Début août 2011. Isa est de retour à Ottawa. Son père l’attendait avec impatience pour aller passer quelques jours en camping avec elle. Un soir, auprès du feu de camp, il lui parle de Berlin, avoue y avoir vécu et avoir eu grande envie de l’y rejoindre. De revoir cette ville. D’ouvrir cette porte sur son passé.
— Puis, tout à coup, tu as disparu en Tunisie. J’étais rudement déçu. Berlin s’effaça de nouveau.
Ils se promettent d’y aller un jour. Ensemble.
— Il faudrait en parler à Marguerite, dit le père. C’est elle qui m’a transmis cette maudite maladie, la culpabilité collective des Allemands, leur refus d’aimer ce pays. Toi, tu l’as aimé, je crois. Berlin du moins.
— J’y retournerai.
— Trois mois à Tunis, dit-il encore, il va falloir que tu nous expliques cela. Nous, on a toujours essayé de ne pas intervenir dans les affaires de nos enfants, on vous a élevés de façon à vous rendre indépendants, mais trois mois presque sans nouvelles et sans savoir où tu étais vraiment, ce n’était pas agréable, surtout pour ta mère.
Isa parle à sa mère de sa passion pour le Cavalier bleu, lui montre le livre avec les aquarelles de Macke, sort son carton à dessins avec son propre travail. Zosia est impressionnée. Toutefois, son intuition maternelle la pousse :
— Mais où habitais-tu? Chez qui?
Isa avoue.
— Et Drystan?
Isa rit.
— Toi, maman, t’as eu un seul homme. Mon père. Vous êtes le parfait exemple du couple éternel. C’est peut-être pas pour tout le monde?
Zosia ne répond pas. Pourquoi ses filles ne seraient-elles pas heureuses, tout simplement, comme elle l’est avec Sébastien? Est-ce si extraordinaire, le bonheur conjugal?
— Là, explique Isa, je dois tout d’abord réviser mon rapport sur Berlin et les sangliers. J’ai reçu des commentaires de Jack B., mon prof de Colombie-Britannique. Quand ce sera terminé, ça ira à Berlin, et quand j’aurai leurs commentaires, je réviserai le tout encore une fois.
— Et puis, ce sera fini?
— Piano, piano, maman. La version finale ira à Berlin et en Colombie-Britannique. Jack va essayer de la faire publier dans une revue scientifique… Ça demandera des mois, plus d’une année probablement. Et ça ne me rapportera rien. Nada! Il me faut donc un travail. Je n’ai plus un sou. Enfin, presque… Allah inoub, disent-ils en Tunisie, Dieu te le donnera. Mais comme je préfère compter sur moi-même…
— On pourrait t’aider un peu.
— Ah non! Surtout, ne t’en fais pas pour moi. Je me débrouillerai. Et quant à l’amour, donne-moi du temps, maman…
Là-dessus, les confessions s’arrêtent. Sébastien se contente de ce que sa femme lui rapporte. Au fond, il est content de savoir qu’Isa est toujours libre, qu’il n’y a pas de mariage à l’horizon. Elle est forte, sa fille. Elle n’a gaspillé que trois mois après quatre ans d’études et plus d’un an de travail en Europe. Ça aurait pu être pire, il y a des jeunes qui traînent pendant des années. Elle trouvera du travail, c’est certain, elle fera de la peinture, ça semble certain aussi. Chaque chose en son temps.
En septembre 2011, les emplois ne courent cependant pas les rues. Isa envoie une centaine de demandes d’emploi à une multitude de ministères, d’agences gouvernementales, d’universités et collèges, d’entreprises privées.
Elle obtient une dizaine d’entrevues, pourcentage respectable. Radio-Canada la met sur une liste de possibles recherchistes, l’Ottawa Life Science Council lui transmet une liste d’emplois auxquels ses qualifications correspondraient tout à fait, mais n’a rien à lui offrir. Parcs nationaux lui fait entrevoir un emploi pour l’été 2013. S’affichant comme « employeur-vedette », Environnement Canada lui propose des stages préparant tout candidat au « travail acharné » des écoconseillers. Mais ce travail, où le trouver?
Sygenta, une firme chinoise à laquelle elle ne s’était pas adressée mais qui semble l’avoir trouvée sur Internet, lui demande si elle a une connaissance du chinois. Elle rit en pensant à Fabien. Pratique, ce gars-là, se dit-elle. Toujours en avance sur moi, alors qu’il a un an de moins.
Elle découvre un emploi au Nunavut, contrat de trois ans, avantages sociaux, appartement fourni… Un autre à Red Deer, en Alberta. Mais la date limite pour les deux candidatures était le 30 juillet. Elle envoie quand même son dossier, au cas où…
Un poste à Mississauga, à Group Services Echo, semble très bien correspondre à son profil et mentionne comme avantage le fait d’avoir travaillé dans des pays étrangers, mais exige six à douze années d’expérience. Là aussi, elle envoie son dossier.
