez pas. Continuez…