IV

 

Bien sûr certains détails ont déjà disparu dans l’arrière-fond de la mémoire. Bien sûr la trame de ces minutes continuera à s’effilocher jusqu’au moment où tout basculera dans le noir. Mais tu te souviendras du jour où vous êtes revenus. Tu continueras à faire travailler le souvenir, ce qu’il en reste, avec ses trous, ses déchirures. Les vieux acteurs exténués se glisseront d’eux-mêmes sur la scène, ils rejoueront la saynète dérisoire sans que tu leur demandes rien. Ils seront semblables à ce qu’ils étaient ce jour-là, ils auront éternellement le même âge, quand bien même tu auras vu leurs doubles grandir, vieillir, mourir.

Cette comédie aura fini par t’ennuyer. Tu seras fatigué de cette part de ta vie comme on est fatigué d’un sempiternel décor, comme on en a assez de raconter les mêmes vieilles anecdotes. Mais la rupture sera là et datera de ce jour. Lorsqu’un choc tranche le fil d’une certaine continuité d’existence, on prend conscience de la discontinuité dont se compose toute vie, discontinuité que nous masque l’habitude, le caractère imperceptible de la plupart des changements, et par-dessus tout la certitude intime que nous sommes bien la même personne, du début à la fin.

Car des jours peuvent survenir où un pan d’existence, brusquement, se détache du reste, que l’on croyait cohérent. Dans le corps de notre vie, il y a des organes et des membres qui nous paraissent indispensables, sans lesquels nous n’imaginerions pas continuer. On les ampute. Et on continue.

Ce corps de vie qui était le nôtre avant, et que nous supposions devoir durer toujours, il nous arrive de nous retourner pour le voir encore une fois. Nous commençons à l’oublier un peu. Il nous en reste quelques photos vieillies dans la mémoire. Et l’on se demande, alors, ce qu’il faudrait ôter de nous pour que nous ne puissions pas continuer. Qu’est-ce qui nous est absolument indispensable ? Sommes-nous faits de telle sorte que, privés et dépouillés de tout, il nous en reste encore assez pour aller plus loin ?

Tu as été amputé de toi-même. D’un lieu qui est toi-même. Tu ignorais que c’est un livre qui effectuerait cette douloureuse opération. Pas tout le lieu, mais une grande partie de lui, à présent, te rejette. La littérature sépare, comme le scalpel, c’est là son premier effet. Elle sépare, et puis elle recompose aussi.

Attiré par les hurlements, comme tout le monde, Lucas est sur le pas de sa porte, sur la même terrasse, dans ce lieu qu’il habite, et qui est chez lui, bien sûr, mais qui est tout de même, légalement et profondément, chez toi, chez Caliste. Il t’apostrophe, il pousse des cris que tu entends à peine, tant il y a de cris. Cet homme sera toujours un peu un gosse pour toi, tu l’as vu naître et grandir. Combien de repas, combien de belotes, combien de pneus neige montés et d’arbres débités ? Mais rien de tout cela n’entrera dans les comptes. Ce n’était que de l’apparence, la vérité n’apparaît qu’aujourd’hui, et elle hurle.

Elle hurle, la vérité, par la voix de Lucas : « Regarde ce que tu as fait ! Fous le camp ! Tu n’as rien à foutre ici ! Tu n’es pas chez toi ici ! Si je m’y mets tu vas voir ce que tu vas prendre ! »

Tu n’es pas chez toi ici : tout est dit. Depuis ta propriété, depuis tes bâtiments, celui qui les occupe et les loue te braille aux oreilles que tu n’y es pas chez toi. Lui, en revanche, il est chez lui. La voilà, la pensée de derrière, qui veillait sourdement pendant les parties de belote et les dîners à la maison, dans cette même maison où tu n’es pas chez toi, dans ce village où l’on a décrété que ta place n’était pas. Et tu comprends brusquement, pauvre naïf petit bonhomme, qu’il en a toujours été ainsi, cela ne date pas du livre, si profond que soit ton attachement à ces lieux dans leurs moindres détails, quels qu’aient été les sourires et les mots aimables, ils avaient décidé, dès le début, que tu n’étais pas d’ici.

Les hurlements ne réveillent pas Henri, qui poursuit sa sieste sous son mouchoir écarlate.

