Livre qui rompait le silence, comme ton père, si encombré dans les mots, avait rompu le silence, un jour, tu devais avoir vingt-six ans déjà, pour dire « je », je, moi qui suis ton père, tu dois savoir que j’ai été cet enfant, que j’ai été ce fils. Tu dois savoir que mon histoire, disaient ses mots sans les dire, il ne savait pas dire, que mon histoire, car j’en ai une, s’est nouée dans ces lieux où nous nous trouvons, dans ces lieux où je te dis « je » pour la première fois de ma vie, à toi, mon fils.
Dans ces mots que t’adressait ton père, tu devenais un « tu », une deuxième personne. Ton père, en t’ouvrant le passé, et notre origine, te soulageait du poids d’être au centre du monde. Et c’est « tu » désormais que tu serais, aussi. On disait « tu » au gamin de seize ans à qui on confiait en rigolant les petites histoires salaces du pays. Son père lui disait « tu » pour lui raconter la sienne, une des histoires parmi les innombrables qui courent les maisons et les prés, semblables au vent d’hiver, que les portes les mieux closes ne savent pas arrêter.
Le « tu », qui avait écouté, avait écrit un livre, dans lequel il était à peine un « je », parmi tous ces êtres qui avaient raconté des histoires, et à qui il restituait, non pas son histoire, mais la leur.
L’histoire racontée par son père en avait été le ferment, bien avant, vingt-cinq ans, que le livre ne s’écrive.
Sept ans après ce moment où il avait dit « je », comme jamais de sa vie il ne l’aura dit, le père était mort, avalé par le silence et le tombeau, avalé par son père à lui, à qui il n’avait rien été, mais qui l’attendait là, parmi les ancêtres voraces, parmi la terre qui veut depuis le début ceux qu’elle a fait sortir d’elle, et qu’elle a tenus dans ce même amour d’elle, implacable, où elle tient depuis le début son fils qui écrit ceci. Ainsi le père, à jamais, était tu.
À ceux-là que le silence a repris, jamais nous n’avons assez parlé. Et jamais nous ne les avons assez écoutés. Quelle parole pourrait combler ce manque, sinon une parole sans fin ?
Est-ce qu’il ne fallait pas, à la fin, et malgré le silence qui est la règle de cette terre, prendre la parole pour ce père qui n’avait jamais très bien su quoi en faire, jamais su comment manipuler cette étrange chose ?
Même il lui arrivait de bégayer, dans l’émotion, petit homme doux secoué par la puissance de cette bête qu’il avait tenté d’enfourcher, la parole. Bégaiement dont son fils avait hérité, et qu’il avait gardé quelques années, avant d’apprendre à dompter la bête, lui. Alors est-ce qu’il ne fallait pas parler, dire son fait à cette terre qui gardait en elle le père réduit au silence ?
Est-ce qu’il ne fallait pas, malgré l’avare silence et la massive nuit, faire parler ce qui ne savait pas, lorsque, ne sachant pas soi-même, soi-même effrayé par le monstre, on avait fini par le dresser, un peu ? Restituer les histoires reçues, les restituer mûries et fructifiées, comme le bon serviteur de la parabole ? Et redevenir, écrivant ces histoires, ce « tu », ce serviteur qui désapprend à dire « je » ?
Mais il avait oublié, dans cette démarche, et quand bien même le « je » s’y faisait le plus discret possible, que toute parole, et plus encore tout livre, qui fixe la parole et la scelle d’un nom propre, celui de l’auteur sur la couverture, il avait oublié que toute parole, que tout livre, quoi qu’il dise, dit « je ».
Il dit « je » : tout ce qu’il paraît donner, il le prend. La joie qu’il donne, le plaisir, le chagrin, la colère, il s’en nourrit, tout lui revient, tout est pour lui. Le « je » qu’il est, même sans le dire, même dans la plus apparente discrétion, absorbe le monde.
Celui qui écrit un livre fabrique des amulettes, semblables à ces poupées de chiffon ou de cire au moyen desquelles les sorciers pensent manipuler les corps de ceux qu’ils ont représentés.
