Plus de crampes. On dirait qu’elles n’ont pas voulu voyager avec moi. Tant mieux, même si c’est bizarre. Je croyais en mourir, et puis maintenant, je n’ai plus rien. Était-ce la peur de me séparer de mes enfants? La colère sous-jacente contre Martin qui semblait les voir comme une charge excessive? J’ai probablement eu tort d’accepter de rester tout un mois à Accra. J’aurais pas dû… J’aurais dû dire une semaine ou alors quinze jours.
Toutefois, ce n’est pas désagréable de voyager toute seule, j’avais oublié ce que c’est, pas besoin de se soucier de qui ou de quoi que ce soit, c’est comme si j’étais en vacances. J’entends un bébé qui crie dans une des rangées derrière moi, mais ce n’est pas le mien, ses cris ne s’adressent pas à moi. Kwabla et Ama ont pleuré à l’aéroport… éventuellement ils ont dû s’arrêter. Ils ont leur père après tout et il est capable de s’occuper d’eux, j’en suis sûre.
De toute façon, l’avion vient de décoller, plus moyen de faire marche arrière, me voilà coincée dans l’avion, dans un siège à côté d’un hublot — est-ce un hublot ou une fenêtre, quel est le mot juste ici? C’est drôle, quand on ne vit pas à cent pour cent en français, les mots nous manquent parfois.
Vingt heures de vol. Une courte escale à Washington. Puis en route pour l’Afrique, le Ghana.
En 1878, mon arrière-grand-mère Hanna y est allée en bateau, de Hambourg à Accra. Je ne sais pas comment elle a trouvé le courage de descendre l’échelle en corde vers le canot à rames dans lequel des Noirs allaient l’amener en terre africaine où elle vivrait avec son mari missionnaire pendant trente ans et mettrait treize enfants au monde. Waouh!
Moi, ça fait six ans, non, huit ans, enfin, peu importe, que j’ai quitté Accra, la ville a dû changer depuis. Je suis heureuse d’y retourner, j’ai l’impression que je retourne chez moi, oui, c’est au Ghana que j’ai fait mes premiers pas d’anthropologue, c’est ici que j’ai vraiment observé les gens, que j’ai essayé de comprendre, que j’ai vu consciemment l’horrible injustice de la pauvreté.
Depuis l’escale de Washington, l’Afrique m’entoure, hommes, femmes, enfants noirs, pourtant je vis toujours entourée de Noirs, Martin, nos enfants, mais ici, dans cet avion, ce n’est pas ma petite famille, c’est la société noire qui m’accueille.
Voilà, j’ai encore une fois relu ma communication. Ça va, ce n’est pas mal. J’ai sommeil. Quelle heure est-il à Toronto? Dix heures du soir, les enfants doivent être endormis. Martin leur a-t-il lu une histoire?
Il faut que je me réveille, se dit Ariane. J’entends des pas, des bruits, des paroles. Voilà qu’on nous apporte un petit-déjeuner. Et j’ai faim!
— Vous avez bien dormi, me dit ma voisine. Dans quelques heures nous serons à Accra.
Elle me raconte qu’elle vient de rendre visite à son frère, un ingénieur en poste à New York, que ses enfants seront à l’aéroport pour l’accueillir, qu’elle a hâte de les retrouver après trois semaines d’absence.
Je lui explique d’où je viens et où je vais, et pourquoi, je mentionne brièvement ma thèse, puis lui parle de mes enfants et de Martin, précise qu’il est togolais. Que je l’ai rencontré à Accra et qu’il enseigne au Canada. Elle me demande pourquoi nous avons choisi de vivre au Canada et non au Ghana. Je lui explique qu’il m’avait fallu rentrer au Canada pour écrire ma thèse.
Je lui parle de Bintou, que j’espère pouvoir la retrouver, elle me donne son numéro de téléphone, me dit qu’elle pourrait peut-être m’aider à retrouver mon amie. Son mari est médecin, elle-même travaille au ministère de l’Éducation.
Quelques heures passent, puis ça y est, on descend vers Kotoka, l’Atlantique sous le soleil est beau comme toujours! Comment vais-je reconnaître Théa Asante?
Facile. Elle avait une petite pancarte avec mon nom. Une voiture de service avec un chauffeur.
— Je conduis, m’a-t-elle expliqué, mais je voulais pouvoir causer avec vous durant ce voyage vers Legon, la partie de la ville qu’on appelle aussi la Colline du Savoir.
Nous avons passé d’abord par des rues remplies de voitures, de motos et de piétons, oh! le bruit, le même qu’autrefois, en plus fort peut-être! Il me semblait que je reconnaissais aussi certaines rues, des bâtiments, mais je ne suis pas sûre. J’ai marché ici il y a des années, mais maintenant, si Théa m’avait déposée quelque part, j’aurais été perdue.
Bientôt on arrivait dans des lieux plus calmes avec des villas impressionnantes, de grands arbres partout. Le campus. Un parc. Un appartement au deuxième étage d’une des résidences blanchies à la chaux.
Je suis reconnaissante à ma collègue qui m’a tout simplement laissée dans mon nouveau chez-moi en me disant que je trouverais à boire et à manger dans le frigo et puis s’en est allée.
— Reposez-vous, m’a-t-elle conseillé avant de continuer en anglais : We plan to have dinner with you, around 8 pm. I’ll call you an hour before, so you can get ready. But now, just rest. I’ll come to pick you up with Dominique, one of our French teachers.
