MÉDITATION TROISIÈME

De Dieu, qu’il existe.

De Deo, quod existat.

(27) Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait1, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que j’ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j’imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser, que j’appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu’elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. Et dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapporté tout ce que je sais véritablement, ou du moins tout ce que jusques ici j’ai remarqué que je savais.

Claudam nunc oculos, aures obturabo, avocabo omnes sensus, imagines etiam rerum corporalium omnes vel ex cogitatione mea delebo, vel certe, quia hoc fieri vix potest, illas ut inanes & falsas nihili pendam, meque solum alloquendo & penitius inspiciendo, meipsum paulatim mihi magis notum & familiarem reddere conabor. Ego sum res cogitans, id est dubitans, affirmans, negans, pauca intelligens, multa ignorans, volens, nolens, imaginans etiam & sentiens ; ut enim ante animadverti, quamvis illa quæ sentio vel imaginor extra me fortasse nihil sint, (35) illos tamen cogitandi modos, quos sensus & imaginationes / appello, quatenus cogitandi quidam modi tantum sunt, in me esse sum certus. Atque his paucis omnia recensui quæ vere scio, vel saltem quæ me scire hactenus animadverti.

 

Maintenant je considérerai plus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi d’autres connaissances que je n’aie pas encore aperçues. Je suis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ? Dans cette première connaissance, il ne se rencontre rien qu’une claire et distincte perception de ce que je connais ; laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m’assurer qu’elle est vraie2, s’il pouvait jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse. Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies.

Nunc circumspiciam diligentius an forte adhuc apud me alia sint ad quæ nondum respexi. Sum certus me esse rem cogitantem. Nunquid ergo etiam scio quid requiratur ut de aliqua re sim certus ? Nempe in hac prima cognitione nihil aliud est, quam clara quædam & distincta perceptio ejus quod affirmo ; quæ sane non sufficeret ad me certum de rei veritate reddendum, si posset unquam contingere, ut aliquid, quod ita clare & distincte perciperem, falsum esset ; ac proinde jam videor pro regula generali posse statuere, illud omne esse verum, quod valde clare & distincte percipio.

 

Toutefois j’ai reçu et admis ci-devant plusieurs choses comme très certaines et très manifestes, lesquelles néanmoins j’ai reconnu par après être douteuses et incertaines. Quelles étaient donc ces choses-là ? C’était la terre, le ciel, les astres, et toutes les autres choses que j’apercevais par (28) l’entremise de mes sens. Or qu’est-ce que je concevais clairement et distinctement en elles ? Certes, rien autre chose sinon que les idées ou les pensées de ces choses se présentaient à mon esprit. Et encore à présent je ne nie pas que ces idées ne se rencontrent en moi. Mais il y avait encore une autre chose que j’assurais, et qu’à cause de l’habitude que j’avais à la croire, je pensais apercevoir très clairement, quoique véritablement je ne l’aperçusse point, à savoir qu’il y avait des choses hors de moi, d’où procédaient ces idées, et auxquelles elles étaient tout à fait semblables. Et c’était en cela que je me trompais ; ou, si peut-être je jugeais selon la vérité, ce n’était aucune connaissance que j’eusse, qui fût cause de la vérité de mon jugement.

Verumtamen multa prius ut omnino certa & manifesta admisi, quæ tamen postea dubia esse deprehendi. Qualia ergo ista fuere ? Nempe terra, cœlum, sydera & cætera omnia quæ sensibus usurpabam. Quid autem de illis clare percipiebam ? Nempe ipsas talium rerum ideas, sive cogitationes, menti meæ observari. Sed ne nunc quidem illas ideas in me esse inficior. Aliud autem quiddam erat quod affirmabam, quodque etiam ob consuetudinem credendi clare me percipere arbitrabar, quod tamen revera non percipiebam : nempe res quasdam extra me esse, a quibus ideæ istæ procedebant, & quibus omnino similes erant. Atque hoc erat, in quo vel fallebar, vel certe, si verum judicabam, id non ex vi meæ perceptionis contingebat.

 

Mais lorsque je considérais quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l’arithmétique et la géométrie, par exemple que deux et trois joints ensemble produisent le nombre de cinq, et autres choses semblables, ne les concevais-je pas au moins assez clairement pour assurer qu’elles étaient vraies ? Certes, si j’ai jugé depuis qu’on pouvait douter de ces choses, ce n’a point été pour autre raison, que parce qu’il me venait en l’esprit, que peut-être quelque Dieu avait pu me donner une telle nature, que je me trompasse même touchant les choses qui me semblent les plus manifestes. Mais toutes les fois que cette opinion ci-devant conçue de la souveraine puissance d’un Dieu se présente à ma pensée, je suis contraint d’avouer qu’il lui est facile, s’il le veut, de faire en sorte que je m’abuse, même dans les choses que je crois connaître avec une évidence très grande3. Et au contraire toutes les fois que je me tourne vers les choses que je pense concevoir fort clairement, je suis tellement persuadé par elles, que de moi-même je me laisse emporter à ces paroles : Me trompe qui pourra, si est-ce qu’il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tandis que je penserai être quelque chose ; ou que quelque jour il soit vrai que je n’aie jamais été, étant vrai maintenant que je suis ; ou bien4 que deux et trois joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables, que je vois clairement ne pouvoir être d’autre façon que je les conçois.

Et certes, puisque je n’ai aucune raison de croire qu’il y ait quelque Dieu qui soit trompeur, et même que je n’ai pas encore considéré celles qui prouvent qu’il y a un Dieu, la raison de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien légère, et pour ainsi dire métaphysique. Mais afin de la pouvoir tout à fait ôter, je dois examiner s’il y a un Dieu, sitôt que l’occasion s’en présentera ; et si je trouve qu’il y en ait un, je dois aussi examiner s’il peut être trompeur : (29) car sans la connaissance de ces deux vérités, je ne vois pas que je puisse jamais être certain d’aucune chose5.

Quid vero ? Cum circa res Arithmeticas vel Geometricas aliquid valde simplex (36) & facile considerabam, ut quod duo & tria simul juncta sint quinque, vel similia, nunquid saltem illa satis perspicue intuebar, ut vera esse affirmarem ? Equidem non aliam ob causam de iis dubitandum esse postea judicavi, quam quia veniebat in mentem forte aliquem Deum talem mihi naturam indere potuisse, ut etiam circa illa deciperer, quæ manifestissima viderentur. Sed quoties hæc præconcepta de summa Dei potentia opinio mihi occurit, non possum non fateri, siquidem velit, facile illi esse efficere ut errem, etiam in iis quæ me puto mentis oculis quam evidentissime intueri. Quoties vero ad ipsas res, quas valde clare percipere arbitror, me converto, tam plane ab illis persuadeor, ut sponte erumpam in has voces : fallat me quisquis potest, nunquam tamen efficiet ut nihil sim, quandiu me aliquid esse cogitabo ; vel ut aliquando verum sit me nunquam fuisse, cum jam verum sit me esse ; vel forte etiam ut duo & tria simul juncta plura vel pauciora sint quam quinque, vel similia, in quibus scilicet repugnantiam agnosco manifestam. Et certe cum nullam occasionem habeam existimandi aliquem Deum esse deceptorem, nec quidem adhuc satis sciam utrum sit aliquis Deus, valde tenuis &, ut ita loquar, Metaphysica dubitandi ratio est, quæ tantum ex ea opinione dependet. Ut autem etiam illa tollatur, quamprimum occurret occasio, examinare debeo an sit Deus, &, si sit, an possit esse deceptor ; hac enim re ignorata, non videor de ulla alia plane certus esse unquam posse.