Et, quelle chance, cette entreprise la convoque à une entrevue. Ouf! Elle prend le train pour Toronto, se rend à Mississauga, passe une entrevue cordiale, croit avoir des chances.
Elle descend chez sa grand-mère, au centre-ville. Elles passent la soirée à parler du Cavalier bleu, de Macke; Marguerite sort de sa bibliothèque Die Tunisreise, le même livre que celui que Fabien a offert à Isa. Elle ouvre quelques boîtes remplies de vieilles photos. Isa voit son père enfant, gros bébé assis au bord de la Méditerranée, le voit avec Bertrand à Berlin, faisant une marche à travers le Grunewald.
— Vous habitiez où? demande-t-elle.
— D’abord chez mes parents, puis en ville, Uhlandstrasse 43, explique Marguerite. Souvent, le dimanche, on allait chez mes parents, à pied, à travers la forêt. Ça nous prenait une bonne heure… Ils habitaient Zehlendorf, comme toi.
Le monde est petit, se dit Isa, et elle raconte l’histoire des sangliers à sa grand-mère. Elle s’abstient de poser des questions sur la période nazie. Ce sera pour une autre fois.
Le lendemain, Zosia l’appelle. Un monsieur du Groupe Services Eco aurait voulu lui parler.
Isa le rappelle.
— Je vais vous décevoir, dit-il. Nous aurions aimé vous proposer un contrat, mais…
Isa se demande pourquoi ce monsieur lui parle si aimablement alors qu’il n’a rien à lui proposer.
— Mais, continue-t-il, un de nos clients, une cliente devrais-je dire, Madame Westminster, qui a assisté à l’entrevue, cette dame d’à peu près soixante ans qui ne vous a pas posé de questions, a été très impressionnée par vous. Elle aimerait que vous l’appeliez aujourd’hui si possible. Elle cherche une gérante pour sa propriété… Dix kilomètres au nord de Toronto.
Une immense propriété. Un couple plus qu’aisé. Trois employés permanents, d’autres à la journée. Deux chiens. Trois cygnes dans un étang. Une grande maison, une bâtisse avec une mansarde, deux bungalows.
— Pour recevoir des amis. Et nos enfants, en été, quand les leurs sont en vacances.
Placés devant chaque maison, des panneaux en bois portent les noms de celles-ci : The Garden House, The Brick House, The Lilac House, The Small House.
Un jardin de légumes : carottes, betteraves, haricots verts, concombres, courgettes, pommes de terre… Un champ rempli de fleurs sauvages… Le long de l’allée menant au manoir, des platebandes aux fleurs rouges et jaunes bien disciplinées. Des bouquets de dahlias un peu partout. Des arbres qui commencent à s’habiller des couleurs de l’automne.
Une grande piscine chauffée, loin du manoir, une plus petite, à tourbillon…
— Le matin, j’ouvre la porte de la cuisine et ça y est…
Trois cents hectares de verdure.
Un jardinier. Une vieille jeep. Une Rolls Royce et une Mercedes dans le garage. C’est dans la Mercedes que Madame Westminster est allée chercher Isa à Toronto.
— J’avais de toute façon mon cours de français ce matin, lui a-t-elle expliqué. Le chauffeur vous reconduira à la gare, cet après-midi.
Un chauffeur donc.
Madame Westminster parle de son amour pour la campagne, les fleurs, les légumes que l’on voit pousser dans son jardin, les longues promenades avec les chiens. Des livres qu’elle lit en français…
Isa s’étonne de cette vie de riches, devant la simplicité de cette femme sympathique.
— Allons voir la maison dans laquelle vous habiteriez.
C’est la maison avec une chambre sous le toit. Meublée avec simplicité. Il reste de la place pour y placer des affaires personnelles.
— Vous avez dit que vous faites de la peinture? Vous pourriez utiliser le solarium comme atelier, sauf que ça serait un peu froid en hiver. Mais on pourrait y mettre un poêle à bois, un de ces trucs suédois…
Elle veut que j’accepte leur offre, pense Isa, elle sait que ça me tente, elle voudrait que je dise oui, là, tout de suite. Maman a ses doutes. Papa m’a dit de ne pas me hâter, d’insister sur trois jours de réflexion. « Tu serais loin de tout », m’a-t-il dit.