Ainsi les hommes, et les bêtes, et les montagnes, et les prés, et les forêts perdues, et les nuits froides, et la neige qui engloutit tout, et la solitude du cousin dont il ne restait que la silhouette dessinée dans le creux de la paille de l’étable où il couchait de préférence à son lit, le livre en avait fait une petite crèche, une petite crèche sauvage et tendre et brutale, avec ses petits personnages et ses décors aux détails colorés, on reconnaissait bien telle maison, telle silhouette, attendrissante et risible à la fois dans sa réduction.
Ils étaient là, tout petits, tout figés au sein d’une éternelle occupation, dans la crèche devant laquelle le livre les avait convoqués, avec leurs bras écartés dans l’extase, avec leurs tripes arrachées par les taureaux, avec leurs enfants morts, et ce qui devait les sauver de leur propre mort, c’était la sépulture du père enseveli. C’est là que le livre les rassemblait, pour les avaler tous, dans sa faim inassouvissable de vie, comme ces dieux dévorateurs des vieilles civilisations.
Ils étaient là, ces bergers, pris dans l’image pieuse, réduits au silence pour que puisse descendre la parole du père, celui qui s’est absenté, pour qu’il puisse dire qui il est, pour qu’il renaisse dans sa parole.
Nous étions en train de cueillir des mûres, tous les deux, dans le chemin qui dégringole depuis l’église vers des pâturages à demi mangés par les broussailles et les genévriers. Nous cueillions des mûres par kilos et le soir, sans rien dire, tous les deux, nous les écrasions dans les tamis, nous en extrayions le jus, aussi noir que celui des raisins que l’on foule dans les récits de l’antique Judée, aussi noir que le raisin des psaumes, sans rien dire, et nous le laissions cuire, sans rien dire, avec son poids de sucre, dans un grand chaudron, avant de le mettre en pots, et de revenir au chemin et à ses ronces. Les ronces chargées de fruits noirs débordaient les murs de pierre surplombant le chemin, et les épines entouraient son visage, dans le soleil déclinant de septembre, quand il avait dit, le père.
On est pris dans un livre comme dans une machine, et d’instinct ils le savaient. Elle vous attire, elle vous dénude, elle vous prend tout. Quel que soit le livre, quelles que soient ses intentions, bonnes ou mauvaises. Dans la fiction du livre, nos fictions sont à nu. On n’y peut rien. Ils le savaient, tous, ils le comprenaient, quand même ils ne lisaient pas, quand même le livre, autant qu’il le pouvait, faisait l’éloge du pays et de ceux qui l’habitaient, ils savaient que le livre, lorsqu’il paraît, demeure le seul à pouvoir dire « je », et que celui qui l’écrit, quand même il ne le voudrait pas, est le seul au monde à être le « je » de son livre, et du monde de son livre, et que c’est aussi pour ça, quand même il ne le saurait pas, qu’il l’a écrit.
Là-haut, d’abord, on parle peu. À l’étranger il ne sera délivré que peu de mots. Et puis, quand on connaît, on parle d’abondance. La parole y est un sport de compétition, avec ses règles, ses exploits, ses champions, ses beaux gestes. Mais ce qu’on ne sait pas beaucoup dire, même dans les plus brillantes démonstrations verbales, c’est « je ». On n’approche pas de ce silence intérieur, de cette ultime réserve, qui est la garantie de tout le reste.
Aussi le livre ne pouvait-il exister que sur une contradiction, comme tout livre, mais la contradiction était ici plus déchirante qu’ailleurs, mettant à nu l’impossibilité du livre, qui existait pourtant, l’impossibilité des vies, qui se vivaient pourtant : il voulait que ceux qu’il représentait, surtout le père, mais les autres aussi un peu, soient des « je », ce que personne ne peut être dans un livre. Et non seulement le livre ne donne pas à ses personnages la possibilité du « je », mais il leur dérobe ce « je » de la réserve intime, qui est la garantie de tout le reste.
Il y a le peu que l’on est. Il y a notre laideur et nos petitesses. Il y a la puanteur du corps qui a travaillé ou qui se délivre de sa merde. Il y a tous les ratages, l’amour mal fait, les enfants mal aimés, les parents délaissés. Il y a le sentiment d’abandon, il y a l’humiliation de ne pas comprendre, de ne pas savoir. Il y a la malignité des autres, leur mépris, leur haine, mépris réel ou mépris que l’on imagine. Il y a tout ce que l’on ne saura jamais faire ni jamais être. Il y a ce bonhomme, cette bonne femme que conservent les photographies, engoncés dans leur peau et dans leurs vêtements, engoncés dans leur gueule pour l’éternité.