 

Et afin que je puisse avoir occasion d’examiner cela sans interrompre l’ordre de méditer que je me suis proposé, qui est de passer par degrés des notions que je trouverai les premières en mon esprit à celles que j’y pourrai trouver par après, il faut ici6 que je divise toutes mes pensées en certains genres, et que je considère dans lesquels de ces genres il y a proprement de la vérité ou de l’erreur.

Nunc autem ordo videtur exigere, ut prius omnes meas cogitationes in certa (37) genera distribuam, & in quibusnam ex illis veritas aut falsitas proprie consistat, inquiram.

 

Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D’autres, outre cela, ont quelques autres formes : comme, lorsque je veux, que je crains, que j’affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de l’action de mon esprit, mais j’ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l’idée que j’ai de cette chose-là ; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements.

Quædam ex his tanquam rerum imagines sunt, quibus solis proprie convenit ideæ nomen : ut cum hominem, vel Chimæram, vel Cœlum, vel Angelum, vel Deum cogito. Aliæ vero alias quasdam præterea formas habent : ut, cum volo, cum timeo, cum affirmo, cum nego, semper quidem aliquam rem ut subjectum meæ cogitationis apprehendo, sed aliquid etiam amplius quam istius rei similitudinem cogitatione complector ; & ex his aliæ voluntates, sive affectus, aliæ autem judicia appellantur.

 

Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu’on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que j’imagine une chèvre ou une chimère, il n’est pas moins vrai que j’imagine l’une que l’autre.

Il ne faut pas craindre aussi qu’il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontés ; car encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n’est pas pour cela moins vrai que je les désire.

Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s’y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables ou conformes à des choses qui sont hors de moi ; car certainement, si je considérais seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d’extérieur, à peine me pourraient-elles donner occasion de faillir.

Jam quod ad ideas attinet, si solæ in se spectentur, nec ad aliud quid illas referam, falsæ proprie esse non possunt ; nam sive capram, sive chimæram imaginer, non minus verum est me unam imaginari quam alteram. Nulla etiam in ipsa voluntate, vel affectibus, falsitas est timenda ; nam, quamvis prava quamvis etiam ea quæ nusquam sunt, possim optare, non tamen ideo non verum est illa me optare. Ac proinde sola supersunt judicia, in quibus mihi cavendum est ne fallar. Præcipuus autem error & frequentissimus qui possit in illis reperiri, consistit in eo quod ideas, quæ in me sunt, judicem rebus quibusdam extra me positis similes esse sive conformes ; nam profecto, si tantum ideas ipsas ut cogitationis meæ quosdam modos considerarem, nec ad quidquam aliud referrem, vix mihi ullam errandi materiam dare possent.

 

Or de ces idées les unes me semblent être nées avec moi, les autres être étrangères et venir de dehors, et les autres être faites et inventées par moi-même. Car, que j’aie la faculté de concevoir ce que c’est qu’on nomme en général une chose, ou une vérité, ou une pensée, il me semble que je ne tiens point cela d’ailleurs que de ma nature propre ; mais si j’ouïs maintenant quelque bruit, si je vois le soleil, (30) si je sens de la chaleur, jusqu’à cette heure j’ai jugé que ces sentiments procédaient de quelques choses qui existent hors de moi ; et enfin il me semble que les sirènes, les hippogriffes et toutes les autres semblables chimères sont des fictions et inventions de mon esprit. Mais aussi peut-être me puis-je persuader que toutes ces idées sont du genre de celles que j’appelle étrangères, et qui viennent de dehors, ou bien qu’elles sont toutes nées avec moi, ou bien qu’elles ont toutes été faites par moi ; car je n’ai point encore clairement découvert leur véritable origine. Et ce que j’ai principalement à faire en cet endroit, est de considérer, touchant celles qui me semblent venir de quelques objets qui sont hors de moi, quelles sont les raisons qui m’obligent à les croire semblables à ces objets.

Ex his autem ideis aliæ innatæ, aliæ adventitiæ, aliæ a me ipso factæ mihi videntur : (38) nam quod intelligam quid sit res, quid sit veritas, quid sit cogitatio, hæc non aliunde habere videor quam ab ipsamet mea natura ; quod autem nunc strepitum audiam, solem videam, ignem sentiam, a rebus quibusdam extra me positis procedere hactenus judicavi ; ac denique Syrenes, Hippogryphes, & similia, a me ipso finguntur. Vel forte etiam omnes esse adventitias possum putare, vel omnes innatas, vel omnes factas : nondum enim veram illarum originem clare perspexi.

 

La première de ces raisons est qu’il me semble que cela m’est enseigné par la nature ; et la seconde, que j’expérimente en moi-même que ces idées ne dépendent point de ma volonté7 ; car souvent elles se présentent à moi malgré moi, comme maintenant, soit que je le veuille, soit que je ne le veuille pas, je sens de la chaleur, et pour cette cause je me persuade que ce sentiment ou bien cette idée de la chaleur est produite en moi par une chose différente de moi, à savoir par la chaleur du feu auprès duquel je me rencontre. Et je ne vois rien qui me semble plus raisonnable, que de juger que cette chose étrangère envoie et imprime en moi sa ressemblance plutôt qu’aucune autre chose.

Sed hic præcipue de iis est quærendum, quas tanquam a rebus extra me existentibus desumptas considero, quænam me moveat ratio ut illas istis rebus similes esse existimem. Nempe ita videor doctus a natura. Et præterea experior illas non a mea voluntate nec proinde a me ipso pendere ; sæpe enim vel invito obversantur : ut jam, sive velim, sive nolim, sentio calorem, & ideo puto sensum illum, sive ideam caloris, a re a me diversa, nempe ab ignis, cui assideo, calore, mihi advenire. Nihilque magis obvium est, quam ut judicem istam rem suam similitudinem potius quam aliud in me immittere.

 

Maintenant il faut que je voie si ces raisons sont assez fortes et convaincantes. Quand je dis qu’il me semble que cela m’est enseigné par la nature, j’entends seulement par ce mot de nature une certaine inclination qui me porte à croire cette chose, et non pas une lumière naturelle qui me fasse connaître qu’elle est vraie. Or ces deux choses diffèrent beaucoup entre elles ; car je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai, ainsi qu’elle m’a tantôt fait voir que, de ce que je doutais, je pouvais conclure que j’étais. Et je n’ai en moi aucune autre faculté, ou puissance, pour distinguer le vrai du faux, qui me puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle. Mais, pour ce qui est des inclinations qui me semblent aussi m’être naturelles, j’ai souvent remarqué, lorsqu’il a été question de faire choix entre les vertus et les vices, qu’elles ne m’ont pas moins porté au mal qu’au bien ; c’est pourquoi je n’ai pas sujet de les suivre non plus en ce qui regarde le vrai et le faux.

Quæ rationes, an satis firmæ sint, jam videbo. Cum hic dico me ita doctum esse a natura, intelligo tantum spontaneo quodam impetu me ferri ad hoc credendum, non lumine aliquo naturali mihi ostendi esse verum. Quæ duo multum discrepant ; nam quæcumque lumine naturali mihi ostenduntur, ut quod ex eo quod dubitem, sequatur me esse, & similia, nullo modo dubia esse possunt, quia nulla alia facultas esse potest, cui æque fidam ac lumini isti, (39) quæque illa/non vera esse possit docere ; sed quantum ad impetus naturales, jam sæpe olim judicavi me ab illis in deteriorem partem fuisse impulsum, cum de bono eligendo ageretur, nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam.

