(AT, IX,) (13) Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir.
(AT, VII,) (17) Animadverti jam ante aliquot annos quam multa, ineunte ætate, falsa pro veris admiserim, & quam dubia sint quæcunque istis postea superextruxi, ac proinde funditus omnia semel in vita esse evertenda, atque a primis fundamentis denuo inchoandum, si quid aliquando firmum & mansurum cupiam in scientiis stabilire ; sed ingens opus esse videbatur, eamque ætatem expectabam, quæ foret tam matura, ut capessendis disciplinis aptior nulla sequeretur. Quare tamdiu cunctatus sum ut deinceps essem in culpa, si quod temporis superest ad agendum, deliberando consumerem. Opportune igitur hodie (18) mentem curis omnibus/exsolvi, securum mihi otium procuravi, solus secedo, serio tandem & libere generali huic mearum opinionum eversioni vacabo.
Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être (14) je ne viendrais jamais à bout ; mais, d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d’un travail infini ; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.
Ad hoc autem non erit necesse, ut omnes esse falsas ostendam, quod nunquam fortassis assequi possem ; sed quia jam ratio persuadet, non minus accurate ab iis quæ non plane certa sunt atque indubitata, quam ab aperte falsis assensionem esse cohibendam, satis erit ad omnes rejiciendas, si aliquam rationem dubitandi in unaquaque reperero. Nec ideo etiam singulæ erunt percurrendæ, quod operis esset infiniti ; sed quia, suffossis fundamentis, quidquid iis superædificatum est sponte collabitur, aggrediar statim ipsa principia, quibus illud omne quod olim credidi nitebatur.
Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.
Nempe quidquid hactenus ut maxime verum admisi, vel a sensibus, vel per sensus accepi ; hos autem interdum fallere deprehendi, ac prudentiæ est nunquam illis plane confidere qui nos vel semel deceperunt.
Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter1, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous ; et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.
Sed forte, quamvis interdum sensus circa minuta quædam & remotiora nos fallant, pleraque tamen alia sunt de quibus dubitari plane non potest, quamvis ab iisdem hauriantur : ut jam me hic esse, foco assidere, hyemali toga esse indutum, chartam istam manibus contrectare, & similia. Manus vero has ipsas, totumque hoc corpus meum esse, qua ratione posset negari ? nisi me forte comparem nescio quibus insanis, / quorum cerebella tam (19) contumax vapor ex atra bile labefactat, ut constanter asseverent vel se esse reges, cum sunt pauperrimi, vel purpura indutos, cum sunt nudi, vel caput habere fictile, vel se totos esse cucurbitas, vel ex vitro conflatos ; sed amentes sunt isti, nec minus ipse demens viderer, si quod ab iis exemplum ad me transferrem.
Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point (15) si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors.
Præclare sane, tanquam non sim homo qui soleam noctu dormire, & eadem omnia in somnis pati, vel etiam interdum minus verisimilia, quam quæ isti vigilantes. Quam frequenter vero usitata ista, me hic esse, toga vestiri, foco assidere, quies nocturna persuadet, cum tamen positis vestibus jaceo inter strata ! Atqui nunc certe vigilantibus oculis intueor hanc chartam, non sopitum est hoc caput quod commoveo, manum istam prudens & sciens extendo & sentio ; non tam distincta contingerent dormienti. Quasi scilicet non recorder a similibus etiam cogitationibus me alias in somnis fuisse delusum ; quæ dum cogito attentius, tam plane video nunquam certis indiciis vigiliam a somno posse distingui, ut obstupescam, & fere hic ipse stupor mihi opinionem somni confirmet.
Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités-ci, à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions ; et pensons que peut-être nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n’ayons rien vu de semblable, et qu’ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables.