Cependant, même au plus pauvre type en apparence, même à celui qui paraît s’être entièrement voué au bonhomme en lui, même à celui qui se perd dans le vin, qui se bat, qui s’effondre ivre mort dans les fossés, oui, même à celui-là, et jusqu’au jour où l’on retirera sa carcasse en miettes de la bagnole qu’il aura jetée dans le précipice, il demeure la conscience de n’être pas cela. Il n’est pas ce qu’il est, c’est sa liberté, c’est sa richesse. Chacun y tient plus que tout, autant qu’à l’argent, si important là-haut, mais l’argent est la même chose sans doute, la possibilité toujours ouverte d’autre chose que ce qui est, c’est bien pour cela qu’il faut le garder, et cette conscience de n’être pas ce qu’il est, c’est le dernier bien que la mort lui prendra, pour ne laisser, comme un déchet, comme une trace insignifiante, que le bonhomme.
Chacun, dans sa réserve intime, préserve jalousement le trésor de ce « je » dont il ne se sert pas, tout comme, dans les campagnes, on ne se sert pas des plus belles vaisselles, que l’on conserve bien serrées dans la pénombre des meubles, pour un jour, pour LE jour, mais ce jour ne viendra jamais. Cependant le « je » secret demeure la promesse de cette assomption, sans laquelle il n’y a pas de raison de vivre.
Et l’ivrogne se bat, à la sortie des cafés, à la sortie des bals de pays. Il ne sait plus très bien contre qui. Il se bat parce qu’il a bu, parce qu’il voit se dilapider la réserve secrète, comme le sang coule d’une blessure, et qu’il ne veut pas devenir le pantin de chiffons effondré sur la route, la pauvre chose qui n’a plus de « je ». Il se bat contre ceux qui, dans son esprit non pas troublé, mais terriblement lucide, veulent lui prendre ce qui lui reste de lui-même, c’est-à-dire contre le monde. Car les autres sont comme les livres, dans leur parole, ils nous volent à nous-mêmes. Il se bat, l’ivrogne des bals et des cafés tristes où l’on s’accroche des heures au bar en relançant les tournées, dans les dimanches vides, il se bat pour montrer qu’il n’est pas encore le bonhomme, avec sa gueule en bois, qu’on ramasse et qu’on dépose dans l’oubli.
Et le livre est cet ennemi. Il ne laisse pas de réserve. Tout le « je », il l’a volé, il le prend à ses personnages pour se l’attribuer.
Alors, il ne reste plus que deux solutions : il faut prendre la parole, à son tour, pour montrer qu’on n’est pas ce qu’on est, qu’il subsiste en soi infiniment de richesses en dehors du livre.
Ou bien, si l’on se sent si pauvre et si incertain qu’on croit être entièrement dépossédé de soi, on va se battre, contre le livre, qui devient la figure visible et palpable de cette puissance aveugle, de cet ennemi qui vous vole secrètement et un jour vous prendra tout, la mort.
Mais, que ce soit dans la bagarre ou dans les mots, il leur faudra pouvoir dire « tu » à celui qui a écrit, pour bien s’assurer qu’il est un de ces bonshommes parmi d’autres, pas seulement ce « je » intouchable en quoi tout livre transforme son auteur. Interpeller celui qui a écrit. Ce sera leur manière d’être ce « je » qu’ils ne disent pas.
Et l’auteur aussi, sur le seuil qui donne accès à cette histoire violente, il a décidé de se dire tu. Il l’a décidé, ici même, au moment d’écrire, alors qu’il lui paraît trop difficile de porter encore cette personne dont il ne sait plus comment s’alléger.
Et aussi parce que, depuis son enfance, il n’a cessé de se dire « tu ».
« Si on t’attaque, tu ne réponds pas. » C’est ce qu’on lui avait dit avant qu’il ne revînt. Conseil judicieux, a priori. Mais conseil, surtout, qui allait à l’encontre de tout ce que tu avais tenté de faire de toi, depuis l’origine. Ne pas répondre, c’était avoir ce courage qui consiste à renoncer à tout pour paraître manquer de courage.