« Bon, vu l’ambiance, mieux vaut s’en aller. » En prononçant cette phrase, tu la penses mot pour mot. Dieu que tu es con. Tu te dis que l’atmosphère des vacances va être plombée par ce qui vient de se passer, et que, du coup, ce sera plus détendu ailleurs. Tu ne penses pas un instant que les choses iront plus loin. Et, benoîtement, tu remontes dans les chambres pour rechercher les valises à peine posées et les remettre dans le coffre.

C’est en débarquant à nouveau, valises à la main, sur le seuil de ta porte que tu comprends l’urgence. Il va falloir faire très vite. Les deux femmes de tout à l’heure se sont avancées près de la voiture et continuent à hurler. Elles ont ameuté du monde, dont Josiane, la belle-fille d’Henri, lequel Henri commence à récupérer, sa blessure ne l’a pas mis de meilleure humeur. Lucas n’est pas moins menaçant. Les cris, les appels à l’émeute ne cessent pas, comme si on sonnait le tocsin. L’aîné des garçons et toi entassez en vitesse les bagages dans le coffre. Sophie s’occupe du bébé, qu’elle tient dans ses bras. C’est à ce moment que tu t’aperçois, tu n’en feras jamais d’autre, que tu as oublié quelque chose. Quoi ? Tu ne sais plus. Ton portefeuille, sans doute, comme d’habitude. Tu sais que tu dois revenir le chercher, et très vite.

Tu retournes vers le seuil, mais il est trop tard. Les deux furies du début s’emploient à vider le coffre encore ouvert et à jeter les bagages dans la poussière mêlée de bouse de vache. Tu les éloignes, elles hésitent à reprendre des coups, tu ramasses les bagages et les replaces dans le coffre.

Tu n’avais pas senti la présence de Josiane qui s’est avancée discrètement derrière toi. Au moment où tu te retournes après avoir fermé le coffre, elle te décoche une magistrale baffe, puis recule. Tu n’as pas le temps de répliquer, déjà les renforts arrivent et sont sur toi.

Gérard est le voisin, sa cour et la vôtre communiquent par un de ces étroits passages qu’on appelle des couradous. Vous avez toujours entretenu d’excellents rapports. Tu le vois arriver très vite, la tête rentrée dans les épaules. Tu sais maintenant qu’il faut prendre des décisions rapides. Gérard est-il en train de t’attaquer ? Tu décides que oui. Mais si c’est le cas, te dis-tu, l’affaire sera plus chaude qu’avec la bande de femmes, qui continuent à tourner et à se rapprocher comme des fauves éloignés un moment par le feu. Gérard est lourd, musclé, noueux, ses mains sont deux fois plus épaisses que les tiennes, et surtout il est très nerveux. Il se pourrait que les vrais ennuis soient en train de commencer. Cela sera d’autant plus difficile que se présente à peu près en même temps le petit-fils d’Henri, Geoffrey, un adolescent de seize ans qui est aussi le fils de Josiane.

Au moment où Gérard arrive à ta portée, l’air buté et agressif, tu l’arrêtes net d’un direct à la face. Il a eu la présence d’esprit de décaler légèrement la tête, le coup ne porte pas assez franchement pour le mettre à terre. Mais l’expression de son visage a changé. Le choc l’a surpris. L’ombre d’une inquiétude passe sur ses yeux. Le temps qu’il reprenne ses esprits, Geoffrey se présente à son tour. Il attaque verbalement :

— T’as cogné mon grand-père ! Tu vas voir !

— Oui, je l’ai cogné. Il m’a cherché. Tu voulais quoi ? Que je me laisse faire ?

— Oui.

Ce n’est pas du Homère, du Corneille, ni même du Rostand. Mais c’est d’une belle simplicité épique. « Il dit, et frappe de sa lance. » De fait, pour toute réponse, tu lui envoies un taquet qui le touche tu ne sais plus où, le cou, la clavicule, et le porte lui aussi à la réflexion. Et puis un autre, dans la foulée, ou un peu plus tard, tu ne sais plus.