Loin de tout. L’idée me plaît. Travailler et peindre. Quarante heures de travail payées par semaine, être libre le reste du temps. Dans cette nature…
De ses soixante ans, Madame Westminster saute dans la Jeep, Isa la suit, et voilà que commence une sauvage randonnée le long de chemins étroits à travers la propriété, ses bois, ses prés. Ça monte et ça descend abruptement, ça cahote, on dirait que cette femme veut vérifier le sens de l’équilibre de la jeune passagère, les champs de maïs se penchent au vent, pour une raison ou une autre il n’y a pas de pare-brise sur le véhicule, il faut baisser la tête quand on passe sous un arbre qui voudrait de ses branches fouetter les visages. Comment la conductrice fait-elle pour s’en cacher et conduire en même temps?
Un autre petit test :
— Monsieur Westminster et moi aimons le silence… Vous avez toujours besoin de musique?
Isa la rassure :
— Quand je peins, je mets parfois la radio ou un disque… mais pas tout le temps. J’aime bien écouter les nouvelles. Une fois par jour, pas plus. En sourdine, je…
Madame Westminster l’interrompt :
— Vous entendez la voiture? C’est mon mari qui revient de Toronto.
— Où le chauffeur va me ramener dans une heure ou deux… Le pauvre…
— C’est son travail. Il n’est pas malheureux. Il conduisait des autobus scolaires autrefois. Il a un appartement au-dessus du garage… Ça fait cinq ans qu’il travaille pour nous.
Cinq ans. Pourrait-elle vivre dans cet éden pendant cinq ans? Seule? Avec Drystan peut-être? Mais elle ne le mentionne pas. « Je viendrai te rejoindre quand tu seras prête. » Chaque chose en son temps.
— Je vous laisse, Isa.
Ah bon, se dit celle-ci. Elle m’appelle par mon prénom. Et moi, comment je vais les appeler? Monsieur et Madame, sans doute.
— Promenez-vous. Prenez votre temps. Regardez un peu partout. Les chiens vous suivront probablement. Ne vous en inquiétez pas. Ils savent ce qu’ils font. Il est trois heures. On se revoit à la maison vers quatre heures? On discutera des détails…
Les détails.
« Je ne te vois pas dans un poste de service personnel, lui a dit sa mère. Ce n’est pas pour ça que tu as fait des études. Et que deviennent donc les animaux sauvages? Je croyais… »
— J’ai lu votre rapport sur Internet, commence Monsieur Westminster. Vous avez fait du bon travail à Berlin. Vous devriez envoyer votre étude à des revues se spécialisant dans le domaine. J’aime bien votre conclusion, selon laquelle il faut impliquer les citoyens. Je vous donnerai le nom de quelques éditeurs de magazines plus populaires. Ils aimeront vos histoires de sangliers dans les villes et de gélinottes dans la nature. Dans un sens, nous vivons nous aussi en présence d’animaux sauvages. Enfin, presque.
— J’ai vu des traces dans le bois, derrière l’étang. Un renard, je pense. Ça vaudrait la peine de faire une étude sur votre propriété, ses bêtes et ses plantes. Il doit y en avoir de toutes sortes, de toutes tailles…
— Quand même, je n’ai jamais vu de caribou par ici.
— Je suis bête.
— Non, non. Enthousiaste, je dirais.
— Ça doit être l’air de la campagne.
— Excellente explication, en effet. Moi, je me demande si vous n’êtes pas trop jeune pour devenir l’organisateur en chef de toute une équipe. Un jardinier et ses aides, le chauffeur — enfin, lui, il est plutôt indépendant mais il faut surveiller son horaire —, la firme chargée du chauffage et de l’entretien des piscines, la femme de ménage, un homme à tout faire… La liste des travaux comprend la surveillance du lavage, repassage, nettoyage des vêtements, de la livraison des boissons, des journaux, fournitures de bureau, la supervision des travaux de construction, d’entretien et de rénovation, l’achat des produits ménagers… les chiens…
— Au fond, vous cherchez une personne à tout faire, sorte de ménagère en chef.
— C’est ça.
— J’aurai des choses à apprendre.
— Exact.
— Je ferai des erreurs.
— Sans aucun doute. Ce qui est important, c’est que vous vous en aperceviez et que vous trouviez des remèdes.
Isa sourit poliment. Elle sait qu’elle a de la méthode.
— Il doit y avoir un homme dans votre vie? Je m’excuse, mais c’est une question importante.
— Je vis seule. Dans l’immédiat, il n’y aura pas de changement à cela.
Madame Westminster se mêle de l’affaire :
— Tu lui fais peur, dit-elle à son mari.
— Pas du tout, intervient Isa. J’aime bien que tout soit clair. J’ai besoin de travailler. Je désire travailler à l’extérieur de la ville. Et je tiens à avoir assez de temps de libre pour peindre, lire. Qui sait? Un de ces jours, je reprendrai peut-être mes études. Pour apprendre davantage. Plus tard, je voudrais vivre sur une ferme. En acheter une, si possible. Travailler ici, ce serait comme un prélude à mon avenir.