Ce que tu avais tenté de faire de toi, cela venait du père, évidemment, comme tout le monde.
Le père n’avait guère été cet objet de respect, tel que l’on dit qu’étaient autrefois les pères. Peut-être le devait-il à sa condition ancillaire, mais il ne savait pas s’imposer. Trop modeste, trop gentil. Et puis pour s’imposer, il faut savoir user des mots. On les lui avait retirés, les mots. Il avait passé pour le chauffeur de sa mère, qui voulait cacher son fils adultérin. Et puis, de chauffeur à moitié fictif (il conduisait bel et bien la voiture qui emmenait sa mère, imposante dans ses manteaux d’astrakan et ses renards, jusqu’au village des origines), il est devenu chauffeur de métier, chauffeur de maître, ouvrant la portière à de grands patrons.
Sous l’empire maternel, il avait fait le paysan là-haut, maladroitement, ça ne s’apprend pas comme ça, et à ceux qui cherchent à s’improviser paysan on ne fait pas de cadeaux, tout en ayant l’air d’en faire, bien sûr. Il avait renoncé, au bout du compte, pour les voitures et la condition quasiment définitive de chauffeur.
Le père, il a fallu que son père à lui, ton grand-père, le reconnaisse et meure, il a fallu que sa mère meure elle aussi pour qu’il hérite des deux, riches tous deux, et devienne patron à son tour.
Demi-patron : toujours le même petit employé en ville, avec ses gabardines mastic et son béret basque dont ses enfants avaient vaguement honte. Il n’avait pas appris à être riche. Demi-patron, mais patron dans le village des origines, où il prenait son rang dans la longue suite de la dynastie, laquelle régnait, et règne encore, sur quelques dizaines d’hectares de bois perdus et de pâtures.
Tu revois, lorsque tu étais enfant et que la famille montait au village, pour les vacances d’été, le fermier attendant le patron devant la porte, la casquette à la main. On avait le sens de la hiérarchie, dans ces temps. Ton père, le patron. Ton père, ce petit bonhomme si gentil, qui n’était pas même le patron chez lui, ça ne faisait pas sens. Et de fait, on continuait à saluer en lui la fonction, le bien, celui qui possédait la terre, et la terre est sacrée. Mais c’est sans doute aussi son père en lui que l’on saluait, son père qui n’avait consenti à le devenir officiellement qu’in extremis, à l’article de la mort. À cet homme élégant et froid, qui rangeait sa Hotchkiss rutilante entre les poules et le tas de bois, l’oblation de la casquette convenait parfaitement. C’est toujours lui que l’on saluait sans doute, en réalité, à travers la figure transparente de son fils tardivement admis, lui qui reposait, toujours impérieux, toujours silencieux, à deux cents mètres de là, dans le cimetière fréquenté par les vents.
Tu es ton père, bien sûr. Il est encore là, tout au fond, ce petit bonhomme timide, qui bégaie. Il est là, dans ton ventre, effacé et si gentil.
Mais qu’est-ce que tu dis là, tu dis ce qu’on ne dit jamais, tu vas tout au fond de la réserve, tu dilapides ton bien, tu ne sais pas pourquoi. Tu sais que le silence est plus digne. Tu installes la honte dans ta maison. La littérature est une honte. Et sans doute en provient-elle aussi, de la honte.
Ton père est encore là. Il n’est pas très courageux ni très entreprenant. Les autres lui en imposent, simplement parce que ce sont des autres, faits de cette substance mystérieuse et sidérante qu’est celle des autres. Lorsqu’il doit s’expliquer à eux, la parole lui manque. Il n’a pas pris sa revanche.
Un jour tu t’es mis à penser que c’était à toi qu’il revenait de la lui donner. Mais il faisait obstacle, le petit bonhomme, si désarmé, en plein cœur de toi. Il ne comprenait même pas qu’il faille des armes pour aller parmi les autres. Alors, longtemps, il a pris les coups, et c’est aussi le père en lui qui continuait à les prendre.