Dans la suite, l’ordre des événements, dans la mémoire, est assez confus. C’est une série d’images qui ne se laissent pas facilement ordonner dans une cohérence et une chronologie. Cette suspension dans un vide temporel de fragments aux couleurs violentes donne à tout l’épisode une durée qu’il n’a évidemment pas eue dans la réalité. Tu revois Gérard et Geoffrey et les femmes tourner comme des loups autour de la voiture, autour de vous. Refroidis par les coups, ils ne savent plus très bien comment s’y prendre, ils cherchent la faille. Geoffrey a voulu se jeter sur l’aîné des garçons, Joël, et puis il a pris conscience de sa carrure imposante, ce qui l’a fait réfléchir une deuxième fois, il n’ose plus attaquer directement, mais il doit bien y avoir d’autres moyens. Joël, impeccable, tente d’appeler à la raison, sans agresser personne, mais rien n’y fait.

Tu ne distingues même plus très bien ce que tu as vu, entendu, de ce que les garçons ou Sophie t’ont raconté après coup, et qui ne concorde pas forcément avec l’ordre dans lequel tu classes les moments. Quelqu’un a vu Geoffrey tenter de crever les pneus de la voiture avec une pointe. Quelqu’un a vu Gérard exciter son chien. Il y avait bien un chien, il y en a toujours qui divaguent dans le pays, leur agressivité avait même repoussé Éric Chevillard l’été où il avait tenté de venir vous voir.

Le pauvre chien, dans ce pandémonium de cris, de coups, de mouvements, ne sait plus qui mordre, et, comme Rantanplan, reste interdit, à se demander qui est le méchant et qui est le gentil. De sorte que, par chance, aucun de nous n’a été mordu.

Tu te souviens d’un moment où tu es rentré dans la maison, sans doute pour récupérer ce que tu avais oublié avant de pouvoir repartir. Tu te revois bloquant Gérard sur le seuil, qui tente de te faire reculer au moyen d’un coup de pied assez acrobatique. Cela te laissera l’unique trace physique de la bagarre, tu ne le constateras que plus tard, un léger bleu à la cuisse gauche, indolore. Lucas est entré franchement, l’habitude, pendant que tu étais à l’étage pour récupérer ce qui manquait, et il continue à te hurler qu’on ne veut pas de toi ici, planté au milieu de ta propre salle à manger, ce qui est bien le comble. Sophie soutient que Gérard aussi est entré, sans doute au même moment, ce dont tu ne te souviens pas du tout, mais elle a certainement raison. Elle essaie de les raisonner. Il y a quelque chose en elle qui en impose, et poussés peut-être aussi par un reliquat de respect envers cet espace sacré qu’est la maison, ils finissent par évacuer.

Vous sortez, le petit dans les bras de Sophie, décidés à vous installer dans la voiture. Il y a des mouvements de foule, des avancées, des reculs, dictés, vous direz-vous plus tard, à demi par l’hésitation devant la possibilité de l’irréparable, un enfant blessé dans les bras de sa mère, à demi par la crainte des coups. Les appels à la raison de Sophie prolongent le flottement. Quelqu’un lui dit que ce n’est pas après elle qu’on en a. Ce n’est pas de la mansuétude : elle est dans la ligne de mire, elle gêne, il faudrait pouvoir massacrer le mari sans qu’il y ait trop de bavures. C’est exactement l’inverse qui va se passer.

Qui a jeté la première pierre ? Peut-être une femme, plus probablement Geoffrey, qui a toujours eu des idées un peu vicelardes. Tu te souviendras par la suite qu’un jour où vous jouiez à la pétanque, tranquillement, et sans que rien ne l’annonce, au lieu de viser le cochonnet devant qui tu te tenais pour regarder son coup, il avait lancé vers toi la boule d’acier qui t’était passée au ras du nez. Après quoi, il avait tranquillement mis son geste parfaitement gratuit sur le compte de la maladresse.

Les pierres commencent à voler. Tout le monde s’y met, même Henri, qui a enfin récupéré. Au milieu des projectiles, la haute silhouette de Sophie portant le bébé. Des pierres, ici, il suffit de se baisser pour en ramasser. Gros fragments de roche basaltique, aux arêtes tranchantes, qui peuvent occasionner des dégâts. Cela s’appellera « gravillons » dans certains articles de journaux. Que se passerait-il si l’une d’elles atteignait le petit ?

Parmi les cris, on entend un « sales Arabes ». C’est à l’intention des garçons, qui ont la peau noire, mélange d’Antilles, d’Arménie et d’Auvergne. La voix qui a crié est celle de Geoffrey, apparemment. Tu te souviens que déjà, lorsqu’ils étaient petits, il les avait traités de « blaireaux noirs ».