 

Et pour l’autre raison, qui est (31) que ces idées doivent venir d’ailleurs, puisqu’elles ne dépendent pas de ma volonté, je ne la trouve non plus convaincante. Car tout de même que ces inclinations, dont je parlais tout maintenant, se trouvent en moi, nonobstant qu’elles ne s’accordent pas toujours avec ma volonté, ainsi peut-être qu’il y a en moi quelque faculté ou puissance propre à produire ces idées sans l’aide d’aucune chose extérieure, bien qu’elle ne me soit pas encore connue ; comme en effet il m’a toujours semblé jusques ici que, lorsque je dors, elles se forment ainsi en moi sans l’aide des objets qu’elles représentent. Et enfin, encore que je demeurasse d’accord qu’elles sont causées par ces objets, ce n’est pas une conséquence nécessaire qu’elles doivent leur être semblables. Au contraire, j’ai souvent remarqué, en beaucoup d’exemples, qu’il y avait une grande différence entre l’objet et son idée. Comme, par exemple, je trouve dans mon esprit deux idées du soleil toutes diverses : l’une tire son origine des sens, et doit être placée dans le genre de celles que j’ai dit ci-dessus venir de dehors, par laquelle il me paraît extrêmement petit ; l’autre est prise des raisons de l’astronomie, c’est-à-dire de certaines notions nées avec moi, ou enfin est formée par moi-même de quelque sorte que ce puisse être, par laquelle il me paraît plusieurs fois plus grand que toute la terre. Certes, ces deux idées que je conçois du soleil, ne peuvent pas être toutes deux semblables au même soleil ; et la raison me fait croire que celle qui vient immédiatement de son apparence8, est celle qui lui est le plus dissemblable.

Deinde, quamvis ideæ illæ a voluntate mea non pendeant, non ideo constat ipsas a rebus extra me positis necessario procedere. Ut enim impetus illi, de quibus mox loquebar, quamvis in me sint, a voluntate tamen mea diversi esse videntur, ita forte etiam aliqua alia est in me facultas, nondum mihi satis cognita, istarum idearum effectrix, ut hactenus semper visum est illas, dum somnio, absque ulla rerum externarum ope, in me formari.

 

Ac denique, quamvis a rebus a me diversis procederent, non inde sequitur illas rebus istis similes esse debere. Quinimo in multis sæpe magnum discrimen videor deprehendisse : ut, exempli causa, duas diversas solis ideas apud me invenio, unam tanquam a sensibus haustam, & quæ maxime inter illas quas adventitias existimo est recensenda, per quam mihi valde parvus apparet, aliam vero ex rationibus Astronomiæ desumptam, hoc est ex notionibus quibusdam mihi innatis elicitam, vel quocumque alio modo a me factam, per quam aliquoties major quam terra exhibetur ; utraque profecto similis eidem soli extra me existenti esse non potest, & ratio persuadet illam ei maxime esse dissimilem, quæ quam proxime ab ipso videtur emanasse.

 

Tout cela me fait assez connaître que jusques à cette heure ce n’a point été par un jugement certain et prémédité, mais seulement par une aveugle et téméraire impulsion, que j’ai cru qu’il y avait des choses hors de moi, et différentes de mon être, qui, par les organes de mes sens, ou par quelque autre moyen que ce puisse être, envoyaient en moi leurs idées ou images, et y imprimaient leurs ressemblances.

Quæ omnia satis demonstrant me non hactenus ex certo judicio15, sed tantum ex (40) cæco aliquo impulsu, credidisse res quasdam a me diversas existere, quæ ideas sive imagines suas per organa sensuum, vel quolibet alio pacto, mihi immittant.

 

Mais il se présente encore une autre voie pour rechercher si, entre les choses dont j’ai en moi les idées, il y en a quelques-unes qui existent hors de moi. À savoir, si ces idées sont prises en tant seulement que ce sont de certaines façons de penser, je ne reconnais entre elles aucune différence ou inégalité, et toutes semblent procéder de moi d’une même sorte ; mais, les considérant comme des images, dont les unes représentent une chose et les autres une autre, il est évident qu’elles sont fort différentes les unes des autres. Car, en effet, celles qui me représentent des (32) substances sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi parler) plus de réalité objective, c’est-à-dire participent par représentation à plus de degrés d’être ou de perfection, que celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout puissant, et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui ; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité objective, que celles par qui les substances finies me sont représentées.

Sed alia quædam adhuc via mihi occurrit ad inquirendum an res aliquæ, ex iis quarum ideæ in me sunt, extra me existant. Nempe, quatenus ideæ istæ cogitandi quidam modi tantum sunt, non agnosco ullam inter ipsas inæqualitatem, & omnes a me eodem modo procedere videntur ; sed, quatenus una unam rem, alia aliam repræsentat, patet easdem esse ab invicem valde diversas. Nam proculdubio illæ quæ substantias mihi exhibent, majus aliquid sunt, atque, ut ita loquar, plus realitatis objectivæ in se continent, quam illæ quæ tantum modos, sive accidentia, repræsentant ; & rursus illa per quam summum aliquem Deum, æternum, infinitum, omniscium, omnipotentem, rerumque omnium, quæ præter ipsum sunt, creatorem intelligo, plus profecto realitatis objectivæ in se habet, quam illæ per quas finitæ subtantiæ exhibentur.

 

Maintenant c’est une chose manifeste par la lumière naturelle qu’il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet : car d’où est-ce que l’effet peut tirer sa réalité, sinon de sa cause ? Et comment cette cause la lui pourrait-elle communiquer, si elle ne l’avait en elle-même ?

Et de là il suit, non seulement que le néant ne saurait produire aucune chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c’est-à-dire qui contient en soi plus de réalité, ne peut être une suite et une dépendance du moins parfait. Et cette vérité n’est pas seulement claire et évidente dans les effets qui ont cette réalité que les philosophes appellent actuelle ou formelle, mais aussi dans les idées où l’on considère seulement la réalité qu’ils nomment objective. Par exemple, la pierre qui n’a point encore été, non seulement ne peut pas maintenant commencer d’être, si elle n’est produite par une chose qui possède en soi formellement, ou éminemment, tout ce qui entre en la composition de la pierre, c’est-à-dire qui contienne en soi les mêmes choses ou d’autres plus excellentes que celles qui sont dans la pierre ; et la chaleur ne peut être produite dans un sujet qui en était auparavant privé, si ce n’est par une chose qui soit d’un ordre, d’un degré ou d’un genre au moins aussi parfait que la chaleur, et ainsi des autres. Mais encore, outre cela, l’idée de la chaleur, ou de la pierre, ne peut pas être en moi, si elle n’y a été mise par quelque cause, qui contienne en soi pour le moins autant de réalité que j’en conçois dans la chaleur ou dans la pierre. Car encore que cette cause-là ne transmette en mon idée aucune chose de sa réalité actuelle ou formelle, on ne doit pas pour cela s’imaginer que cette cause doive être moins réelle ; mais on doit savoir que toute idée étant un ouvrage de l’esprit, sa nature est telle qu’elle ne demande de soi aucune autre réalité formelle, que celle qu’elle reçoit et emprunte de la pensée ou de l’esprit, dont elle est seulement un mode, c’est-à-dire une manière ou façon de penser. Or, afin qu’une idée contienne une telle réalité (33) objective plutôt qu’une autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause, dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de réalité formelle que cette idée contient de réalité objective. Car si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans l’idée, qui ne se rencontre pas dans sa cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant ; mais, pour imparfaite que soit cette façon d’être, par laquelle une chose est objectivement ou par représentation dans l’entendement par son idée, certes, on ne peut pas néanmoins dire que cette façon et manière-là ne soit rien, ni par conséquent que cette idée tire son origine du néant. Je ne dois pas aussi douter qu’il ne soit nécessaire que la réalité soit formellement dans les causes de mes idées, quoique la réalité que je considère dans ces idées soit seulement objective, ni penser qu’il suffit que cette réalité se rencontre objectivement dans leurs causes ; car, tout ainsi que cette manière d’être objectivement appartient aux idées de leur propre nature, de même aussi la manière ou la façon d’être formellement appartient aux causes de ces idées (à tout le moins aux premières et principales) de leur propre nature. Et encore qu’il puisse arriver qu’une idée donne la naissance à une autre idée, cela ne peut pas toutefois être à l’infini, mais il faut à la fin parvenir à une première idée, dont la cause soit comme un patron ou un original, dans lequel toute la réalité ou perfection soit contenue formellement et en effet, qui se rencontre seulement objectivement ou par représentation dans ces idées. En sorte que la lumière naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi comme des tableaux, ou des images, qui peuvent à la vérité facilement déchoir de la perfection des choses dont elles ont été tirées, mais qui ne peuvent jamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait.

