III

 

Denis déboule à bord de son tracteur, un monstre mécanique, comme ils en ont tous à présent, puisqu’il faut travailler seul et que le tracteur doit pouvoir tout faire. Sa famille est l’une des plus outrées par le livre. Rien d’officiel, cependant. Toi, tu n’as aucune raison d’être fâché. Il te faut décider dans la seconde, petit bonhomme. Que vas-tu choisir ? Soit tu prends acte d’une brouille non encore manifeste, mais évidente pour tout le monde, et tu ne le salues pas. Soit tu fais comme si de rien n’était. Tu esquisses un bref mouvement de tête. Il passe dans sa cabine vitrée, sans te regarder, visage fermé.

La serrure ne cède toujours pas. Une voiture arrive, stoppe à un mètre devant toi, un peu plus elle s’arrêtait sur tes pieds. La permanente de Sabine apparaît à la fenêtre. Les injures jaillissent.

Tu distingues, côté passager, la carrure imposante de Claudine, sa mère. Elle mêle sa voix de stentor à celle de sa fille. Leurs puissantes masses corporelles paraissent détenir d’inépuisables réserves d’énergie, qu’elles dépensent dans des insultes variées, de plus en plus fort, sans discontinuer, jusqu’à l’hystérie. Une émeute à elles deux. L’entrelacement des cris forme un magma sonore dans lequel tu ne distingues à peu près rien. Parfois émerge, tout de même, un qualificatif sordide. Tu crois voir passer, dans les wagons chargés à ras bord d’immondices, des problèmes de couleur. Oui, c’est cela : tu as remplacé ta Noire par une Blanche. La pigmentation de tes conjointes successives a frappé les esprits. Tu savais qu’elle pouvait constituer une curiosité, tu ignorais jusqu’à présent qu’il y avait là matière à injure. Ou peut-être voulais-tu l’ignorer, trompé par les sourires aimables, dont tu savais bien qu’ils devaient cacher commentaires et racontars, tout l’inépuisable combustible de l’imaginaire

Il est aussi question du Coudair. La butte en plein vent où se trouve le cimetière. Ce sont les ancêtres qu’on mobilise dans la querelle. En l’occurrence ton père. Il ne serait pas là où tu crois qu’il est, c’est-à-dire au Coudair, au cimetière, dans le caveau de famille où vous tentez de faire subsister des plantes régulièrement saccagées par le vent et le froid.

Tu n’y comprends rien. Pourquoi diable ton père ne serait-il pas au cimetière ? Tu l’y as déposé pourtant, quinze ans auparavant. Il ne s’en est pas évadé, on ne l’en a pas extrait.

Tu n’as pas le temps de réfléchir à ces curieuses allusions, on est déjà passé à d’autres développements, parmi lesquels les ordure et les salaud jouent le rôle de ponctuation. Du coin de l’œil, sans te retourner, car tu sais que tu dois être à présent extrêmement attentif, tout peut se passer, tu sens que les hurlements commencent à attirer des présences sur lesquelles tu n’es pas en mesure de mettre un nom.

La clé de ce qu’elles ont hurlé, à propos de ton père qui ne serait pas au Coudair, elle t’était donnée dans ce panneau de carton que tu n’as pas vu, mais que dans leur esprit tu es censé avoir vu, et que tu es censé avoir compris. À moins qu’elles ne se figurent être en train de te faire une révélation susceptible de t’accabler. Tu ne sauras jamais si elles te renvoient à un secret honteux que tu détiendrais et chercherais à dissimuler, ou si elles te crachent à la gueule, triomphantes, une révélation qui se voudrait sidérante. Quoi qu’il en soit, le malentendu est total : elles sont convaincues que tu comprends et que l’injure est sanglante, mais tu ne comprends rien, et si tu comprenais, tu t’en foutrais, tu t’en foutrais que l’on dise que celui qui repose au Coudair n’est pas celui que tu crois être ton père, que c’est Charletu, ton père, pauvre con.

Dans ce déchaînement qui dure, elles ressemblent à des marionnettes enluminées de couleurs violentes. En regardant leurs visages empourprés par la rage, déformés par une haine sans limites, te reviennent, ce n’est pourtant pas le moment, des réminiscences littéraires, des fabliaux, des contes lestes avec poissardes fortes en gueule. En voilà du pittoresque, du râpeux, du brut.

D’une certaine manière, cet excès même te laisse froid. C’est vraiment trop. On ne peut pas concourir dans l’ordure, on est battu d’avance. L’esprit de contradiction t’insuffle une espèce de calme, où entre peut-être de la résignation, de la lassitude. Tu ne réponds pas à leurs invectives. Tout cela te paraît à la fois disproportionné et irréel. Tu n’éprouves toi-même aucune haine, alors qu’elles sont convaincues que leur haine ne fait que répondre à celle que tu as manifestée, par conséquent le ressort de l’insulte te manque.

