Surtout, tu ne cognes pas. C’est ce que ta mère t’avait dit : si on t’agresse, tu ne réponds pas. Ensuite, tu vas déposer plainte à la gendarmerie. Et Sophie, pour autant qu’est possible la mémoire de ce qui s’est passé, car la violence d’un événement a cet effet de recomposer ce qui l’a précédé, de redistribuer l’oubli et le souvenir, avait glissé, en termes moins impératifs, un conseil identique. Surtout, en cas de rixe, ne pas frapper.
Un livre avait été écrit : Pays perdu. Un livre qui serait difficile, même pour quelqu’un qui a pratiqué la théorie de la littérature, à définir en termes de genre. Le narrateur emploie la première personne, mais il ne se trouve pas au centre du récit. Au centre du récit, il y a le pays, et ceux qui y vivent. Celui qui raconte reste un personnage secondaire. Il y est question en passant de l’histoire de sa famille, de l’héritage d’un vieux cousin. Mais il s’agit avant tout de rapporter les obsèques d’une adolescente, la fille d’amis paysans.
Il avait fallu un an au livre pour arriver jusqu’au village. Publié en 2003, il avait suivi son chemin lentement, mais il était arrivé, à l’été 2004, un peu comme tout a fini par arriver là-haut, avec un peu de retard, et pas partout, l’eau courante, le téléphone, les salles de bains, le chauffage central. Il était arrivé. Juste quelques jours après votre départ, à la fin d’un séjour de vacances, au mois d’août.
Tu n’aurais pas cru qu’il pût parcourir une aussi longue route. Il n’y avait pas beaucoup de livres dans le pays. La seule à lire assidûment était Berthe, la mère de notre fermier, seule dans son hameau de Bessèges, au fond du val dévoré d’arbres. Elle en réclamait, et tu lui en apportais, mais sa vraie passion, c’étaient les vieux livres d’aventures, Jules Verne surtout. Peut-être poussait-elle la modernité jusqu’à Jean Anglade. Mais pour la plupart, La Montagne assurait l’essentiel de la lecture, avec le bulletin de la paroisse. Alors un écrivain peu connu, publié chez un éditeur confidentiel...
Mais le livre faisait son chemin, doucement. À peine aviez-vous pris la route du retour, vacances terminées, qu’il était là, et qu’il apportait la révolution dans le minuscule hameau de vingt habitants, et au-delà, dans les hameaux plus minuscules encore de la montagne, deux ou trois maisons au bord du grand vide. Vous l’aviez su par un coup de téléphone d’Adrienne à ta mère, et puis par les multiples appels de la tante, dont l’organe puissant détaillait les progrès du drame, et vous l’imaginiez dans sa petite salle arpentée de mouches, sous les poutres noircies et les fromages qui séchaient dans les hauteurs obscures, tout excitée par l’agitation environnante.
Comment un livre publié chez un petit éditeur, L’Esprit des péninsules, par un auteur peu connu, pouvait-il arriver là-haut ? Tes livres précédents n’y avaient pas réussi.
Mais il y a des enfants, ou des petits-enfants, qui se sont installés à la ville, qui ont Internet, ou qui tombent par hasard sur un article. Qui l’a tenu le premier entre les mains ? Il y a eu un jour une commande de l’épicerie du bourg, où l’on trouve tout : des pommes, des journaux, de la pâte à modeler, de la saucisse sèche, du fromage, des pièces de réfrigérateur, du vin, des culottes taille 54, des tournevis, des pâtes de fruits. Ils ne pouvaient pas manquer d’avoir Pays perdu.
Et puis il y a les bonnes âmes, tout emplies des meilleures intentions, qui ne sont pas du village mais y séjournent régulièrement, et qui vont faire le tour des maisons avec l’objet du délit, isolant, soulignant les passages abominables, compatissant à la douleur de ceux qui s’y trouvent agressés, sans savoir pour quelle raison.
« Si on t’insulte, si on te frappe, tu ne réponds pas. »
On pouvait se demander quelle était la part de simple habileté tactique dans de tels conseils. Sans doute étaient-ils dictés aussi par une appréhension vague, qui poussait à se dire qu’il ne fallait surtout rien faire pour aggraver les choses, et, pourquoi pas, par une pensée magique dans laquelle la volonté d’inaction serait contagieuse. Ne pas répondre, comme si on pouvait faire advenir une situation où tout se neutraliserait.