— Un prélude prolongé, espérons-le. Mon mari n’a pas encore digéré que notre gérante actuelle s’apprête à nous quitter après huit ans. Elle se marie fin octobre.
— Je ne m’y attendais pas, dit Monsieur Westminster, je pensais qu’elle avait passé l’âge… Malheureusement, son futur mari travaille à Windsor. C’est un peu loin, sinon ils auraient pu vivre ici, la maison est assez grande. Nous, on n’avait rien contre. Lui, j’imagine qu’il la voulait pour lui-même. Enfin…
De nouveau, Isa semble entendre les mots de Drystan : « Je viendrai te rejoindre quand tu seras prête ».
— Où en étions-nous? continue Monsieur Westminster. Ah, oui, soyons clairs et précis : nous vous demanderions quarante heures de travail par semaine.
— Quarante, plus cinquante-six heures de sommeil, ça me laisserait soixante-douze heures…
Monsieur Westminster sourit :
— Forte en arithmétique? Ce sera bon pour la comptabilité quotidienne.
— Qui s’occupe des factures et des salaires en votre absence, monsieur?
— Quand nous sommes sur place, c’est moi, rectifie Madame Westminster. Et j’essaie de tout préparer à l’avance.
Mince, se dit Isa, j’ai fait une gaffe.
— En notre absence, vous aurez tous les quinze jours la visite de notre comptable. D’habitude, je prends le lunch avec elle. Vous vous entendrez très bien. Ça fait sept ans qu’elle travaille pour nous.
Madame Westminster se tourne vers son mari :
— David, tu veux bien aller imprimer l’offre que nous faisons à Mademoiselle Boutier?
Isa lit :
1. M. et Mme Westminster s’absentent fréquemment; ils vivent une bonne partie de l’année dans leurs résidences dans les Caraïbes et aux États-Unis. Durant leurs absences, les deux chiens vivront avec Mlle Boutier.
2. La gérante, Mlle Isa Boutier, vivra un minimum de 11 mois par année sur place. Elle résidera dans la maison à mansardes qui est branchée sur Internet et télévision. Elle aura une jeep à sa disposition. La première année, elle aura deux fois un congé de deux semaines. Durant ces semaines, elle pourra s’absenter ou non.
3. Son horaire comprendra 40 heures de travail par semaine.
4. Son salaire sera de 30 000 $ par année.
5. Ses responsabilités comprendront la gestion de la propriété, y compris la supervision des autres employés.
6. L’emploi commence le 15 octobre 2011. Après une période de trois mois, le contrat devient définitif.
Isa a envie de dire oui, là, tout de suite. L’arrivée du chauffeur lui coupe un peu les ailes. Elle se dit qu’il vaut mieux paraître calme. Elle part donc, promettant de donner sa réponse au plus tard dans trois jours.
À Ottawa, Zosia voudrait qu’Isa téléphone à Madame et Monsieur Westminster, disant que ses parents aimeraient faire la connaissance des gens auxquels Isa veut confier sa vie.
Isa résiste :
— Voyons, je ne suis plus une enfant!
Sébastien tient bon :
— Après tout, dit-il, on exige des références de toi et probablement ils ont déjà téléphoné à tes professeurs. Il me semble que nous avons le droit de voir où tu veux t’installer.
Le lendemain, Madame Westminster téléphone. Isa n’est pas à la maison, c’est sa mère qui répond. Après quelques échanges polis, Madame Westminster explique qu’elle aimerait demander si Isa… Elle ne voudrait pas la stresser, mais… enfin… bref, si Isa a décidé… Finalement, elle invite la famille Boutier à venir prendre le lunch. Comme ça, ils verraient la propriété…
Isa fulmine. Est-ce vraiment Madame Westminster qui a téléphoné? Ou bien est-ce Zosia?
— Voyons, dit Sébastien, ta mère se fait du souci, mais jamais elle ne ferait une chose pareille.
— Il a raison, ajoute Fabien, qui est de retour d’un de ses voyages. De plus, elle a l’habitude de nos aventures! La Norvège, le Ghana, l’Amérique du Sud, l’Asie, le pays de Galles, Berlin… Là, il ne s’agit que d’une sorte de banlieue torontoise! Tu devrais lui demander pardon.
Donc, le rendez-vous est fixé.
— Waouh! dit Fabien en voyant les lieux.
Après le lunch, suivi d’une longue promenade, Isa signe le contrat. Le travail ne l’effraie nullement, au contraire. Elle sait que ce petit paradis canadien aux couleurs lumineuses de l’automne lui convient. La neige? Il y en a qui l’ont peinte, d’une façon ou d’une autre. Elle s’y essaiera. En tout cas, pour le moment, elle se sent légère.
Notre sens de l’harmonie nous vient de la nature.
Le Corbusier