Boulangerie d’Aubenas, avril 1995
Alma-Marie se dépêchait de rentrer de l’école. Pour une fois, Étienne ne l’avait pas accompagnée, il devait rentrer tôt chez lui. Elle n’était pas mécontente de sauter la case des devoirs et de filer directement devant la télé pour ne pas rater Beverly Hills 90210, son feuilleton préféré. En passant par la boulangerie pour tenter de récupérer discrètement un croissant aux amandes malgré l’heure tardive, elle entendit ses parents discuter devant le fournil. C’était raté pour le croissant.
Au moment de faire marche arrière sur la pointe des pieds, certaine qu’ils ne l’avaient pas vue, elle les entendit parler d’Étienne et de ses parents. La curiosité l’emporta sur la série télé et Alma-Marie se rapprocha pour en savoir plus.
— Il va falloir mettre trois pains supplémentaires de côté pour les Marcel à partir de lundi, disait sa mère.
— Tant que ça, peuchère, ils ouvrent un restaurant ? demanda son père.
— Brigitte a reçu l’agrément qu’elle attendait et les premiers enfants arrivent en début de semaine prochaine.
— Ils ont de la chance ces gosses de pouvoir passer du temps dans une famille comme ça. J’ai vu les travaux qu’ils ont faits dans la grange, c’est du sérieux. Ils vont être à l’aise, les mômes, commenta son père.
Puis le silence. Chacun des deux était perdu dans sa réflexion, chacun des deux imaginait ce que l’autre pensait. Ils se connaissaient bien depuis le temps qu’ils étaient ensemble.
— Brigitte a toujours voulu une grande famille, mais de là à accueillir des mômes qui sont pas les siens… Quel courage ! Moi je ne suis pas sûre d’être aussi généreuse.
— Surtout qu’ils ont déjà Étienne, s’ils n’en avaient pas, j’dis pas, mais là, le gamin il est extra. Pourquoi en vouloir d’autres à ce prix-là ?
— Je le sais bien qu’il est extra mon filleul et Brigitte, elle l’adore son gamin, c’est pas la question, mais ils en voulaient d’autres et ça n’a pas marché.
— Pour sûr que ça n’a pas marché. Un c’est déjà bien. C’est pas la peine d’aller retenter le diable.
À nouveau le silence. Enfin façon de parler, dans la chaleur du fournil, le boucan du pétrin électrique emplissait tout l’espace.
— Tu sais, dit-elle en baissant instinctivement la voix ce qui obligea Alma à se rapprocher au risque de se faire prendre, j’étais avec elle quand la responsable du planning familial lui a dit qu’elle ne pouvait plus en avoir et que c’était déjà bien qu’elle en ait un, qu’elle connaissait des femmes plus malheureuses qui n’avaient pas pu avoir d’enfant du tout. L’horloge biologique, elle a dit. Tu parles ! Elle pleurait sans arrêt dans la voiture sur le trajet du retour, une vraie fontaine de chagrin, j’ai même cru qu’elle allait nous mettre dans le décor. Je lui ai dit que la responsable du planning était une antipathique de lui avoir balancé sa ménopause précoce dans les gencives comme elle l’avait fait, mais qu’au fond ce n’était pas grave de n’avoir qu’un seul enfant. Qu’avec ou sans cette saleté de pilule, de toute façon c’est le bon Dieu qui décide si une femme peut donner la vie et quand. Elle continuait à pleurer de plus belle en disant : « Tu ne comprends pas, tu ne comprends pas. Jean-Pierre va pas supporter. » Bien sûr que je comprenais mais, tu penses, j’ai pas dit que je savais pourquoi. C’est après ce jour qu’elle s’est mis dans la tête d’en adopter parce que Jean-Pierre voulait une famille nombreuse et qu’avoir seulement Étienne, c’était compliqué pour lui.
— Pour le gamin ?
— Non, pour lui.
***
— C’est quoi ces conneries ?
— Ces conneries comme tu dis, nous indiquent que ton traumatisme d’origine s’est planqué derrière un écran ou une protection, si tu préfères. Tu as identifié l’arrivée des petits comme étant le point de départ, ce qui n’était pas totalement faux, mais pas tout à fait juste non plus. C’est seulement l’écran de protection, celui qui te défend de la répétition.
— La répétition de quoi ?
— De la blessure originelle.
— De quoi tu parles ?
— Je n’en sais fichtrement rien, mais cela a à voir avec ton père et ta mère. Que ça te plaise ou non, il te faut chercher de ce côté-là parce que la seule façon de surmonter une blessure c’est de l’accepter, pas de l’oublier. Je te rappelle que tu n’es pas réellement paralysé.
— C’est assez bien imité. Tu crois que si je dis « 1.2.3 soleil », je ne serai plus cloué sur ce fauteuil ? Regarde-moi : 1.2.3… (le soleil me resta en travers de la gorge), ça ne MARCHE pas, Prudence. Tu peux me dire pourquoi ?
— Je ne sais pas, justement je te repose la question. Pourquoi tu ne marches pas, Étienne ?
— J’en sais RIEN, parce que j’ai eu un grave accident !
La colère ressurgissait comme à chaque fois que Prudence me prenait pour un con. Je la sentais remonter du fond de mes entrailles, prendre appui sur ma colonne vertébrale, accélérer le rythme de mon palpitant, converger vers ma gorge telle une rivière en crue s’apprêtant à déborder et à tout dévaster.