On te connaissait. On espérait, sans vouloir te le dire, que te réduire à la passivité dans une situation d’agression permettrait d’éviter que les choses ne deviennent graves. Le déroulement des événements devait point par point vérifier ces appréhensions.
Ne pas répondre, ne pas porter de coup, surtout pas le premier, mais de quelle manière, dans la réalité, appliquer la consigne ? Quelles seront les circonstances concrètes ? Faudra-t-il fuir ? Se pelotonner dans un coin en essuyant quelques coups, et puis soigner les bobos avec du mercurochrome et des compresses ? Ta mère conseillait cela, en cherchant à se convaincre que tu l’écouterais, mais elle n’y croyait pas tout à fait.
Quant à toi, tu préférais laisser les choses en suspens. Tu écoutais, tu approuvais l’excellence des conseils, sans t’engager vraiment. Comme lorsque tu sais que tu vas être confronté à une réalité difficile, mais sans visage précis, tu projetais dans l’avenir une étendue neutre et grise, dépourvue de figures, une indifférence qui répondait à ta disposition intérieure. Ce n’était pas un choix, mais un réflexe animal : le vide, sans éliminer les émotions, les évacue dans un coin éloigné de l’esprit, pour qu’elles ne puissent pas le troubler dans sa concentration, lorsque la menace se précise.
Un an d’attente pour revenir, un an après le choc qu’avait constitué l’arrivée du livre au village. Un an au cours duquel les coups de téléphone, les lettres avaient entretenu une atmosphère contradictoire de tension, de détente, où l’on ne pouvait pas très bien savoir où se trouvait au juste la réalité, entre l’état de guerre mortelle et la brouille, entre l’événement et rien du tout. Hypothèses, tournées et retournées, comme pendant ces nuits d’insomnie où la substance des choses se dérobe. Il y avait eu des moments d’anxiété, des moments d’oubli. La date assignée pour notre retour se rapprochait. Paradoxalement, plus elle se rapprochait, plus l’esprit s’allégeait.
Ils l’attendaient tous, là-haut, eux aussi, ce moment. Ils préparaient leur affaire, ils se demandaient comment ils allaient s’y prendre, ils en rêvaient, le soir, dans leur lit, une fois les bêtes traites et la soupe avalée. Ou bien, s’ils n’envisageaient pas de participation directe, ils attendaient, se demandaient quelle serait l’heure, quel serait le moment, comment et où les choses se dérouleraient, quelle en serait l’issue.
Aux deux extrêmes, à Paris et là-haut, se répondaient les supputations nocturnes, s’ébauchaient les répétitions de saynètes toutes différentes, et qui pourtant se ressemblaient toutes, on modifiait les acteurs, les péripéties, le dénouement, mais le sujet demeurait identique. Et peut-être aussi chacun, dans sa petite monade tiède, se demandait à quoi ressemblait le lieu d’où l’autre s’employait à lui vouloir du mal, à préparer le moment des retrouvailles et des comptes à régler.
Même si l’on connaît bien les maisons, si on les a fréquentées des années, on n’a jamais pénétré ces zones intimes où se composent silencieusement les rêves. Certains ne venaient pas à bout de leur rage. Quelque chose avait été réveillé, exhumé, scandaleusement mis au jour, comme si l’on avait sorti les cadavres de leur fosse et qu’on les avait étalés au milieu du village, et c’était cela, cela même qu’on disait, on avait touché aux morts, on avait enfreint les lois les plus sacrées. Scandale absolu, comblant toutes les plus secrètes, les inconscientes concupiscences de scandale.
On retournait cela, dans les maisons encloses du sommeil des chiens et des ruminants, dans les appartements que les voitures enveloppaient de leurs rumeurs, on n’en entendait plus le vent du volcan secouer les volets, le vent qui s’en foutait, tout comme la nuit s’en foutait, qui baignait ces deux mondes, accueillait leurs inquiétudes, avivait d’insomnie leurs contours, et puis dissipait tout dans le sommeil qui s’en foutait, tandis que la neige commençait à égaliser les routes et les prés.