Mais ils n’y pensent plus, emportés par le mouvement collectif. Se souviennent-ils encore seulement des raisons pour lesquelles ils sont en train de faire cela ? Sans doute pas. Il ne reste plus que la haine, la haine en soi, et puis ce mouvement collectif de la violence qui ne demande qu’à se déchaîner sur l’objet qu’elle s’est donné. Nous ne sommes plus dans le Cantal, département de la République française, en 2005, mais dans des temps très anciens, ceux de la violence primitive, de la vendetta et du sacrifice, nous sommes quelque part en Transoxiane au temps des Kouchanes, nous sommes en Ourartou, nous sommes dans l’antique Palestine, où l’on lapide celui qui apporte le trouble dans la communauté.

C’en est trop pour Raphaël, le cadet des deux grands. Il n’a que onze ans. Trop de violence. On veut tuer son père, on veut tuer toute la famille. Pris de panique, il se met à courir dans la pente du village, pour échapper au lynchage collectif.

Là, dans cet instant, et même si l’on s’efforce de bloquer les issues, la panique n’est pas loin de forcer le passage. Car rester plus longtemps, c’est exposer les deux autres enfants, le bébé surtout, aux jets de pierre. Mais partir, ce serait abandonner Raphaël, qui a disparu dans le bas du village, du côté de l’église.

Sophie réfléchit vite. Elle met le bébé entre les bras de Joël et disparaît en courant dans les profondeurs du village, à la suite de Raphaël. La meute la laisse passer, ce n’est pas la proie qu’elle désire. Joël, le bébé dans les bras, se jette à l’arrière de la voiture, pendant que tu prends le volant. Tu as à peine eu le temps de dire à Sophie que tu essaieras de l’attendre à l’entrée du village, car il n’y en a qu’une, si on ne compte pas le passage qui se faufile entre votre maison et celle de la grand-mère Élise.

C’est à peu près comme dans les films d’horreur américains, au moment où les monstres, les zombies ou les dinosaures se jettent sur les héros, la voiture est mal garée, ou elle ne veut pas démarrer. Ils sont là, tout autour, il y en a même une qui est grimpée sur le coffre et qui arrache l’antenne. Elle saute en entendant le moteur tourner.

La calandre est tournée vers le petit garage et la grange, impossible de partir en marche avant. La retraite devra se faire en marche arrière, ce qui ne facilite pas les manœuvres d’urgence. Tu ne peux pas non plus reculer tout droit. Côté coffre, il y a le mur du jardinet d’Élise. La voie la plus large, en reculant vers la gauche, est bloquée par l’ennemi. Tu ne peux tout de même pas les écraser. En tout cas tu n’en as pas le réflexe, alors même que la vie des enfants est peut-être en jeu. De toute façon, tu sens que ça compliquerait tout, ils pourraient essayer de bloquer la voiture. La seule solution est de rouler à reculons dans le passage à droite, qui grimpe et sinue entre les deux murailles massives. Tu démarres.

À peine les portes claquées, tu sens l’impact des coups de pied contre la carrosserie, enfonçant la tôle, brisant les rétroviseurs. Puis, tout de suite, les pierres. Elles font voler en éclats le pare-brise et une vitre. Malgré tout, tu arrives à reculer et à tourner à 45o sans percuter le mur d’Élise, à remonter en marche arrière le passage, tandis que les assaillants, regroupés devant, continuent à vous lapider, la voiture prend le virage au coin de la maison, le moteur trop poussé crie, comme si lui aussi s’affolait, et, après un nouveau virage pentu en sens inverse, vous vous retrouvez sur la petite route qui contourne par le nord le village, là où il ne tourne vers le froid qui descend du volcan que des pans de mur aveugles, à moitié enfoncés dans la roche.

Plus personne en vue. Si tout s’était passé normalement, il ne resterait plus qu’à filer. Mais ce n’est pas fini. Tu ne sais pas où se trouvent Sophie et Raphaël. Tout juste sortis du feu, il va falloir y replonger, pour tenter de les récupérer. Tu contournes donc le village pour revenir là où vous en étiez il y a une demi-heure, il y a très longtemps, à une autre époque, la voiture passant devant le cimetière pour descendre l’embranchement qui descend vers le village, vers la maison, là où ils doivent vous attendre encore. Tu ne sais pas encore comment tu vas t’y prendre : essayer un tour en voiture ? La garer à l’abri avec les enfants et tenter une descente à pied, en te faufilant aussi discrètement que possible entre les couradous ? Ou tout simplement attendre de les voir reparaître ?