— Je te rappelle que j’ai été percuté par un camion poubelle boulevard Sébastopol à 3 heures du matin dans la nuit du 20 au 21 mars. Le rapport des pompiers est formel. Ils m’ont donné les premiers soins sur place avant de me transporter à l’hôpital dans un « état grave ». Je suis un accidenté de la route, mon corps a subi de nombreux traumatismes et ma tête aussi. Tu sais la tête, l’endroit où habite le cerveau, le siège de la mémoire ET de la motricité. Alors oui ma chère Prudence Sainte-Rose, ceci explique tout cela. Inutile de chercher midi au-delà de quatorze heures ou de couper ma moelle épinière en quatre. J’ai eu un accident grave, même si les analyses ne font pas le lien depuis que j’ai perdu la tête et les jambes. Ce qui m’arrive est très simple avant que tes théories fumeuses viennent tout embrouiller. Avant l’accident, je marchais, je faisais du vélo et je savais parfaitement qui j’étais. Depuis que j’ai embrassé un putain de camion poubelle, je ne marche plus et je ne comprends pas qui je suis ni la moitié de ce que tu me racontes. Je n’ai absolument pas la moindre idée de ce que je fichais sur un Vélib en pleine nuit. De toute façon, ma vie n’a plus aucun sens et plus je me souviens de celle d’hier, plus je me rends compte qu’elle n’en avait pas tellement non plus, et cette situation est INSUPPORTABLE.
À présent, je hurlais pour évacuer cette rage accumulée depuis des semaines, depuis mon réveil dans cette chambre d’hôpital. Une rage décuplée parce que j’avais cru les histoires à dormir debout d’une allumée qui évitait de marcher sur les lignes du parquet. Je me remplis un deuxième verre de rhum que j’avalais cul sec. Je voulais boire pour oublier, boire pour oublier, boire pour oublier.
— Mettons tes parents de côté pour le moment parce que je vois bien que ça te met en rage. Comment étais-tu avant l’accident ? Est-ce que tu t’en souviens ? Rappelle-toi la théorie du verre d’eau. Pendant que tu réfléchis, je vais nous refaire du café.
La vérité est que j’étais immensément triste et en colère contre moi parce que j’avais réussi à manquer l’enterrement de ma grand-mère. Moi, le spécialiste ardéchois ès-funérailles, j’étais absent à celles de mamie Charlotte.
Pour commencer, j’avais raté la fin. Je n’avais pas compris à quel point elle était malade car, pour ça, il aurait fallu que je descende plus souvent. Je n’ai pas pris ce temps, j’étais trop occupé. Je m’étais contenté d’une petite prière vite fait pour la forme.
« Allez Seigneur un bon geste, je ne vous demande jamais rien. Gardez-moi mamie Charlotte jusqu’à la galette des rois, s’il vous plaît. C’est pas grand-chose pour vous, c’est même carrément microscopique à l’échelle de l’humanité, mais c’est important pour moi. Allez Seigneur, veuillez exaucer mon vœu, bordel ! »
Puis il y eut ce coup de fil juste avant Noël de mon oncle Jacky pour me prévenir. « On l’enterre demain, fiston. »
C’est jamais bon de mettre la pression au bon Dieu.
Alma-Marie m’a appelé pour me remonter le moral : « Elle avait 82 ans, Étienne. Elle a bien vécu. »
Je n’avais rien répondu, pourtant sur la mort, je suis imbattable.
J’avais combattu le désespoir en plongeant dans le travail tel un apnéiste déterminé à battre le record du monde quel que soit le prix à payer. Plonger pour noyer le chagrin et tenir la culpabilité à distance, plonger pour oublier. D’y repenser, je sentis ma gorge brûler à nouveau – rien à voir avec le rhum – mais je continuais à vouloir me dédouaner. La veille pour le lendemain ! Je ne pouvais pas m’organiser en si peu de temps, trouver quelqu’un pour me remplacer – je devais animer une série d’émissions spéciales pour les fêtes en direct à la radio. Ils auraient dû me prévenir plus tôt pour que je puisse me libérer. Ils n’y ont pas pensé. C’est pas ma faute.
Je n’étais pas prêt à affronter cette vérité et encore moins à la partager avec Prudence. Les pertes de mémoire offrent parfois quelques avantages…
Prudence revint de la cuisine avec deux bols remplis de café. Elle partageait avec Alma la même méfiance pour le café en capsule et préférait celui de la cafetière traditionnelle, plus convivial, plus généreux.
— Je suis désolé, je ne me souviens plus, ai-je menti.
— Est-ce que tu rêves ?
— Toujours pas.
Cette fois je disais vrai.
Prudence proposa de continuer nos échanges en état de conscience modifiée dans le but de débusquer le monstre caché.
— Il s’agit de te mettre dans un état proche de celui du rêve pour permettre à ton inconscient de nous balancer ce qu’il a à dire. Ça permet d’ouvrir une porte, de dégager une issue si tu préfères.
Elle promit solennellement de ne pas me laisser tout seul sur le chemin du retour.
— Détends-toi, ferme les yeux et concentre-toi sur ma voix…
J’adore le soleil dans la voix de Prudence, tout comme j’adore qu’elle me demande de fermer les yeux. Je me concentrai sur ses paroles qui suggéraient de faire voyager ma respiration dans toutes les parties de mon corps. Peu à peu, dans le chaudron de mes souvenirs rendus flous, des images sans lien ni cohérence se mirent à remonter à la surface. C’est le privilège des accidentés de vivre dans la confusion.