La conférence bat son plein. Il faudrait être à plusieurs endroits à la fois. Il y a tellement de présentations qui m’intéressent : Africa — Média et Démocratie. Parenté africaine et changement de rôles entre l’homme et la femme. Les facettes de la pauvreté. Juvénilité de la pauvreté. Émergence des cultures des jeunes. The role of women in Ghana’s economy.
Pauvreté urbaine et rurale. Traveling, Teaching and Learning in the Global Age. Femmes, enfants et la guerre. Witchcraft in Ghana. Amadou Hampâté Bâ et son appel à la paix. L’appartenance éthique. La nouvelle musique au Ghana. African Traditional Religions. L’hospitalité et la célébration de l’Autre. Femmes rurales chefs de famille en Afrique subsaharienne. Anthropologie africaniste. Femmes écrivains et littérature africaine. Représentation féminine au gouvernement. L’Afrique écrite au féminin à l’époque coloniale. La santé nationale. L’assurance santé. Femmes et pauvreté… Droits des femmes : une lutte quotidienne… Etc. Etc. J’ai tous les résumés et toutes les adresses des présentateurs et présentatrices… Depuis hier, je fais partie de l’Association of African Women Scholars.
Dominique est extraordinaire, il a parlé d’un recueil d’essais sur le rapport mortifère entre mère et enfant dans la littérature africaine francophone, un livre qui contredit les théories des politiciens francocentristes qui voient la mère comme la grande salvatrice du monde africain. Cet homme est vraiment brillant. Il a fait une deuxième présentation sur les mutilations génitales des Africaines… Incroyable.
Je n’arrive pas à trouver Bintou. Je suis allée au marché, le bidonville où elle habitait existe toujours, j’ai erré pendant toute une soirée dans son quartier, j’ai posé de nombreuses questions à de nombreuses femmes de son âge. Rien.
Cocktail pour la fin du congrès. J’ai rencontré encore une fois beaucoup de gens importants : la ministre des Affaires Femmes et enfants, un ministère qui gère un programme de repas scolaires, le directeur du Centre for Gender Studies and Advocacy (CEGENSA) which promotes research, documentation and dissemination of gender related knowledge. Et il faut noter le mot Advocacy: dans ce nom, il s’agit d’un centre qui a pour mission d’améliorer la société. Son travail, m’a-t-on dit, commence à la maison : The University community constitutes a microcosm of society. CEGENSA seeks to formulate gender policies that will mark the University as a pacesetter in creating an empowering and equitable working and living environment. Ça n’en finissait pas, on me flattait, me remerciait de mon intérêt pour le Ghana, et moi j’apprenais une chose après l’autre.
De plus, les Ghanéens et Ghanéennes ont pour la plupart cette formidable beauté africaine. Et mes enfants en ont les gènes.
9 h, le 14 mai. J’attends Théa et Dominique. On s’en va à Tamale, où il y a maintenant une Université pour les études de développement /University for Development Studies. On y va en avion, il s’agit d’une visite officielle, je suis censée apprendre autant que possible sur le travail qui se fait dans les universités du Ghana.
J’ai aussi l’intention de m’acheter à Tamale quelques paniers en herbe à éléphants. Peut-être qu’ils en font maintenant des sacs à dos. Cadeaux à apporter aux enfants?
Oh, Théa et Dominique sont en bas, je les entends! Le voyage dans le nord commence.
Tamale a changé, changé, changé… S’est développée… Une école de médecine, des départements d’agriculture, de ressources naturelles renouvelables, de gestation, d’informatique, de mathématiques, de sciences appliquées, de droit, de tactiques d’empowerment. Bref, il s’agit ici de développement tous azimuts et cela me plaît. Et je suis fatiguée.
Quel bonheur! Ma voisine du vol Washington-Accra est venue me voir avec Kaya, fille de Bintou. Kaya qui fait partie de l’équipe des Black Queens, l’équipe de foot féminine du Ghana, des femmes habituées à jouer les premiers rôles au niveau continental. Et moi qui avais offert un ballon de football à son frère Kwame! Celui-ci étudie la musique à l’Institut des études africaines de l’Université. Bintou est allée travailler comme galamsey dans les mines d’or dans l’ouest du Ghana, où en novembre 2009 une explosion avait causé la mort de dix-neuf mineurs dont quatorze femmes. Elle a commencé ce travail pour financer en partie les études de ses enfants. Mais elle va bien, Kaya va lui donner de mes nouvelles, je ne sais pas quand, ni comment. Baako, l’aîné, a été très malade à cause de son travail avec les déchets électroniques, mais Bintou l’a aidé, lui aussi, et il travaille maintenant dans la cuisine d’un hôtel.
Je suis heureuse. Je pars dans deux jours, je n’ai pas le temps de rencontrer les autres enfants de Bintou, mais au moins je sais que pour eux et pour elle-même le suspens est devenu moins définitif.
En route pour Toronto. Ma valise est remplie de livres et de documents, ma tête pleine de couleurs et d’espoir. À l’aéroport, Théa m’a, en chuchotant, fait entrevoir la possibilité d’un retour au Ghana, d’un poste à l’Université, m’a dit que Martin devrait se chercher un poste au Togo. L’Afrique, de nouveau? Et pourquoi pas?