Age ergo somniemus, nec particularia ista vera sint, nos oculos aperire, caput movere, manus extendere, nec forte etiam nos habere tales manus, nec tale totum corpus ; tamen profecto fatendum est visa per quietem esse veluti quasdam pictas imagines, quæ non nisi ad similitudinem rerum verarum fingi potuerunt ; ideoque saltem generalia hæc, oculos, caput, manus, totumque corpus, res quasdam non imaginarias, sed veras existere. Nam sane pictores ipsi, ne tum qui/dem, (20) cum Sirenas & Satyriscos maxime inusitatis formis fingere student, naturas omni ex parte novas iis possunt assignare, sed tantummodo diversorum animalium membra permiscent ; vel si forte aliquid excogitent adeo novum, ut nihil omnino ei simile fuerit visum, atque ita plane fictitium sit & falsum, certe tamen ad minimum veri colores esse debent, ex quibus illud componant. Nec dispari ratione, quamvis etiam generalia hæc, oculi, caput, manus, & similia, imaginaria esse possent, necessario tamen saltem alia quædam adhuc magis simplicia & universalia vera esse fatendum est, ex quibus tanquam coloribus veris omnes istæ, seu veræ, seu falsæ, quæ in cogitatione nostra sunt, rerum imagines effinguntur.
Et par la même raison, encore que ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et autres semblables, pussent être imaginaires, il faut toutefois avouer qu’il y a des choses encore plus simples et plus universelles, qui sont vraies et existantes, du mélange desquelles, ni plus ni moins que de celui de quelques véritables couleurs, toutes ces images des choses qui résident en notre pensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques, sont formées. De ce genre de choses est la nature corporelle en général, et son étendue ; ensemble la figure des choses étendues, leur quantité ou grandeur, et leur nombre ; comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée, et autres semblables.
Cujus generis esse videntur natura corporea in communi, ejusque extensio ; item figura rerum extensarum ; item quantitas, sive earumdem magnitudo & numerus ; item locus in quo existant, tempusque per quod durent, & similia.
C’est pourquoi peut-être (16) que de là nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la physique, l’astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines ; mais que l’arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n’y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d’indubitable. Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude.
Quapropter ex his forsan non male concludemus Physicam, Astronomiam, Medicinam, disciplinasque alias omnes, quæ a rerum compositarum consideratione dependent, dubias quidem esse ; atqui Arithmeticam, Geometriam, aliasque ejusmodi, quæ nonnisi de simplicissimis & maxime generalibus rebus tractant, atque utrum eæ sint in rerum natura necne, parum curant, aliquid certi atque indubitati continere. Nam sive vigilem, sive dormiam, duo et tria simul juncta sunt quinque, quadratumque non plura habet latera quam quatuor ; nec fieri posse videtur ut tam perspicuæ veritates in suspicionem falsitatis incurrant.
Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnerait à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il ne le permette.
Verumtamen infixa quædam (21) est meæ menti vetus opinio, Deum esse qui potest omnia, & a quo talis, qualis existo, sum creatus. Unde autem scio illum non fecisse ut nulla plane sit terra, nullum cœlum, nulla res extensa, nulla figura, nulla magnitudo, nullus locus, & tamen hæc omnia non aliter quam nunc mihi videantur existere ? Imo etiam, quemadmodum judico interdum alios errare circa ea quæ se perfectissime scire arbitrantur, ita ego ut fallar quoties duo & tria simul addo, vel numero quadrati latera, vel si quid aliud facilius fingi potest ? At forte noluit Deus ita me decipi, dicitur enim summe bonus ; sed si hoc ejus bonitati repugnaret, talem me creasse ut semper fallar, ab eadem etiam videretur esse alienum permittere ut interdum fallar ; quod ultimum tamen non potest dici.
Il y aura peut-être ici des personnes qui aimeront mieux nier l’existence d’un Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur résistons pas pour le présent, et supposons, en leur faveur, que tout ce qui est dit ici d’un Dieu soit une fable. Toutefois, de quelque façon qu’ils supposent que je sois parvenu à l’état et à l’être que je possède, soit qu’ils l’attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le réfèrent au hasard, soit qu’ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaison des choses, il est certain que, puisque faillir et se tromper est une espèce (17) d’imperfection, d’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils attribueront à mon origine, d’autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours. Auxquelles raisons je n’ai certes rien à répondre, mais je suis contraint d’avouer que, de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées : de sorte qu’il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées, et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de constant et d’assuré dans les sciences.
