Lorsque tu écrivais Pays perdu, tu étais conscient d’une sorte d’urgence.
Tu parlais d’une jeune morte, et à travers elle d’un vieux mort, le tien, dont le départ t’avait pris par surprise pour te laisser, désarmé, sur les rives du réel. Désormais, il ne marcherait plus seul, il faudrait que tu le portes, que tu l’amènes jusqu’où il fallait l’amener, le petit bonhomme, il n’aurait plus de devenir qu’en toi, il ne pourrait plus s’en charger lui-même. Il y avait d’autres morts aussi, conviés à venir prendre un peu de chaleur dans les mots.
Mais parmi les autres, ceux qui incarnaient la magie, la fantaisie secrète de ce pays, et qui finissaient seuls, ignorés, dans leurs maisons se mêlant doucement à la terre et aux ronces, combien seraient encore de ce côté de la vie, lorsque le livre qui parlait d’eux paraîtrait ? Le livre les donnerait pour vivants, alors qu’ils seraient morts. C’est ce qui s’était passé pour Berthe, qui faisait résonner le village où elle demeurait seule, perdue dans l’excès des arbres et des roches, avec les douceurs de Rina Ketty et de Jean Sablon. Bien d’autres sont morts depuis. La tante est morte, elle qui semblait indestructible. Le souvenir tonitruant de sa voix nous laisse sur une énigme : Où a-t-elle bien pu passer ? Dans le petit cimetière de Molèdes ? Dans ce silence et cette exiguïté ? Avec elle a disparu quelque chose qui venait tout droit du Moyen Âge, sans interruption, et qui n’existera plus jamais, le paysan des fabliaux et des toiles de Breughel, gai, naïf, généreux, truculent.
En ce moment même où tu écris ceci, qui sera mort, que tu donnes pour vivant ? Antoine ? Henri ? Lequel démentira en mourant l’image qui lui survivra dans le livre ?
Il n’y a pas longtemps, Élise est morte, elle aussi. Elle allait avoir cent ans. C’était une dure. Aux alentours de ses quatre-vingt-dix ans, il lui fallait encore aller grimper la montagne d’en face, pentue comme un mur, pour aller brûler les genévriers envahissant les prairies. Puis il y eut un col du fémur cassé. À la clinique, elle ne tenait pas en place. Elle est revenue, s’est remise à marcher, comme si de rien n’était. Un autre col du fémur, dont elle est encore revenue. Le déambulateur ne l’a pas arrêtée. Elle circulait encore à travers les ruelles en pente, toute petite et courbée, poussant devant elle son appareillage. Elle disait très peu de chose, mais, quand elle l’avait en tête à tête, elle cuisinait François, son fils : où mettait-il les bêtes ? Quand comptait-il les descendre de la montagne ? Avait-il fini de faner les dernières parcelles ? Rien du fonctionnement de la ferme ne devait lui échapper. Comme beaucoup d’autres, elle gardait sa douleur pour elle, quelle que soit la douleur. Ce sont des choses qu’on ne livre pas comme ça. Lorsqu’elle s’est renversé une bassine d’eau bouillante sur les cuisses, elle a attendu une semaine, que la peau se soit bien détachée, pour en faire l’aveu.
Et puis son espace s’est réduit. On l’a sortie au soleil, dans son fauteuil. Puis elle s’est confinée à la maison. Puis à l’étage. Puis à sa chambre. Puis à son lit. Quand les morts ont commencé à venir lui rendre visite avec les vivants, c’en a été fini. Plus personne n’irait brûler les genévriers.
À l’église du village, le soir, on allait sonner le glas. On grimpait au clocher par l’échelle, jusqu’aux deux cloches. On maniait les battants à la main. Le tarif, c’est cinq coups de la grosse cloche pour un enfant, sept pour une femme, neuf pour un homme. Vestige des ordres et des hiérarchies vivaces encore là-haut. Et puis quatre-vingt-dix-neuf coups de carillon, pour tout le monde. Ils résonnaient calmement, le soir, entre la traite et la soupe, comme pour assurer à chacun que la mort s’accordait au rythme lent et régulier des choses.