Tu n’as pas le temps, heureusement, de prendre cette décision difficile, ils sont tous les deux devant la maison de Marie-Claude, où Raphaël, après avoir couru dans le village, est allé se réfugier. Ils embarquent, vous partez.

C’est à ce moment que vous réalisez que le seul blessé, parmi vous, c’est le petit. Tu t’es un peu écorché les doigts sur le rebord coupant de la vitre brisée, rien de sérieux. Mais son visage est couvert de traces sanglantes. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir le sourire. Difficile de mesurer la gravité de ses blessures. Sophie l’examine pendant que la voiture entame les lacets qui dégringolent dans la forêt. Le téléphone portable sonne, c’est Marie-Claude qui demande des nouvelles. D’après elle, Henri et sa famille ont déjà prévenu la gendarmerie. Ils s’apprêtent à descendre à Massiac déposer plainte.

À présent que tout le monde est à peu près sauf, il y a une autre question à examiner, et qui là aussi devra être tranchée rapidement. Faut-il porter plainte ?

Les blessures du petit ont l’air de n’être que des égratignures causées par les éclats de verre. Mais il aurait pu y perdre un œil, être défiguré. Les pierres auraient pu tuer un des enfants. Sophie ou toi auriez pu y laisser la peau. Auriez pu. Une fois qu’un médecin aura examiné le petit, vous vous trouverez dans cette situation bizarre où les seules blessures graves se trouvent du côté des agresseurs. Voire très graves si l’œil unique d’Henri est endommagé. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux laisser tomber, plutôt que de lancer toute la machine des flics ? Vous aurez l’air fins, à porter plainte pour une quasi-absence de blessures, face aux divers esquintés de l’autre camp.

D’ailleurs, s’il ne s’était agi que de toi, et même si tu avais pris des coups, tu n’aurais pas porté plainte, tu le sais. Tu n’aimes pas introduire le gendarme et la loi dans les histoires qui se règlent entre hommes. On ne porte pas plainte pour une baston.

Mais les autres vont porter plainte, ils ont appelé la gendarmerie a dit Marie-Claude, ils ont de quoi se poser en victimes, il y a une blessure bien spectaculaire, d’autres peut-être. La seule solution, pour éviter de passer pour l’agresseur, c’est d’aller déposer. À la gendarmerie de Massiac. Où les autres vont se présenter également.

À cette idée, les enfants protestent, surtout Raphaël, terrorisé. À aucun prix, il ne veut se retrouver en face des jeteurs de pierres. Même à l’intérieur d’une gendarmerie. La seule idée de les revoir, vous le comprenez, le révulse viscéralement. Impossible de le raisonner. Et son frère l’appuie. Ce qu’ils veulent, c’est rouler, partir, le plus loin possible, ne surtout pas s’arrêter avant d’être très loin, hors de portée, dans un autre monde, où rien ne leur rappellera plus celui dont ils viennent de s’extirper.

Après ce qu’ils viennent d’endurer, vous n’avez pas le cœur de les obliger à aller à Massiac. Mais c’est la seule gendarmerie d’accès facile qui se situe dans le Cantal. La commune où se trouve le village est une espèce d’enclave prise entre Puy-de-Dôme et Haute-Loire. Pour trouver une autre gendarmerie dans le département, il faudrait traverser des montagnes, s’éloigner de Paris, il est déjà tard. Vous roulez donc, vers le nord, la capitale, en les laissant se calmer un peu. La première ville sur votre route est Issoire. Les enfants voudraient ne plus s’arrêter, rouler jusqu’à un lieu civilisé, et Issoire, à quarante minutes de route du village, c’est encore trop près. Et puis ils ne veulent plus en parler, revenir sur ce qui vient de se passer. Tu parviens tout de même à les convaincre, à grand-peine, de la nécessité d’aller voir tout de suite les gendarmes. C’est le début d’une longue suite de dépositions, d’enquêtes, de procès, qui occupera une partie de votre énergie et fera le régal des médias.