Jam vero lumine naturali manifestum est tantumdem ad minimum esse debere in causa efficiente & totali, quantum in ejusdem causæ effectu. Nam, quæso, undenam posset assumere realitatem suam effectus, nisi a causa ? Et quomodo illam ei causa dare posset, nisi etiam haberet ? Hinc autem sequitur, nec posse aliquid a nihilo fieri, nec etiam id quod magis perfectum est, hoc est quod realitatis in se con / tinet, (41) ab eo quod minus. Atque hoc non modo perspicue verum est de iis effectibus, quorum realitas est actualis sive formalis, sed etiam de ideis, in quibus consideratur tantum realitas objectiva. Hoc est, non modo non potest, exempli causa, aliquis lapis, qui prius non fuit, nunc incipere esse, nisi producatur ab aliqua re in qua totum illud sit vel formaliter vel eminenter, quod ponitur in lapide ; nec potest calor in subjectum quod prius non calebat induci, nisi a re quæ sit ordinis saltem æque perfecti atque est calor, & sic de cæteris ; sed præterea etiam non potest in me esse idea caloris, vel lapidis, nisi in me posita sit ab aliqua causa, in qua tantumdem ad minimum sit realitatis quantum esse in calore vel lapide concipio. Nam quamvis ista causa nihil de sua realitate actuali sive formali in meam ideam transfundat, non ideo putandum est illam minus realem esse debere, sed talem esse naturam ipsius ideæ, ut nullam aliam ex se realitatem formalem exigat, præter illam quam mutuatur a cogitatione mea, cujus est modus. Quod autem hæc idea realitatem objectivam hanc vel illam contineat potius quam aliam, hoc profecto habere debet ab aliqua causa in qua tantumdem sit ad minimum realitatis formalis quantum ipsa continet objectivæ. Si enim ponamus, aliquid in idea reperiri, quod non fuerit in ejus causa, hoc igitur habet a nihilo ; atqui quantumvis imperfectus sit iste essendi modus, quo res est objective intellectu per ideam, non tamen profecto plane nihil est, nec proinde a nihilo esse potest.

 

Nec etiam debeo suspicari, cum realitas quam considero in meis ideis sit tantum objectiva, non opus esse ut eadem realitas sit formaliter in (42) causis istarum idearum, sed sufficere, si sit in iis etiam objective. Nam quemadmodum iste modus essendi objectivus competit ideis ex ipsarum natura, ita modus essendi formalis competit idearum causis, saltem primis & præcipuis, ex earum natura. Et quamvis forte una idea ex alia nasci possit, non tamen hic datur progressus in infinitum, sed tandem ad aliquam primam debet deveniri, cujus causa sit instar archetypi, in quo omnis realitas formaliter contineatur, quæ est in idea tantum objective. Adeo ut lumine naturali mihi sit perspicuum ideas in me esse veluti quasdam imagines, quæ possunt quidem facile deficere a perfectione rerum a quibus sunt desumptæ, non autem quicquam majus aut perfectius continere.

 

Et d’autant plus longuement et soigneusement j’examine toutes ces choses, d’autant plus clairement et distinctement je connais qu’elles sont vraies. Mais enfin que conclurai-je de tout cela ? C’est à savoir que, si la réalité objective de quelqu’une de mes idées est telle, que je connaisse clairement qu’elle n’est point en moi, ni formellement, ni éminemment, et que par conséquent je ne puis pas moi-même en être la cause, il suit de là nécessairement que je ne suis pas seul dans le monde, mais qu’il y a encore quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette idée ; au lieu que, s’il ne se rencontre point en moi de telle idée, je n’aurai aucun argument qui me puisse convaincre et rendre certain de l’existence d’aucune autre chose que de moi-même ; car je les ai tous (34) soigneusement recherchés, et je n’en ai pu trouver aucun autre jusqu’à présent.

Atque hæc omnia, quo diutius & curiosius examino, tanto clarius & distinctius vera esse cognosco. Sed quid tandem ex his concludam ? Nempe si realitas objectiva alicujus ex meis ideis sit tanta ut certus sim eandem nec formaliter nec eminenter in me esse, nec proinde me ipsum ejus ideæ causam esse posse, hinc necessario sequi, non me solum esse in mundo, sed aliquam aliam rem, quæ istius ideæ est causa, etiam existere. Si vero nulla talis in me idea reperiatur, nullum plane habebo argumentum quod me de alicujus rei a me diversæ existentia certum reddat ; omnia enim diligentissime circumspexi, & nullum aliud potui hactenus reperire.

 

Or entre ces idées, outre celle qui me représente à moi-même, de laquelle il ne peut y avoir ici aucune difficulté, il y en a une autre qui me représente un Dieu, d’autres des choses corporelles et inanimées, d’autres des anges, d’autres des animaux, et d’autres enfin qui me représentent des hommes semblables à moi. Mais pour ce qui regarde les idées qui me représentent d’autres hommes, ou des animaux, ou des anges, je conçois facilement qu’elles peuvent être formées par le mélange et la composition des autres idées que j’ai de moi-même, des choses corporelles et de Dieu, encore que hors de moi il n’y eût point d’autres hommes dans le monde, ni aucun animal, ni aucun ange. Et pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, je n’y reconnais rien de si grand ni de si excellent, qui ne me semble pouvoir venir de moi-même ; car, si je les considère de plus près, et si je les examine de la même façon que j’examinai hier l’idée de la cire, je trouve qu’il ne s’y rencontre que fort peu de chose que je conçoive clairement et distinctement : à savoir, la grandeur ou bien l’extension en longueur, largeur et profondeur ; la figure qui est formée par les termes et les bornes de cette extension ; la situation que les corps diversement figurés gardent entre eux ; et le mouvement ou le changement de cette situation ; auxquelles on peut ajouter la substance, la durée, et le nombre. Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, le froid, et les autres qualités qui tombent sous l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même si elles sont véritables, ou fausses et seulement apparentes, c’est-à-dire si les idées que je conçois de ces qualités sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me représentent que des êtres chimériques, qui ne peuvent exister. Car, encore que j’aie remarqué ci-devant, qu’il n’y a que dans les jugements que se puisse rencontrer la vraie et formelle fausseté, il se peut néanmoins trouver dans les idées une certaine fausseté matérielle, à savoir, lorsqu’elles représentent ce qui n’est rien comme si c’était quelque chose. Par exemple, les idées que j’ai du froid et de la chaleur sont si peu claires et si peu distinctes, que par leur moyen je ne puis pas discerner si le froid est seulement une privation de la chaleur, ou la chaleur une privation du froid, ou bien si l’une et l’autre sont des qualités réelles, ou si elles ne le sont pas ; et d’autant que, les idées étant comme des images, il n’y en peut avoir aucune qui ne nous semble représenter quelque chose, s’il est vrai de dire que le froid ne soit autre chose qu’une privation de la chaleur, l’idée qui me le représente comme quelque chose de réel et de positif, ne sera pas mal à propos appelée fausse, et ainsi des autres semblables idées ; auxquelles certes il n’est pas nécessaire que j’attribue d’autre auteur que moi-même. Car, si elles sont fausses, c’est-à-dire si elles représentent des choses qui ne sont point9, la lumière naturelle me fait connaître qu’elles procèdent du néant, c’est-à-dire qu’elles ne sont en moi, que parce qu’il manque quelque chose à ma nature, et qu’elle n’est pas toute parfaite. Et si ces idées sont vraies, néanmoins, parce qu’elles me font paraître si peu de réalité, que même je ne puis pas nettement discerner la chose représentée d’avec le non-être, je ne vois point de raison pourquoi elles ne puissent être produites par moi-même, et que je n’en puisse être l’auteur.