Te retient aussi une espèce de honte, qui ne les effleure pas ; il t’est arrivé, dans ta vie, de menacer physiquement, il t’est arrivé quelquefois de passer aux actes, rarement d’injurier, car on se sent un peu sale à employer certains mots, comme s’ils vous faisaient puer de la gueule. C’est à peu près tout ce que tu éprouves en ce moment : le désir de te mettre hors de portée d’une haleine fétide. Tu te contentes d’énoncer assez fermement quelques « ça suffit maintenant » qui n’ont guère de chance de calmer les Érinyes.

As-tu prononcé d’autres mots ? Tu ne t’en souvenais plus très bien, jusqu’à ce que la lecture des dépositions convergentes de tes adversaires te fasse supposer en avoir dit un peu plus. Ils s’accordent sur ce point : tu aurais crié : « À Lussaud, vous êtes tous des nuls ! » Tu sais que tu ne peux pas avoir proféré une formule que tu ne penses pas, mais il se peut qu’eux soient convaincus que tu le penses, et aient donc entendu ce qu’ils pensaient devoir entendre. Oui, c’est cela, sous le flot d’ordures, tu n’as trouvé que cela à répondre, l’équivalent verbal d’un haussement d’épaules : vous êtes nulles, là, maintenant, dans vos mots et votre comportement.

Et voici qu’elles descendent de la voiture et s’approchent. Tu es toujours contre ton portail. Ce petit groupe, là-bas, à gauche, devant la façade de la maison qui se dessine en flou dans l’angle de ton regard, doit être formé de Sophie et des enfants. Cette haute silhouette, dans le jardin clos de murs, juste de l’autre côté du chemin, doit être celle de Bertrand, le gendre de la grand-mère Élise, arrivé avec ses filles pour les vacances d’été. Et la grand-mère elle-même, la doyenne du village, doit bien encadrer sa frêle silhouette noire sur le seuil de sa maison ou à la fenêtre de sa chambre. Ses deux filles, les sœurs de François, Colette et Claire, la femme de Bertrand, doivent y être aussi, tu ne sais pas, ton regard est accaparé.

Bien que les deux harpies s’approchent et se montrent menaçantes, tu ne vas tout de même pas frapper des femmes, n’est-ce pas ?

Mais que faire si ces deux catcheuses en blouse te mettent la main au collet ? Elles ont la force d’un homme, disons d’un homme pas trop solide, largement de quoi, si tu ne réagis pas, te détériorer la physionomie, et elles en ont visiblement le plus grand désir.

Alors quoi ? Le retrait en bon ordre ?

Ça n’est guère envisageable : tourner le dos, faire celui qui les ignore risquerait d’être fatal, dans l’état où elles sont. Quant à la fuite pure et simple, elle serait incompatible avec la dignité. Tu imagines ça, petit bonhomme : la débandade, en courant, devant les injures de deux femmes ? De quoi nourrir les sarcasmes de tout le pays pendant vingt ans. Ce serait aussi un mauvais calcul, une pure incitation à renouveler les agressions. Le couard serait traité comme tel : écrasé. Il faudra donc bien, si elles se montrent trop entreprenantes, déjà tu te résignes à l’idée, leur appliquer un rappel à l’ordre sur le nez. Elles risquent de ne pas te laisser le choix.

Ce sont des calculs à faire très vite. Mais ils se font. La pensée se trouve comme accélérée, le long terme se précipite vers le court terme, l’instinct du geste est rempli d’aperçus qui se succèdent à un rythme extrêmement rapide.

Cette rapidité même, tu le sentiras pendant tout l’épisode, produit l’impression de ralenti, à tel point que les quelques minutes de ce qui va suivre vont paraître s’étirer aux dimensions d’un long métrage. C’est justement parce que ta pensée est obligée par les circonstances d’accélérer le rythme habituel de sa confrontation au monde réel, parce que la quantité de représentations qu’elle produit se démultiplie que le temps semble s’étirer pour leur faire place.

À peine as-tu le temps de te rendre compte qu’un autre véhicule arrivait dans l’autre sens qu’il est sur toi, avançant au ralenti, sans s’arrêter, le métal du capot touche ta cuisse, mais la voiture continue à avancer, te pousse, comme si elle hésitait entre t’écraser et s’arrêter. Et c’est Henri qui en descend, Henri qu’a rendu fou, dit-on (mais n’y a-t-il pas non plus des cas où l’on désire devenir fou de colère, où l’on se plaît à cette révolte et à cette colère devant ce que l’on jouit de proclamer insupportable ?), le bref passage du livre mentionnant cette histoire du passé.