À quoi s’attendre ? Un échange de coups de poing ? Avec qui ? Il y avait ceux qui s’estimaient insultés. La famille de ceux qui s’estimaient insultés. Cela dépassait les limites du village, s’étendait aux hameaux et aux bourgs environnants. Au-delà, le cercle s’élargissait encore à tous ceux qui, à tort ou à raison, chauffés par les racontars et les conversations de café, se proclamaient visés par le livre et manifestaient leur volonté de se faire justice. Le pays regorge de chercheurs de querelles, de bagarreurs de bistrot et de bal, experts à se trouver des prétextes au cas où il leur en manquerait, infiniment chatouilleux d’un honneur dont l’hypertrophie, pouvait-on supposer, compensait tout, tout le reste, une vie de consentement à la dureté de la vie, à la fin de la paysannerie, à la solitude croissante, et le consentement exige parfois d’être remboursé cash.
La brutalité, la violence parfois sont là-haut inséparables de la vie. Et la dureté. Tu le savais bien, et tu l’avais éprouvé. Je me souviens que Dzouzé, après les événements, avait cherché à m’en faire relativiser la portée dramatique en me décrivant un épisode de jadis, où l’on vit une fermière armée d’une hache poursuivant son adversaire à travers les ruelles du village.
Tu savais ce qui pourrait arriver. Le corps de la violence, sans l’étreindre tout à fait, tu l’avais effleuré à plusieurs reprises dans le passé. Tu avais renversé et martelé de coups de poing un autre valet de ferme, adolescent celui-là, qui travaillait avec son frère pour le fermier d’en face, là encore sans trop savoir comment vous vous étiez retrouvés là, par terre, à côté du four banal du village, tant ces choses se produisent comme les métamorphoses jaillissant de la baguette des sorcières. Guère plus qu’une bagarre d’adolescents.
Tu avais, un hiver, mesuré ta force à celle de tes futurs agresseurs, sans imaginer que vos bagarres feintes dans la neige prendraient un jour un tour sérieux. Mais enfin, tu savais bien. Cette rudesse même était consubstantielle à ce que tu aimais là-haut, et dont tu avais tenté de faire un portrait dans le livre. La beauté sans mièvrerie, la beauté difficile, qui vous rejette ou qui vous agresse, celle de la forêt où l’on s’égare, du sang rouge sur le corps de la bête noire fraîchement abattue, des hameaux déserts qui retournent lentement à la pierre, des busards posés sur les barbelés, des millions d’étoiles froides qui envahissent les nuits et dont le regard multiple t’évoquait celui des araignées embusquées au fond des chiottes rudimentaires installées au fond du garage, présences condensées dans ces huit lueurs avides.
Il n’y avait pas de tendresse à attendre.
Les échos de l’effervescence qui agitait le village t’en parvenaient de loin, par des amis, par les cousins qui habitaient à côté. La tante, qui était l’encyclopédie vivante du pays, et qui ne craignait personne, par tempérament et parce que sa voix énorme et sa stature de lutteur la mettaient à l’abri de toute agression, t’appelait pour commenter le contenu. C’était la vérité même que tu avais écrite, te disait-elle, même s’il y avait une ou deux vérités sur lesquelles il aurait mieux valu se montrer plus circonspect. Mais enfin, il n’y avait pas à dire, c’était un beau livre. Henri n’était pas content, c’est certain. Et puis alors ? Elle l’avait croisé chez le coiffeur, au chef-lieu de canton, et elle lui avait dit son fait.
Dans le téléphone, tu avais entendu cinq ou six fois peut-être la voix tonitruante de la tante qui braillait à faire péter le récepteur en répétant l’histoire de l’entrevue chez le coiffeur. La tante ne parlait qu’en hurlant, cela faisait partie des choses qui suscitaient notre tendresse. Elle lui avait dit, à Henri, tu avais qu’à ne pas faire le joli cœur jadis, tu l’as bien cherché, mon neveu n’a fait que raconter ce que tout le monde connaît, alors fous-lui donc la paix.
À distance, tu ne te faisais qu’une idée vague de qui pouvait se sentir atteint et pourquoi. Une mention, une phrase mal comprise pouvait déclencher des réactions disproportionnées, comme si les années, avec leur charge de solitude et de douleurs, avaient secrètement attendu ces quelques pages. Il y a de vraies raisons aussi, des raisons profondes, dont il faudra parler, le moment venu.