Ex his autem meis ideis, præter illam quæ me ipsum mihi exhibet, de qua hic nulla difficultas esse potest, alia est quæ Deum, aliæ quæ (43) res corporeas & inanimes, aliæ quæ Angelos, aliæ quæ animalia, ac denique aliæ quæ alios homines mei similes repræsentant.

 

Et quantum ad ideas quæ alios homines, vel animalia, vel Angelos exhibent, facile intelligo illas ex iis quas habeo mei ipsius & rerum corporalium & Dei posse componi, quamvis nulli præter me homines, nec animalia, nec Angeli, in mundo essent.

 

Quantum autem ad ideas rerum corporalium, nihil in illis occurrit, quod sit tantum ut non videatur a me ipso potuisse proficisci ; nam si penitius inspiciam, & singulas examinem eo modo quo heri examinavi ideam ceræ, animadverto, perpauca tantum esse quæ in illis clare & distincte percipio : nempe magnitudinem, sive extensionem in longum, latum, & profundum ; figuram, quæ ex terminatione istius extensionis exsurgit ; situm, quem diversa figurata inter se obtinent ; & motum, sive mutationem istius situs ; quibus addi possunt substantia, duratio, & numerus : cætera autem, ut lumen & colores, soni, odores, sapores, calor & frigus, aliæque tactiles qualitates, nonnisi valde confuse & obscure a me cogitantur, adeo ut etiam ignorem an sint veræ, vel falsæ, hoc est, an ideæ, quas de illis habeo, sint rerum quarundam ideæ, an non rerum. Quamvis enim falsitatem proprie dictam, sive formalem, nonnisi in judiciis posse reperiri paulo ante notaverim, est tamen profecto quædam alia falsitas materialis in ideis, cum non rem tanquam rem repræsentant : ita, exempli causa, ideæ quas habeo caloris & frigoris, tam (44) parum claræ & distinctæ sunt, ut ab iis discere non possim, an frigus sit tantum privatio caloris, vel calor privatio frigoris, vel utrumque sit realis qualitas, vel neutrum. Et quia nullæ ideæ nisi tanquam rerum esse possunt, siquidem verum sit frigus nihil aliud esse quam privationem caloris, idea quæ mihi illud tanquam reale quid & positivum repræsentat, non immerito falsa dicetur, & sic de cæteris. Quibus profecto non est necesse ut aliquem authorem a me diversum assignem ; nam, si quidem sint falsæ, hoc est nullas res repræsentent, lumine naturali notum mihi est illas a nihilo procedere, hoc est, non aliam ob causam in me esse quam quia deest aliquid naturæ meæ, nec est plane perfecta ; si autem sint veræ, quia tamen tam parum realitatis mihi exhibent, ut ne quidem illud a non re possim distinguere, non video cur a me ipso esse non possint.

 

Quant aux idées claires et distinctes que j’ai des choses corporelles, il y en a quelques-unes qu’il semble que j’ai pu tirer de l’idée que j’ai de moi-même, comme celle que j’ai de la substance, de la durée, du nombre, et d’autres choses semblables. Car, lorsque je pense que la pierre est une substance, ou bien une chose qui de soi est capable d’exister, puisque je suis une substance, quoique je conçoive bien que je suis une chose qui pense et non étendue, et que la pierre au contraire est une chose étendue et qui ne pense point, et qu’ainsi entre ces deux conceptions il se rencontre une notable différence, toutefois elles semblent convenir en ce qu’elles représentent des substances. De même, quand je pense que je suis maintenant, et que je me ressouviens outre cela d’avoir été autrefois, et que je conçois plusieurs diverses pensées dont je connais le nombre, alors j’acquiers en moi les idées de la durée et du nombre, lesquelles, par après, je puis transférer à toutes les autres choses que je voudrai.

Ex iis vero quæ in ideis rerum corporalium clara & distincta sunt, quædam ab idea mei ipsius videor mutuari potuisse, nempe substantiam, durationem, numerum, & si quæ alia sint ejusmodi ; nam cum cogito lapidem esse substantiam, sive esse rem quæ per se apta est existere, itemque me esse substantiam, quamvis concipiam me esse rem cogitantem & non extensam, lapidem vero esse rem extensam & non cogitantem, ac proinde maxima inter utrumque conceptum sit diversitas, in ratione tamen substantiæ videntur convenire ; itemque, cum percipio me nunc esse, & prius etiam aliquamdiu fuisse recordor, cumque varias habeo cogitationes quarum numerum (45) intelligo, acquiro/ideas durationis & numeri, quas deinde ad quascunque alias res possum transferre.

 

Pour ce qui est des autres qualités dont les idées des choses corporelles sont composées, à savoir, l’étendue, la figure, la situation, et le mouvement de lieu, il est vrai qu’elles ne sont point formellement en moi, puisque je ne suis qu’une chose qui pense ; mais parce que ce sont seulement de certains modes de la substance, et comme les vêtements sous lesquels la substance corporelle nous paraît10, et que je suis aussi moi-même une substance, il semble qu’elles puissent être contenues en moi éminemment.

Cætera autem omnia ex quibus rerum corporearum ideæ conflantur, nempe extensio, figura, situs, & motus, in me quidem, cum nihil aliud sim quam res cogitans, formaliter non continentur ; sed quia sunt tantum modi quidam substantiæ, ego autem substantia, videntur in me contineri posse eminenter.

 

Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s’il y a quelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle, (36) immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites. Or ces avantages sont si grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent il faut nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant, que Dieu existe ; car, encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie.

Itaque sola restat idea Dei, in qua considerandum est an aliquid sit quod a me ipso non potuerit proficisci. Dei nomine intelligo substantiam quandam infinitam, independentem, summe intelligentem, summe potentem, & a qua tum ego ipse, tum aliud omne, si quid aliud extat, quodcumque extat, est creatum. Quæ sane omnia talia sunt ut, quo diligentius attendo, tanto minus a me solo profecta esse posse videantur. Ideoque ex antedictis, Deum necessario existere, est concludendum.

 

Nam quamvis substantiæ quidem idea in me sit ex hoc ipso quod sim substantia, non tamen idcirco esset idea substantiæ infinitæ, cum sim finitus, nisi ab aliqua substantia, quæ revera esset infinita, procederet.

 

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l’infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière : puisqu’au contraire je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu, que de moi-même. Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ?

Nec putare debeo me non percipere infinitum per veram ideam, sed tantum per negationem finiti, ut percipio quietem & tenebras per negationem motus & lucis, nam contra manifeste intelligo plus realitatis esse in substantia infinita quam in finita, ac proinde priorem quodammodo in me esse perceptionem infiniti quam finiti, hoc est Dei quam mei ipsius. Qua enim ratione intelligerem me dubitare, me /(46) cupere, hoc est, aliquid mihi deesse, & me non esse omnino perfectum, si nulla idea entis perfectioris in me esset, ex cujus comparatione defectus meos agnoscerem ?