Tu as eu l’honneur, le lendemain, de faire le sonneur, pour les obsèques. C’est une responsabilité. Il faut d’abord ébranler le bourdon. C’est un lourd animal rétif, que l’on dresse à donner de la voix en tirant plusieurs fois sur la corde, depuis le bas du clocher. Une fois la cloche partie, elle vous soulève. On pèse de tout son poids pour la faire revenir. Tu t’agites ainsi comme un pantin au bout de sa ficelle, d’abord pour rassembler les ouailles, et puis les faire attendre que le corps descende jusqu’à l’église.
C’est l’été. Tu as tombé la veste et tu te démènes comme un frénétique, comme un Quasimodo secoué de contorsions, tandis que par la porte ouverte du clocher, devant le mur de la grange, tu aperçois les assistants immobiles, statufiés dans la déférence due aux deuils. Il y a là, dans la foule, et juste dans ton champ de vision, Josiane et sa fille, celles-là même qui t’accablaient d’injures quelques années auparavant. De temps à autre, elles laissent glisser un regard rapide sur toi, puis l’attachent à d’autres centres d’intérêt. Tu fais parler la voix de la communauté, et elles se sont rangées dans la communauté. C’est inconfortable, mais il n’y a rien à y faire, c’est ainsi. La communauté est brisée, mais la cloche ne veut pas le savoir.
Il faut encore sonner, un bon quart d’heure, tandis que le corps remonte vers le cimetière. Et puis, à nouveau, depuis sa tombe à soi, autant dire son chez-soi, regarder s’ouvrir encore la tombe de l’autre, le coffre où déposer cette existence totalisée. La mère de Marie-Claude est venue de son hameau tout là-haut, le même que celui de ton arrière-grand-mère. Elle vit dans la dernière maison avant rien, les kilomètres de hauts déserts qu’on a toujours l’impression de pouvoir parcourir sans fin. C’est une contemporaine d’Élise, à quelques années près, et sa petite silhouette semble devoir passer éternellement intacte à travers le temps et les intempéries, comme son sourire.
Il a fallu faire d’autres deuils encore, moins graves, mais qui, eux aussi, marquent la fin d’une manière de vivre, d’une façon d’habiter cette terre, que tu t’obstines à trouver plus belles, bêtement. Plus belles parce qu’elles réussissaient à faire du travail une manière de fête.
Beaucoup, jadis, pratiquaient l’estive. François était le dernier. Le dernier du village, le dernier du coin, le dernier, peut-être, de toute l’Auvergne. Au mois de juin, c’est la montade : on monte les bêtes dans les prairies d’altitude, à la montagne, où l’herbe reste plus drue. Elles y restent en liberté, avec les veaux qu’elles nourrissent. C’est alors que les buronniers qui les gardaient faisaient le fromage. En octobre, avant la neige, on les redescend, c’est la dévalade. L’estive existe toujours, mais ce ne sont plus guère les paysans des villages entourant le volcan qui la font. Des éleveurs de l’Aveyron transportent les bêtes en camion. Sauf François, qui continue à monter à pied, depuis Lussaud. Qui continuait, puisque cela aussi, désormais, c’est fini. Il a pris sa retraite, vendu les vaches, ne restent que les chevaux. Montade et dévalade alternaient, chaque année, depuis des siècles. Il reste bien, à Allanche, des départs d’estive, une poignée de kilomètres, les bêtes de concours enrubannées traversant le bourg sous les objectifs des touristes, tous les oripeaux tapageurs dont on recouvre ce qu’on se met à découvrir alors qu’il est trop tard.
Longtemps, nous les avons manquées. Depuis quelques saisons, nous avons essayé de nous libérer pour les faire toutes, sachant qu’il n’y en aura plus.
Le rendez-vous de la dernière montade est pour huit heures du matin. Le temps est couvert. On sait à peu près la période où elle aura lieu, mais on ne peut en décider la date exacte que quelques jours à l’avance. Il faut qu’il y ait de l’herbe, là-haut, pour les bêtes qui vont y passer la saison. Il faut aussi qu’il ne fasse pas trop mauvais. Marie-Claude nous a appelés la semaine dernière : c’était bon, on pouvait monter.