Quand il est devenu un homme, il s’est mis à se dire « tu ». C’est à se demander, finalement, c’est seulement à présent que cette question se formule, à qui s’adressait ce « tu ». « Tu n’es qu’une merde », « tu es un pauvre con », « tu dois te battre », « tu as encore été ridicule ». Presque à chaque moment il fallait le pousser au cul, ce « tu », pour chaque décision, chaque prise de parole. Il fallait le secouer, obtenir de lui qu’il ne se dérobe pas, il fallait le forcer à montrer un peu d’audace. Pas même un peu d’audace : il fallait obtenir de lui, à force d’énergie, qu’il ne soit pas, en toutes circonstances, le gentil petit bonhomme. C’était épuisant. Et aujourd’hui encore, ça continue. Aujourd’hui encore, le dressage du bonhomme reste imparfait. Face aux agressions du monde, ou à ce qu’il prend pour tel, ses réactions restent déséquilibrées. Parfois insuffisantes, parce qu’il est encore le petit bonhomme qui voudrait rester en lui-même et que le monde continue de son côté, l’un à l’autre étrangers ; parfois excessivement violentes, parce que tu le pousses au cul, ou parce qu’il ne se maîtrise plus. Personne ne parlera plus mal au père, au petit bonhomme en toi. Après quoi, il ne reste plus, pendant des jours, obsessionnellement, qu’à peser dans d’infinitésimales balances casuistiques la valeur morale de l’acte accompli, et le degré de lâcheté ou d’excès de violence dont a fait preuve le bonhomme.
Qu’est-ce qu’on te recommandait, lorsque tu rentrerais au village, dans ce village qui avait été le centre du monde pour le père, dans ce village même où il avait connu l’humiliation fondatrice d’être le domestique, et non le fils, de son imposante mère ? On te recommandait d’être le gentil petit bonhomme, celui qui ne répond ni aux insultes ni aux coups. On te demandait de renoncer en une seconde à trente ans de lutte acharnée contre toi. Tu ne pourrais pas.
Et comment expliquer que tu ne pourrais pas ? L’explication, tu aurais été bien incapable de la formuler oralement. Mais elle était au cœur du livre, dans l’histoire du père, que sa mère avait eu d’un autre homme que son mari légitime, à la fin de la guerre de 14, et qu’elle avait confié à une nourrice, avant, une fois veuve, qu’elle ne le monte au village en le faisant passer pour son chauffeur.
Le livre, tu l’avais commencé par la description de la longue route qu’il fallait accomplir pour se rendre de Créteil au village. Pourquoi commencer par là ? Il y avait des raisons, bien sûr, la nécessité de prendre la mesure de la distance, par exemple, pour que le village apparaisse dans cet éloignement qui contribuait à nous le rendre cher. Mais, sans que tu l’aies prévu, la route et le récit te conduisaient vers la vieille maison pénombreuse de La Charité, où ton père revenait voir la vieille nourrice qui lui avait tenu lieu de mère. Tu n’avais pas prévu de t’arrêter là. C’est le récit qui t’y a emmené. Et le chauffeur du corbillard qui emmenait le père mort, de Créteil à son cher village, encore une fois, la dernière, il n’avait pas prévu non plus, personne ne le lui avait dit, de faire halte à La Charité, ce qu’il avait fait pourtant, comme si le corps immobile, allongé dans la voiture, voulait encore, sourdement, que l’on s’arrêtât au lieu où subsistait une trace du seul être qui lui eût été, si peu que ce fût, une mère. Quelque chose avait poussé le chauffeur à se soumettre à La Charité. Quelque chose, sur la route de l’écriture, t’avait poussé à te laisser subjuguer par la force de La Charité.
La mort du père menait à l’écriture du livre, ce tombeau.
L’écriture du livre menait, sans que tu l’aies voulu, au conflit.
Le village t’imposait de revenir à lui. Parce que le père vous avait, à ton frère et à toi, transmis la terre et le besoin viscéral de la terre, si ridicule, si désuet dans ce monde, tu ne dirais pas le contraire, mais tu n’y peux rien, transmis aussi le lieu de son tombeau et la continuité dynastique, depuis les temps lointains, au début du règne de Louis XIV, où les Jourde se mélangeaient aux Rougheol dans ces lieux mêmes. On ne pouvait pas ne pas revenir, sentir l’odeur du lieu, sentir la terre, cette terre-là, sous les pieds.
Le retour déterminait le combat.
Le destin du père, et le « tu » si houspillé depuis la sortie de l’adolescence, imposait de ne pas reculer devant le combat, sauf à renoncer à soi.