Parmi les épisodes de cette révolution villageoise, qu’on pouvait suivre, à distance, répercutés, commentés, interprétés indéfiniment, un ou deux s’avéraient assez inquiétants.
En tête du livre, tu avais remercié Dzouzé, ainsi que Laurence et Jean-Claude. Le remerciement avait été interprété par certains comme le tribut rendu à tes indicateurs. Il les compromettait. Stupidement, tu n’y avais pas pensé. Tant de choses auxquelles tu n’avais pas pensé. Le livre s’était écrit dans l’absolu, comme s’il ne devait jamais avoir de lecteur, sinon toi. Tu te l’étais adressé, et à ton père. C’était le tombeau que tu lui destinais.
Les indics, on les descend.
Jean-Claude, sortant de chez lui un matin, tombe sur Henri, devant l’église. Il le salue. Comme d’habitude.
Il n’ignorait pas qu’Henri venait de vivre cette expérience inédite pour lui, incroyable au village : devenir un personnage de livre. Personnage secondaire, certes, mais que, paraît-il, les quelques lignes où il apparaissait, sous un pseudonyme, avaient rendu fou de rage. Jean-Claude, donc, ne pouvait pas ne pas savoir cela. Mais pas de quoi ne pas dire bonjour. Au lieu de répondre, l’autre explose, crie, empoigne au collet Jean-Claude qui n’est pour rien dans toute l’affaire. Son nom, simplement, en petites italiques en tête du livre. Comme si, par quelque opération magique, quelque processus mystérieux de contamination propre aux livres, cela l’imprégnait, lui, Jean-Claude, de toute l’ordure que l’on attribuait au volume scandaleux. C’était déjà promettre un accueil assez frais, mais il y avait mieux.
On téléphone chez Jean-Claude. Dans l’appareil, la voix de Tintin. Une grande figure locale. Pas du village, mais du chef-lieu de la commune, à cinq kilomètres, un autre monde. Aussi cordial à la poignée de main que vif à la querelle après avoir descendu quelques canons.
Adolescent, tu avais affronté son frère, un valet de ferme un peu fruste qui s’était mis en tête de séduire deux jeunes filles séjournant chez tes parents. Deux blondes, il est vrai. On n’en voit pas tant dans le coin. Son sobriquet était d’une belle simplicité : on l’appelait d’un mot patois qui signifiait valet. Il avait vu en toi un obstacle. Son couteau lui avait paru un instrument susceptible d’écarter l’obstacle. Il ne voyait pas d’autre argument de séduction à sa disposition. Campé sur le seuil, il avait donc fait briller la pointe de son instrument de séduction, aussi affûté que son visage et la moustache qui le barrait, dans la direction de l’obstacle. L’obstacle avait répliqué en dégainant un balai, un vrai balai de paille qui se trouvait là, au coin de la porte, à toutes fins utiles. Les armes n’étaient pas du même calibre. Comme dans les westerns, il y avait eu un moment de flottement, et le garçon vacher s’était éloigné, vers d’autres aventures tout aussi palpitantes sans doute.
Tintin avait en commun avec son frère le sens de la nuance et des transitions. Il avait téléphoné à Laurence et Jean-Claude, et annoncé la couleur. Il allait monter au village, pas plus tard que tout de suite, avec le fusil chargé, et on verrait ce qu’on verrait.
C’est comme si c’était fait, il n’avait plus qu’à raccrocher et à enfourcher sa fidèle voiturette électrique, qui viendrait zonzonner jusque dans le bas du village, là où le bout de bitume s’arrête, et il en descendrait, les armes à la main, seul sous le soleil d’août, dans le silence agrémenté de mouches, puis il s’avancerait vers la maison de Jean-Claude, le pas légèrement hésitant à cause du quinzième canon, celui de trop.
Il avait fallu de longues minutes de négociations, et toute la rondeur diplomatique de Jean-Claude pour parvenir à le dissuader.