Par la suite, au cours des dépositions devant les gendarmes ou la police, et au cours du procès, il faudra tenter de reconstituer avec le plus de cohérence et d’exactitude possible ce qui s’est passé pendant ces moments-là, et qui, dans la mémoire, a laissé un dépôt curieusement composite, où se mêlent des certitudes parfaitement dessinées, des scènes aux lignes claires et bien délimitées, et un chaos où se superposent les temps, les objets et les gestes. Henri, en descendant de sa voiture, brandissait-il un bâton ? Il l’a nié devant les gendarmes, d’autres témoins assurent qu’il en avait un. Tu as hésité sur ce point, tu ne sais plus très bien, tu ne revois pas la chose avec netteté, ton attention devait, pour de simples questions de survie, dont tu ne doutais plus à cet instant que c’est ce qui était en jeu, se porter sur trop d’objets à la fois. Si en effet il brandissait son bâton à vaches, pourquoi n’a-t-il pas frappé ? Peut-être qu’il n’a pas osé tout de suite. Peut-être que tu l’as atteint avant qu’il ait eu le temps de s’en servir.

À ta gauche, les deux furies, qui rapprochent leurs cent cinquante kilos de haine tout en commençant à te couper la retraite vers la maison. À ta droite, Henri qui les encourage de la voix : Allez, aidez-moi, on va le faire, on va le faire, la sale bête. Et il tend le poing.

Deux femmes et un septuagénaire, pas de quoi avoir peur a priori, même si leurs efforts cumulés pourraient s’avérer dangereux. Ce ne sont en tout cas pas des gens qu’on peut se permettre de frapper. Mais eux, visiblement, en ont bien l’intention. Ils s’encouragent mutuellement à te régler ton compte. Jusqu’où seraient-ils allés dans cette voie, tu ne le sauras jamais. Sans doute eux-mêmes n’étaient-ils pas venus avec des intentions bien claires. Pourtant une telle rage les anime qu’à l’évidence elle ne se contentera pas de peu.

Bertrand, te dira-t-on plus tard, depuis le jardin clos légèrement surélevé d’où il assiste à la scène, à dix mètres derrière toi, était tétanisé par la violence de la scène, convaincu qu’on allait essayer de te tuer. Et sans doute cela se serait-il produit, si tu avais dérapé sur les gravillons, comme il arrive de temps à autre, pour éviter un coup, et t’étais ramassé la gueule par terre. La rage des coups de pied assénés au hasard aurait eu raison de toi, au procès on aurait appelé ça « homicide involontaire », et tu serais déjà, avec un peu d’avance, en pension complète au Coudair, en compagnie de celui que les Érinyes te dénient pour père.

Raphaël, ton second fils, n’a que onze ans, depuis la terrasse de la maison il voit tout, paralysé comme les autres, il appelle au secours, on veut tuer son papa. Cela aussi tu ne le sauras qu’après, sourd et aveugle à tout ce qui n’est pas l’urgence immédiate.

Tu t’adresses directement à Henri : « Maintenant, tu te calmes ou je serai obligé de frapper. » La phrase résonne dans un moment de silence, Raphaël l’a entendue, Bertrand aussi l’a entendue, et la grand-mère Élise, qui a bonne ouïe malgré ses quatre-vingt-treize ans, l’a entendue. Instinctivement tu t’es mis en position de défense, les poings fermés, les mains rassemblées devant le visage. Tu détestes ça, on a toujours l’air un peu ridicule de prendre ce genre de posture en dehors d’un ring, et il t’est arrivé de ramasser des gnons justement parce que tu ne voulais pas te mettre en position de défense, mais rester naturel, par une sorte de dandysme idiot qui te poussait à paraître prendre les choses à la légère.

L’avertissement n’a évidemment aucun effet sur Henri. Son bras jaillit et le poing t’effleure, te manque. Tu n’as pas le temps de réfléchir, ton coup est parti instinctivement, en réponse, ton bras droit s’est détendu, tu n’as même pas eu l’impression d’y mettre de la puissance, ça a juste été un réflexe.

Henri est assis par terre, à présent, dos appuyé au tronc du vieux tilleul, jambes allongées. Cela s’est fait tout seul, tu n’as pas eu le temps de le voir passer de la position de l’agresseur debout, hurlant, à celle du dormeur tranquille absorbé dans la sieste profonde de l’été, à midi, sous l’arbre, entre deux chargements de foin. Son éternelle casquette repose non loin, dans la poussière, montrant la doublure grise au ciel bleu.