Du village, on voit la montagne qu’il nous faudra rejoindre, le vieux volcan qui s’étire en plateaux infinis, exclusivement dévolus à l’herbe et aux troupeaux. Inutile d’aller visiter la Mongolie : c’est là qu’elle se trouve, en réduction, dans cette zone dont personne n’a jamais entendu parler, et qui figure toujours en blanc sur les cartes Michelin de la France, aux confins du Cantal et du Puy-de-Dôme, pour la bonne raison que là, il n’y a personne. La topographie de la région se résume en gros à ce vaste dôme volcanique, affalé comme une énorme méduse sur une plage, déployant autour de lui ses tentacules, qui sont d’étroits plateaux séparés par des gorges profondes envahies de forêts. C’est là qu’il y a quelques hommes, encore. Le village est collé au bord de l’un des tentacules. Et l’on dirait vraiment, lorsqu’on l’aperçoit de loin, un de ces coquillages marins parasitant le corps monstrueux d’un Léviathan.
Ce matin, le volcan disparaît dans les nuages. Le troupeau est parqué dans le hameau du dessus, celui de ton arrière-grand-mère. Une poignée de maisons, à 1 200 mètres. Quelque chose de rugueux, d’austère, comme tout ici, de lourds blocs de basalte entassés autour d’une falaise de roches nues. De l’hiver figé dans la pierre noire, et que l’apparence de l’été ne trompe pas longtemps. Fin mai, il gelait encore. C’est là qu’habite, toute seule, la mère de Marie-Claude, à quatre-vingt-douze ans. C’est là que Marie-Claude est née, il y a soixante ans, et qu’elle a commencé, gamine, en se louant dans des fermes. C’est là qu’il faut aller chercher les bêtes, car il y a un parc commode pour trier les veaux et attacher les sonnailles au cou des mères.
Le troupeau se compose d’une quinzaine de bêtes ; il y a les races nobles : les Salers, robe rouge foncé et cornes hautes, les Aubrac, robe chamoisée et grands yeux cerclés de noir comme des actrices tragiques. Elles sont faites pour la montagne et la liberté, pas pour rester dans une étable à attendre la trayeuse. Et puis il y a la piétaille des sang-mêlé, issues d’un taureau charolais. Reste à l’étable, à Lussaud, un autre troupeau, les laitières. Celles-là ne participent pas à l’estive.
On saute dans la R5, en embarquant les indispensables bâtons, et le chien. Quatre là-dedans, Marie-Claude, François, Sophie et toi, plus le petit, Armand, celui que les pierres avaient blessé, et qui a sept ans ce printemps-là. Popo, le frère aîné de Gillou, nous rejoint avec la bétaillère, qui sert à monter les veaux, qui n’ont pas l’habitude et risqueraient de mettre le désordre dans le troupeau.
En arrivant, on se poste aux coins par où les bêtes pourraient chercher à s’échapper, et on les canalise vers le corral. Le gros taureau blanc est dans le tas, mais c’est un taureau débonnaire, pas un de ces tueurs qui vous dispersent en morceaux un jour de mauvaise humeur. Une fois qu’elles y sont prisonnières, François, Popo et Philippe, le voisin de la Coharde qui prête son corral, descendent dans l’arène. Le rodéo commence.
François tente, armé d’une corde, de s’approcher des bêtes non équipées. Elles se rebiffent, le tirent, le coincent contre les murs ou les barrières. Avec ses soixante-cinq ans, gaillard, pas un gramme de gras, il prend à la lutte les huit cents kilos de force rétive. De temps à autre, on le voit moins bien, il disparaît entre les mufles et les ventres comme un nageur dans la houle, et puis il refait surface. Popo et Philippe tournent autour de la masse meuglante. Une vache qui s’apprête à attaquer, cornes basses, pour défendre son veau qu’elle croit menacé, prend une solide décharge de coups de trique sur le mufle. Il faut en rajouter pour la faire reculer.