Donc, tu le savais, tout n’irait peut-être pas sans accrocs, lorsque tu reviendrais. Mais tu ne pouvais pas imaginer que les choses iraient aussi loin. Sinon, pauvre idiot, inconscient, naïf, tu ne serais pas revenu avec la femme que tu aimes, avec tes trois enfants, comme s’il s’agissait de vacances ordinaires. Comment, connaissant bien cette habitude de la violence, as-tu pu choisir de ne pas remonter seul ? Tu n’as pas fini de te le demander.
En réalité, lorsque tes défenses intérieures se relâchaient pour te laisser envisager les réactions possibles, une attitude plus agressive que le silence et le dos tourné, tu te figurais qu’on chercherait sans doute à te piéger, toi et toi seul. Pendant une traversée des ruelles du hameau, on te prenait à partie. Un jour que tu descendrais en voiture, seul, pour faire les courses dans la vallée, un ou deux tracteurs te bloqueraient, ils en descendraient, à deux ou trois. Il faudrait frapper. Comment faire autrement ?
Les échanges de coups, le poing qui s’écrase sur la gueule, ce n’est pas ce que tu craignais. Tu avais déjà pratiqué. Pas beaucoup, mais de temps en temps. Souviens-toi : dans ces scénarios possibles, ce n’est pas ce qui t’inquiétait. Pas l’autre, pas l’adversaire. Tu les connaissais bien pourtant, il y en avait des costauds, des nerveux, avec des mains énormes, des muscles de paysans habitués à manier des objets lourds, des habitués des bastons de sorties de bal. Ça ne serait pas facile, il faudrait faire avec. Sans parler des couteaux, des haches, des fusils de chasse. Mais celui qui t’inquiétait plus, c’était le gentil petit bonhomme en toi.
Tu le connaissais bien, le gentil petit bonhomme. L’un des problèmes qu’il te posait régulièrement, parmi tous ceux qu’il te posait, était son incapacité à s’adapter aux changements brusques. Il y a de ces moments où la réalité paraît basculer. On habite un univers régi par certaines lois qu’on connaît bien, et voilà que tout à coup tout bascule, le monde n’est plus le même, les lois paraissent complètement différentes. Lequel des deux mondes est le bon ? Le petit bonhomme, le « tu » est un conservateur, comme l’était son père : il ne peut pas admettre que la réalité soit aussi composite, et il ne peut pas admettre non plus qu’il y ait deux réalités. On était dans la civilité, qui règle ordinairement les relations entre les gens, et voici qu’on bascule dans l’agression. Les mêmes avec qui on entretenait des relations de camaraderie, presque d’amitié, vous injurient, cherchent à vous frapper : ce n’est pas possible. C’est bien réel, cela touche au corps, mais ce n’est pas possible. Ce n’est pas exactement que le petit bonhomme ait peur. Mais il ne sait pas comment faire pour entrer dans un monde qui lui paraît si peu possible. Il se sent aussi emprunté, sur ce seuil, que le gamin du peuple (celui qu’il a été) que l’on invite à pénétrer dans une maison remplie d’enfants bien vêtus, bien élevés et connaissant les manières, et dont tous les regards se tournent vers lui. Il ne sait pas comment être.
Voilà ce qui tourmente le petit bonhomme : comment être. Saura-t-il comment être ? Il faut savoir répliquer, avoir le bon geste au bon moment. Il y a des contretemps, des excès, des insuffisances, des erreurs de rythme qui peuvent tout aggraver, définitivement.
Prendre des coups, rien de trop grave. C’est le ridicule qui fait peur, et l’humiliation toujours possible d’une trop complète défaite. Au village, il importe de maintenir son rang et sa réputation. Les compromettre dans une bagarre ratée, c’est devenir à jamais la risée du pays. Ce ne serait pas supportable. Et bien sûr c’est ce qui sera recherché, si l’agression a lieu. Le but sera de réduire l’adversaire à rien, un tas recroquevillé dans la poussière et la bouse, sur lequel on s’essuie les pieds.
Tu as retourné tout cela dans ton lit, la nuit, la veille du départ. Encore une fois, tu as poussé le timide petit bonhomme. Mais tu n’étais pas seul. Là-haut, ton père, et son père, ceux dont le nom s’est effacé sur la tombe, ceux qui n’ont laissé de trace que dans les récits de la tante et tous ceux dont on a perdu le nom et l’histoire, ils te tiraient à eux, ils te voulaient, il fallait que tu rentres chez toi, chez eux.