 

Et l’on ne peut pas dire que peut-être cette idée de Dieu est matériellement fausse, et que par conséquent je la puis tenir du néant, c’est-à-dire qu’elle peut être en moi pour ce que j’ai du défaut, comme j’ai dit ci-devant des idées de la chaleur et du froid, et d’autres choses semblables : car, au contraire, cette idée étant fort claire et fort distincte, et contenant en soi plus de réalité objective qu’aucune autre, il n’y en a point qui soit de soi plus vraie, ni qui puisse être moins soupçonnée d’erreur et de fausseté.

L’idée, dis-je, de cet être souverainement parfait et infini est entièrement vraie ; car, encore que peut-être l’on puisse feindre qu’un tel être n’existe point, on ne peut pas feindre néanmoins que son idée ne me représente rien de réel, comme j’ai tantôt dit de l’idée du froid.

Cette même idée est aussi fort claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée.

Et ceci ne laisse pas d’être vrai, encore (37) que je ne comprenne pas l’infini, ou même qu’il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre, ni peut-être aussi atteindre aucunement par la pensée : car il est de la nature de l’infini, que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse comprendre ; et il suffit que je conçoive bien cela, et que je juge que toutes les choses que je conçois clairement, et dans lesquelles je sais qu’il y a quelque perfection, et peut-être aussi une infinité d’autres que j’ignore, sont en Dieu formellement ou éminemment, afin que l’idée que j’en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit.

Nec dici potest hanc forte ideam Dei materialiter falsam esse, ideoque a nihilo esse posse, ut paulo ante de ideis caloris & frigoris, & similium, animadverti ; nam contra, cum maxime clara & distincta sit, & plus realitatis objectivæ quam ulla alia contineat, nulla est per se magis vera, nec in qua minor falsitatis suspicio reperiatur. Est, inquam, hæc idea entis summe perfecti & infiniti maxime vera ; nam quamvis forte fingi possit tale ens non existere, non tamen fingi potest ejus ideam nihil reale mihi exhibere, ut de idea frigoris ante dixi. Est etiam maxime clara & distincta ; nam quidquid clare & distincte percipio, quod est reale & verum, & quod perfectionem aliquam importat, totum in ea continetur. Nec obstat quod non comprehendam infinitum, vel quod alia innumera in Deo sint, quæ nec comprehendere, nec forte etiam attingere cogitatione, ullo modo possum ; est enim de ratione infiniti, ut a me, qui sum finitus, non comprehendatur ; & sufficit me hoc ipsum intelligere, ac judicare, illa omnia quæ clare percipio, & perfectionem aliquam importare scio, atque etiam forte alia innumera quæ ignoro, vel formaliter vel eminenter in Deo esse, ut idea quam de illo habeo sit omnium quæ in me sunt maxime vera, & maxime clara & distincta.

 

Mais peut-être aussi que je suis quelque chose de plus que je ne m’imagine, et que toutes les perfections que j’attribue à la nature d’un Dieu, sont en quelque façon en moi en puissance, quoiqu’elles ne se produisent pas encore, et ne se fassent point paraître par leurs actions. En effet j’expérimente déjà que ma connaissance s’augmente et se perfectionne peu à peu, et je ne vois rien qui la puisse empêcher de s’augmenter de plus en plus jusques à l’infini ; puis, étant ainsi accrue et perfectionnée, je ne vois rien qui empêche que je ne puisse m’acquérir par son moyen toutes les autres perfections de la nature divine ; et enfin il semble que la puissance que j’ai pour l’acquisition de ces perfections, si elle est en moi, peut être capable d’y imprimer et d’y introduire leurs idées. Toutefois, en y regardant un peu de près, je reconnais que cela ne peut être ; car, premièrement, encore qu’il fût vrai que ma connaissance acquît tous les jours de nouveaux degrés de perfection, et qu’il y eût en ma nature beaucoup de choses en puissance, qui n’y sont pas encore actuellement, toutefois tous ces avantages n’appartiennent et n’approchent en aucune sorte de l’idée que j’ai de la Divinité, dans laquelle rien ne se rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effet. Et même n’est-ce pas un argument infaillible et très certain d’imperfection en ma connaissance, de ce qu’elle s’accroît peu à peu, et qu’elle s’augmente par degrés ? Davantage, encore que ma connaissance s’augmentât de plus en plus, néanmoins je ne laisse pas de concevoir qu’elle ne saurait être actuellement infinie, puisqu’elle n’arrivera jamais à un si haut point de perfection, qu’elle ne soit encore capable d’acquérir quelque plus grand accroissement. Mais je conçois Dieu actuellement infini en un si haut degré, qu’il ne se peut rien ajouter à la souveraine perfection qu’il possède. Et enfin je comprends fort bien que l’être objectif d’une idée ne peut être produit par un être qui existe seulement en puissance, lequel à (38) proprement parler n’est rien, mais seulement par un être formel ou actuel.

Sed forte majus aliquid sum quam ipse intelligam, omnesque illæ perfectiones quas Deo tribuo, potentia quodammodo in me sunt, etiamsi nondum sese exerant, neque / ad actum reducantur. (47) Experior enim jam cognitionem meam paulatim augeri ; nec video quid obstet quo minus ita magis & magis augeatur in infinitum, nec etiam cur, cognitione sic aucta, non possim ejus ope reliquas omnes Dei perfectiones adipisci ; nec denique cur potentia ad istas perfectiones, si jam in me est, non sufficiat ad illarum ideam producendam. Imo nihil horum esse potest. Nam primo, ut verum sit cognitionem meam gradatim augeri, & multa in me esse potentia quæ actu nondum sunt, nihil tamen horum ad ideam Dei pertinet, in qua nempe nihil omnino est potentiale ; namque hoc ipsum, gradatim augeri certissimum est imperfectionis argumentum. Præterea, etiamsi cognitio mea semper magis & magis augeatur, nihilominus intelligo nunquam illam idcirco fore actu infinitam, quia nunquam eo devenietur, ut majoris adhuc incrementi non sit capax ; Deum autem ita judico esse actu infinitum, ut nihil ejus perfectioni addi possit. Ac denique percipio esse objectivum ideæ non a solo esse potentiali, quod proprie loquendo nihil est, sed tantummodo ab actuali sive formali posse produci.

 

Et certes je ne vois rien en tout ce que je viens de dire, qui ne soit très aisé à connaître par la lumière naturelle à tous ceux qui voudront y penser soigneusement ; mais lorsque je relâche quelque chose de mon attention, mon esprit se trouvant obscurci et comme aveuglé par les images des choses sensibles, ne se ressouvient pas facilement de la raison pourquoi l’idée que j’ai d’un être plus parfait que le mien, doit nécessairement avoir été mise en moi par un être qui soit en effet plus parfait.

Neque profecto quicquam est in his omnibus, quod diligenter attendenti non sit lumine naturali manifestum ; sed quia, cum minus attendo, & rerum sensibilium imagines mentis aciem excæcant, non ita facile recordor, cur idea entis me perfectioris necessario ab ente aliquo procedat quod sit revera perfectius, ulterius quærere libet an ego / ipse habens (48) illam ideam esse possem, si tale ens nullum existeret.

 

C’est pourquoi je veux ici passer outre, et considérer si moi-même, qui ai cette idée de Dieu, je pourrais être, en cas qu’il n’y eût point de Dieu. Et je demande, de qui aurais-je mon existence ? Peut-être de moi-même, ou de mes parents, ou bien de quelques autres causes moins parfaites que Dieu ; car on ne se peut rien imaginer de plus parfait, ni même d’égal à lui.

Nempe a quo essem ? A me scilicet, vel a parentibus, vel ab aliis quibuslibet Deo minus perfectis ; nihil enim ipso perfectius, nec etiam æque perfectum, cogitari aut fingi potest.