Essent vero fortasse nonnulli qui tam potentem aliquem Deum mallent negare, quam res alias omnes credere esse incertas. Sed iis non repugnemus, totumque hoc de Deo demus esse fictitium ; at seu fato, seu casu, seu continuata rerum serie, seu quovis alio modo me ad id quod sum pervenisse supponant ; quoniam falli & errare imperfectio quædam esse videtur, quo minus potentem originis meæ authorem assignabunt, eo probabilius erit me tam imperfectum esse ut semper fallar. Quibus sane argumentis non habeo quod respondeam, sed tandem cogor fateri nihil esse ex iis quæ olim vera putabam, de quo non liceat dubitare, idque non per inconsiderantiam vel levitatem, sed propter validas & meditatas rationes ; ideoque etiam ab iisdem, non minus quam ab aperte falsis, (22) / accurate deinceps assensionem esse cohibendam, si quid certi velim invenire.
Mais il ne suffit pas d’avoir fait ces remarques, il faut encore que je prenne soin de m’en souvenir ; car ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu’elles ont eu avec moi leur donnant droit d’occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance. Et je ne me désaccoutumerai jamais d’y acquiescer, et de prendre confiance en elles, tant que je les considérerai telles qu’elles sont en effet, c’est à savoir en quelque façon douteuse, comme je viens de montrer, et toutefois fort probables, en sorte que l’on a beaucoup plus de raison de les croire que de les nier. C’est pourquoi je pense que j’en userai plus prudemment, si, prenant un parti contraire, j’emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires2 ; jusques à ce qu’ayant tellement balancé mes préjugés, qu’ils ne puissent faire pencher mon avis plus d’un côté que d’un autre, mon jugement ne soit plus désormais maîtrisé par de mauvais usages et détourné du droit chemin qui le peut conduire à la connaissance de la vérité. Car je suis assuré que cependant il ne peut y avoir de péril ni d’erreur en cette voie, et que je ne saurais aujourd’hui trop accorder à ma défiance, puisqu’il n’est pas maintenant question d’agir, mais seulement de méditer et de connaître.
Sed nondum sufficit hæc advertisse, curandum est ut recorder ; assidue enim recurrunt consuetæ opiniones, occupantque credulitatem meam tanquam longo usu & familiaritatis jure sibi devinctam, fere etiam me invito ; nec unquam iis assentiri & confidere desuescam, quamdiu tales esse supponam quales sunt revera, nempe aliquo quidem modo dubias, ut jam jam ostensum est, sed nihilominus valde probabiles, & quas multo magis rationi consentaneum sit credere quam negare. Quapropter, ut opinor, non male agam, si, voluntate plane in contrarium versa, me ipsum fallam, illasque aliquandiu omnino falsas imaginariasque esse fingam, donec tandem, velut æquatis utrimque præjudiciorum ponderibus, nulla amplius prava consuetudo judicium meum a recta rerum perceptione detorqueat. Etenim scio nihil inde periculi vel erroris interim sequuturum, & me plus æquo diffidentiæ indulgere non posse, quandoquidem nunc non rebus agendis, sed cognoscendis tantum incumbo.
Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies3, dont il se sert pour (18) surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra jamais rien imposer.
Supponam igitur non optimum Deum, fontem veritatis, sed genium aliquem malignum, eundemque summe potentem & callidum, omnem suam industriam in eo posuisse, ut me falleret : putabo cælum, aerem, terram, colores, figuras, sonos, cunctaque externa nihil aliud esse quam ludificationes somniorum, quibus insidias credulitati meæ tetendit : considerabo meipsum tanquam manus non / habentem, (23) non oculos, non carnem, non sanguinem, non aliquem sensum, sed hæc omnia me habere falso opinantem : manebo obstinate in hac meditatione defixus, atque ita, siquidem non in potestate mea sit aliquid veri cognoscere, at certe hoc quod in me est, ne falsis assentiar, nec mihi quidquam iste deceptor, quantumvis potens, quantumvis callidus, possit imponere, obfirmata mente cavebo.
Mais ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir toutes les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées.
Sed laboriosum est hoc institutum, & desidia quædam ad consuetudinem vitæ me reducit. Nec aliter quam captivus, qui forte imaginaria libertate fruebatur in somnis, cum postea suspicari incipit se dormire, timet excitari, blandisque illusionibus lente connivet : sic4 sponte relabor in veteres opiniones, vereorque expergisci, ne placidæ quieti laboriosa vigilia succedens, non in aliqua luce, sed inter inextricabiles jam motarum difficultatum tenebras, in posterum sit degenda.