Mais cela aussi ne te parvient que pour ainsi dire de biais, dans un corridor de la perception où attendent les impressions que tu ne prendras que plus tard le temps de recevoir et de consulter. Pour le moment, tu ne vois pas vraiment le sang qui couvre le visage d’Henri, comme le mouchoir écarlate avec lequel le dormeur protège son sommeil de l’éclat du jour.

Par la suite, il y aura les chiffres, les mesures, les constats policiers et médicaux qui donneront à tout cela une autre forme de réalité. Henri est borgne, il a perdu l’œil droit dans un grave accident de voiture, il y a des années. C’est son œil valide qui a pris, tu ne le sauras qu’après. Tu aurais pu l’aveugler, et ce n’est peut-être pas passé loin. On lui posera vingt-quatre points de suture, ce qui te paraîtra démesuré, lorsque tu l’apprendras, par rapport à ce simple mouvement de ton bras, partant vers l’avant pour aller vers le visage haineux devant toi. Et le visage aura disparu d’un coup de devant tes yeux, se sera couvert du voile rouge, sans que tu aies senti sa chair s’écraser contre tes phalanges, comme si tu n’avais fait qu’esquisser un geste magique et que tout s’était réalisé à distance, sans poids et sans chair. Plus tard tu regarderas ton poing, surpris de n’y trouver aucune trace du coup, alors qu’on frappe rarement sans s’abîmer un peu les doigts, tu l’as mesuré encore récemment, rien, pas même le sang d’Henri, tu regarderas sans comprendre le rapport étrange qu’il pouvait y avoir entre ces doigts et ce sang. L’une des femmes dira aux gendarmes que tu as frappé avec un instrument de métal.

Le spectacle fait redoubler les cris des deux femmes mais ne les arrête pas pour autant. Là encore tes coups partent, qui te permettent de te dégager, et les cris de haine tournent aux cris de douleur. Le terrain est dégagé, tu peux à présent rejoindre la terrasse où t’attendent les tiens. Pourtant, les coups que tu as portés ne te semblent pas plus réels que celui qui a assis Henri sous le tilleul au pied duquel il continue à méditer, tu n’as rien touché de substantiel, tu n’as pas senti d’os se fêler, pas de muscles se froisser sous tes mains, comme dans les rêves on porte des coups inefficaces qui se perdent dans un monde cotonneux. Alors comment expliquer, par la suite, ces bras en écharpe, ces pansements ostentatoires, ces certificats médicaux et ces arrêts de travail ? Ne s’agissait-il que d’impressionner la justice ? Ou bien faut-il croire que, dans ces moments, la contention de l’esprit est telle qu’elle ôte au corps tout sentiment de lui-même ?

Sophie, sur le ton du reproche, te rappelle ses avertissements : surtout ne pas frapper. Tu as été incapable de t’y tenir, et voilà le résultat, les cris déchirants, le village ameuté, la population qui accourt, comme si on venait de tuer quelqu’un. Et il est vrai qu’il n’a pas l’air très vivant, sous son arbre, celui que les journalistes appelleront « le patriarche », avec ce voile rouge qui épouse les traits de son visage.

Marie-Claude, qui habite juste à côté, arrive avec une cuvette d’eau et un linge, elle se penche sur Henri, qu’on dirait tout juste décroché des fourches patibulaires, et entreprend de laver la face blessée avec toute l’apparence d’une piété qu’elle n’éprouve pas. Quelques lustres auparavant, le poing de François, son mari, avait lui aussi trouvé le chemin du visage d’Henri, qui avait imprudemment manifesté l’intention de lui passer sa fourche au travers du corps.

C’est vrai, tu n’as pas réussi à te tenir à une stricte réserve, tu ne te sens pas très fier de ce qui s’est passé. Mais cela a eu lieu, cela ne pouvait pas ne pas avoir lieu, comme dans les tragédies le héros se débat en vain pour éviter le destin qui finit par se réaliser conformément aux prophéties. Et c’est cela peut-être le fond du reproche de Sophie, que tu aies voulu revenir, emmener tout le monde, alors que le destin était tracé.

L’espace dessiné par le cercle des maisons et des granges s’est rempli comme une salle de théâtre. On accourt, on s’affaire, on pousse des clameurs semblables, on peut l’imaginer, au thrène entonné par les pleureuses antiques. Tu es revenu chez toi, dans l’espace mal délimité qui t’appartient, qui appartient à ta famille vivante et à ta famille morte, chez Caliste.