 

Or, si j’étais indépendant de tout autre, et que je fusse moi-même l’auteur de mon être, certes je ne douterais d’aucune chose, je ne concevrais plus de désirs, et enfin il ne me manquerait aucune perfection ; car je me serais donné moi-même toutes celles dont j’ai en moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu.

Et je ne me dois point imaginer que les choses qui me manquent sont peut-être plus difficiles à acquérir, que celles dont je suis déjà en possession ; car au contraire il est très certain qu’il a été beaucoup plus difficile que moi, c’est-à-dire une chose ou une substance qui pense, sois sorti du néant, qu’il ne me serait d’acquérir les lumières et les connaissances de plusieurs choses que j’ignore, et qui ne sont que des accidents de cette substance. Et ainsi sans difficulté, si je m’étais moi-même donné ce plus que je viens de dire, c’est-à-dire si j’étais l’auteur de ma naissance et de mon existence, je ne me serais pas privé au moins des choses qui sont de plus facile acquisition, à savoir de beaucoup de connaissances dont ma nature est dénuée ; je ne me serais pas privé non plus d’aucune des choses qui sont contenues dans l’idée que je conçois de Dieu, parce qu’il n’y en a aucune qui me semble de plus difficile acquisition11 ; et s’il en avait quelqu’une, certes elle me paraîtrait telle (supposé que j’eusse de moi toutes les autres choses que je possède), puisque j’expérimenterais que ma puissance s’y terminerait, et ne serait pas capable d’y arriver.

Atqui, si a me essem, nec dubitarem, nec optarem, nec omnino quicquam mihi deesset ; omnes enim perfectiones quarum idea aliqua in me est, mihi dedissem, atque ita ipsemet Deus essem. Nec putare debeo illa forsan quæ mihi desunt difficilius acquiri posse, quam illa quæ jam in me sunt ; nam contra, manifestum est longe difficilius fuisse me, hoc est rem sive substantiam cogitantem, ex nihilo emergere, quam multarum rerum quas ignoro cognitiones16, quæ tantum istius substantiæ accidentia sunt, acquirere. Ac certe, si majus illud a me haberem, non mihi illa saltem, quæ facilius haberi possunt, denegassem, sed neque etiam ulla alia ex iis, quæ in idea Dei contineri percipio ; quia nempe nulla difficiliora factu mihi videntur ; si quæ autem difficiliora factu essent, certe etiam mihi difficiliora viderentur, siquidem reliqua quæ habeo, a me haberem, quoniam in illis potentiam meam terminari experirer.

 

Et encore que je puisse supposer que peut-être j’ai toujours été comme je suis maintenant, je ne saurais pas pour cela éviter la force de ce (39) raisonnement, et ne laisse pas de connaître qu’il est nécessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence12. Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est-à-dire me conserve.

En effet, c’est une chose bien claire et bien évidente (à tous ceux qui considéreront avec attention la nature du temps), qu’une substance, pour être conservée dans tous les moments qu’elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau, si elle n’était point encore. En sorte que la lumière naturelle nous fait voir clairement que la conservation et la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser, et non point en effet.

Neque vim harum rationum effugio, si supponam me forte semper fuisse ut nunc sum, tanquam si inde sequeretur, nullum existentiæ meæ authorem esse quærendum. Quoniam enim omne tempus vitæ in partes innumeras / dividi potest, (49) quarum singulæ a reliquis nullo modo dependent, ex eo quod paulo ante fuerim, non sequitur me nunc debere esse, nisi aliqua causa me quasi rursus creet ad hoc momentum, hoc est me conservet. Perspicuum enim est attendenti ad temporis naturam, eadam plane vi & actione opus esse ad rem quamlibet singulis momentis quibus durat conservandam, qua opus esset ad eandem de novo creandam, si nondum existeret ; adeo ut conservationem sola ratione a creatione differre, sit etiam unum ex iis quæ lumine naturali manifesta sunt.

 

Il faut donc seulement ici que je m’interroge moi-même, pour savoir si je possède quelque pouvoir et quelque vertu, qui soit capable de faire en sorte que moi, qui suis maintenant, sois encore à l’avenir : car, puisque je ne suis rien qu’une chose qui pense (ou du moins puisqu’il ne s’agit encore jusques ici précisément que de cette partie-là de moi-même), si une telle puissance résidait en moi, certes je devrais à tout le moins le penser, et en avoir connaissance13, mais je n’en ressens aucune dans moi, et par là je connais évidemment que je dépends de quelque être différent de moi.

Itaque debeo nunc interrogare me ipsum, an habeam aliquam vim, per quam possim efficere ut ego ille, qui jam sum, paulo post etiam sim futurus : nam, cum nihil aliud sim quam res cogitans, vel saltem cum de ea tantum mei parte præcise nunc agam quæ est res cogitans, si quæ talis vis in me esset, ejus proculdubio conscius essem. Sed & nullam esse experior, & ex hoc ipso evidentissime cognosco me ab aliquo ente a me diverso pendere.

 

Peut-être aussi que cet être-là, duquel je dépends, n’est pas ce que j’appelle Dieu, et que je suis produit, ou par mes parents, ou par quelques autres causes moins parfaites que lui ? Tant s’en faut, cela ne peut être ainsi. Car, comme j’ai déjà dit auparavant, c’est une chose très évidente qu’il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet. Et partant, puisque je suis une chose qui pense, et qui ai en moi quelque idée de Dieu, quelle que soit enfin la cause que l’on attribue à ma nature, il faut nécessairement avouer qu’elle doit pareillement être une chose qui pense, et posséder en soi l’idée de toutes les perfections que j’attribue à la nature Divine. Puis l’on peut derechef rechercher si cette cause tient son origine et son existence de soi-même, ou de quelque autre chose. Car si elle la tient de soi-même, il s’ensuit, par les raisons que j’ai ci-devant alléguées, qu’elle-même doit être Dieu ; puisqu’ayant la vertu d’être et d’exister par soi, elle doit aussi avoir sans doute la puissance de posséder actuellement toutes les perfections dont elle conçoit les idées, c’est-à-dire toutes celles que je conçois être en Dieu. Que si elle tient son existence de (40) quelque autre cause que de soi, on demandera derechef, par la même raison, de cette seconde cause, si elle est par soi, ou par autrui, jusques à ce que de degrés en degrés on parvienne enfin à une dernière cause qui se trouvera être Dieu. Et il est très manifeste qu’en cela il ne peut y avoir de progrès à l’infini, vu qu’il ne s’agit pas tant ici de la cause qui m’a produit autrefois, comme de celle qui me conserve présentement.

Forte vero illud ens non est Deus, sumque vel a parentibus productus, vel a quibuslibet aliis causis Deo minus perfectis. Imo, ut jam ante dixi, perspicuum est tantumdem ad minimum esse debere in causa quantum est in effectu ; & idcirco, cum sim res cogitans, ideamque quandam Dei in me habens, qualiscunque tandem mei causa assignetur, illam etiam esse rem cogitantem, & omnium perfectionum, quas Deo tribuo, ideam habere fatendum est. Potestque de illa rursus quæri, an sit a se, vel ab alia. Nam si a se, patet ex dictis illam ipsam Deum esse, quia (50) nempe, cum vim / habeat per se existendi, habet proculdubio etiam vim possidendi actu omnes perfectiones quarum ideam in se habet, hoc est omnes quas in Deo esse concipio. Si autem sit ab alia, rursus eodem modo de hac altera quæretur, an sit a se, vel ab alia, donec tandem ad causam ultimam deveniatur, quæ erit Deus. Satis enim apertum est nullum hic dari posse progressum in infinitum, præsertim cum non tantum de causa, quæ me olim produxit, hic agam, sed maxime etiam de illa quæ me tempore præsenti conservat.

 

On ne peut pas feindre aussi que peut-être plusieurs causes ont ensemble concouru en partie à ma production, et que de l’une j’ai reçu l’idée d’une des perfections que j’attribue à Dieu, et d’une autre l’idée de quelque autre, en sorte que toutes ces perfections se trouvent bien à la vérité quelque part dans l’Univers, mais ne se rencontrent pas toutes jointes et assemblées dans une seule qui soit Dieu. Car, au contraire, l’unité, la simplicité, ou l’inséparabilité de toutes les choses qui sont en Dieu, est une des principales perfections que je conçois être en lui ; et certes l’idée de cette unité et assemblage de toutes les perfections de Dieu, n’a pu être mise en moi par aucune cause, de qui je n’aie point aussi reçu les idées de toutes les autres perfections. Car elle ne peut pas me les avoir fait comprendre14 ensemblement jointes et inséparables, sans avoir fait en sorte en même temps que je susse ce qu’elles étaient, et que je les connusse toutes en quelque façon.

Nec fingi potest plures forte causas partiales ad me efficiendum concurrisse, & ab una ideam unius ex perfectionibus quas Deo tribuo, ab alia ideam alterius me accepisse, adeo ut omnes quidem illæ perfectiones alicubi in universo reperiantur, sed non omnes simul junctæ in uno aliquo, qui sit Deus. Nam contra, unitas, simplicitas, sive inseparabilitas eorum omnium quæ in Deo sunt, una est ex præcipuis perfectionibus quas in eo esse intelligo. Nec certe istius omnium ejus perfectionum unitatis idea in me potuit poni ab ulla causa, a qua etiam aliarum perfectionum ideas non habuerim : neque enim efficere potuit ut illas simul junctas & inseparabiles intelligerem, nisi simul effecerit ut quænam illæ essent agnoscerem.

 

Pour ce qui regarde mes parents, desquels il semble que je tire ma naissance, encore que tout ce que j’en ai jamais pu croire soit véritable, cela ne fait pas toutefois que ce soit eux qui me conservent, ni qui m’aient fait et produit en tant que je suis une chose qui pense, puisqu’ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette matière, en laquelle je juge que moi, c’est-à-dire mon esprit, lequel seul je prends maintenant pour moi-même, se trouve renfermé ; et partant il ne peut y avoir ici à leur égard aucune difficulté, mais il faut nécessairement conclure que, de cela seul que j’existe, et que l’idée d’un être souverainement parfait (c’est-à-dire de Dieu) est en moi, l’existence de Dieu est très évidemment démontrée.

Quantum denique ad parentes attinet, ut omnia vera sint quæ de illis unquam putavi, non tamen profecto illi me conservant, nec etiam ullo modo me, quatenus sum res cogitans, effecerunt ; sed tantum dispositiones quasdam in ea materia posuerunt, cui me, hoc est mentem, quam solam nunc pro me accipio, inesse judicavi. Ac proinde hic nulla / de iis (51) difficultas esse potest ; sed omnino est concludendum, ex hoc solo quod existam, quædamque idea entis perfectissimi, hoc est Dei, in me sit, evidentissime demonstrari Deum etiam existere.

 

Il me reste seulement à examiner de quelle façon j’ai acquis cette idée. Car je ne l’ai pas reçue par les sens, et jamais elle ne s’est offerte à moi contre mon attente, ainsi que font les idées des choses sensibles, lorsque ces choses se présentent ou semblent se présenter aux organes extérieurs de mes sens. (41) Elle n’est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit ; car il n’est pas en mon pouvoir d’y diminuer ni d’y ajouter aucune chose. Et par conséquent il ne reste plus autre chose à dire, sinon que, comme l’idée de moi-même, elle est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé.

Superest tantum ut examinem qua ratione ideam istam a Deo accepi ; neque enim illam sensibus hausi, nec unquam non expectanti mihi advenit, ut solent rerum sensibilium ideæ, cum istæ res externis sensuum organis occurunt, vel occurrere videntur ; nec etiam a me efficta est, nam nihil ab illa detrahere, nihil illi superaddere plane possum ; ac proinde superest ut mihi sit innata, quemadmodum etiam mihi est innata idea mei ipsius.

 

Et certes on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage ; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce même ouvrage. Mais de cela seul que Dieu m’a créé, il est fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son image et semblance, et que je conçois cette ressemblance (dans laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue) par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même ; c’est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète, et dépendante d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne suis, mais je connais aussi, en même temps, que celui duquel je dépends, possède en soi toutes ces grandes choses auxquelles j’aspire, et dont je trouve en moi les idées, non pas indéfiniment et seulement en puissance, mais qu’il en jouit en effet, actuellement et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu. Et toute la force de l’argument dont j’ai ici usé pour prouver l’existence de Dieu, consiste en ce que je reconnais qu’il ne serait pas possible que ma nature fût telle qu’elle est, c’est-à-dire que j’eusse en moi l’idée d’un Dieu, si Dieu n’existait véritablement ; ce même Dieu, dis-je, duquel l’idée est en moi, c’est-à-dire qui possède toutes ces hautes perfections, dont notre esprit peut bien avoir quelque idée sans pourtant les comprendre toutes, qui n’est sujet à aucun défaut, et qui n’a rien de toutes les choses qui marquent quelque imperfection.

Et sane non mirum est Deum, me creando, ideam illam mihi indidisse, ut esset tanquam nota artificis operi suo impressa ; nec etiam opus est ut nota illa sit aliqua res ab opere ipso diversa. Sed ex hoc uno quod Deus me creavit, valde credibile est me quodammodo ad imaginem & similitudinem ejus factum esse, illamque similitudinem, in qua Dei idea continetur, a me percipi per eandem facultatem, per quam ego ipse a me percipior : hoc est, dum in meipsum mentis aciem converto, non modo intelligo me esse rem incompletam & ab alio dependentem, remque ad majora & majora sive meliora indefinite aspirantem ; sed simul etiam intelligo illum, a quo pendeo, majora ista omnia non indefinite & potentia tantum, sed reipsa infinite in se habere, atque ita Deum esse. Totaque vis argumenti in eo est, quod agnoscam fieri non posse ut existam talis naturæ qualis / sum, nempe (52) ideam Dei in me habens, nisi revera Deus etiam existeret, Deus, inquam, ille idem cujus idea in me est, hoc est, habens omnes illas perfectiones, quas ego non comprehendere, sed quocunque modo attingere cogitatione possum, & nullis plane defectibus obnoxius.

 

D’où il est assez évident qu’il ne peut être trompeur, puisque la lumière naturelle nous enseigne que la tromperie dépend nécessairement de quelque défaut.

Ex quibus satis patet illum fallacem esse non posse ; omnem enim fraudem & deceptionem a defectu aliquo pendere, lumine naturali manifestum est.

 

Mais, auparavant que j’examine cela plus soigneusement, et que je passe à la considération des autres vérités que l’on en peut recueillir, il me semble très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre.

Car, comme la foi nous apprend (42) que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté divine, ainsi expérimentons-nous dès maintenant qu’une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.

Sed priusquam hoc diligentius examinem, simulque in alias veritates quæ inde colligi possunt inquiram, placet hic aliquandu in ipsius Dei contemplatione immorari, ejus attributa apud me expendere, & immensi hujus luminis pulchritudinem, quantum caligantis ingenii mei acies ferre poterit, intueri, admirari, adorare. Ut enim in hac sola divinæ majestatis contemplatione summam alterius vitæ fœlicitatem consistere fide credimus, ita etiam jam ex eadem, licet multo minus perfecta, maximam, cujus in hac vita capaces simus, voluptatem percipi posse experimur.