Dès que François a pu glisser la corde autour d’une des cornes, on l’enroule autour des barreaux du corral et on la maintient, tandis qu’il attache la cloche, petite fortune de métal qui tintera au cou des vaches et permettra de les retrouver si elles s’égarent dans les hectares de montagnes dévorés de brumes.
Une fois les bêtes équipées de leur bijouterie musicale, il faut encore les séparer des veaux, qui monteront dans la bétaillère. Un peu de rodéo supplémentaire, et il ne reste qu’à ouvrir le corral, c’est parti. Les croupes brunes ou blanches se pressent, cavalent vers ce qu’elles pressentent, là-haut, le ciel ouvert, le vent, les ruisseaux, les fleurs sauvages.
L’enthousiasme des bêtes demande à être tempéré. Nous étions là lorsqu’on les a sorties de l’étable pour la première fois de l’année, au mois d’avril. Elles étaient comme folles, c’était la confusion générale, elles se battaient, se grimpaient les unes sur les autres. Nous avions beau nous être postés à cinq aux points stratégiques, il a fallu s’y reprendre à trois fois pour leur faire parcourir les deux cents mètres qui séparent l’étable du pré, les veaux s’échappaient dans tous les sens, les mères les suivaient, et le village ressemblait à Pampelune un jour de courses de vaches.
Au départ de l’estive, elles filent. Elles connaissent le chemin, et seraient capables de parcourir seules les quinze kilomètres qui les séparent de leur pâture. Il faut simplement les empêcher de se répandre dans le hameau, courir au-devant pour ouvrir les clôtures. Le flux hérissé de cornes s’écoule, impavide, à grand renfort de meuglements, et rejoint la petite route qui grimpe en direction des montagnes, vers l’horizon barré de sapins noirs. De chaque côté, d’autres troupeaux, curieux, regardent passer le nôtre, nous suivent aussi longtemps que possible. On a l’impression, au milieu de cette solidarité bovine, d’appartenir à une petite minorité de créatures contrefaites, espèces de grosses mouches agitées, parasites accrochés aux croupes de leurs hôtes.
Popo tarde à nous rejoindre. Enfin, la camionnette nous rattrape au col de Chanusclade, Popo au volant, flanqué du petit Armand, rempli de son importance d’apprenti berger. Un des veaux s’était échappé, et il a fallu le courser entre les maisons. Premier arrêt. Popo garde les provisions dans la camionnette. Heure et lieu rituels du premier rafraîchissement. Une bonne rasade de rosé jusqu’au bord du gobelet, quelques blagues de rigueur, et c’est reparti.
Il est dix heures du matin. Le volcan, là-haut, commence à se débarrasser de ses brumes. Nous sommes à l’altitude des grands herbages, plus de 1 300 mètres. Les horizons se sont ouverts. On voit, au loin, la longue enfilade ondulante des monts du Cantal, rangés en ligne comme les creux et les sommets d’une attraction foraine. Les arbres se raréfient. On vient de croiser le premier buron, Margemont, au milieu de ses sources marécageuses où François vient les nuits d’hiver braconner les grenouilles à la lampe électrique.
On traverse le hameau de La Vazèze, au milieu de ces déserts. Jusqu’à cette année, on s’arrêtait à chaque voyage chez la mère Chaput. Elle était la dernière. Deux fois par an, en juin et en octobre, elle préparait le même gâteau au yaourt pour les bergers de l’estive, arrosé, cela va sans dire, d’un ou deux de ces canons de rouge qu’on sent se frayer son chemin au creux de son intimité. On parlait. Dans son coin, près de la porte, avec les souvenirs et les photos, un toréador levait sa muleta à bord d’une gondole, par un syncrétisme du pittoresque que je n’ai jamais observé qu’ici, à La Vazèze, au fond du fond du monde.
Ces élégances hispano-italiennes déploient à présent leurs fastes pour personne, dans le silence de la maison fermée. Pas de gâteau ni de canon. La mère Chaput ne pouvait faire usage de sa cordialité sonore qu’à de trop rares occasions. Sa voix puissante et sa carrure solide paraissaient survivre à un temps où l’on parlait, un autrefois peuplé d’interlocuteurs, de travaux, de jours. Elle vous parlait fort, comme on parle dans les campagnes, mais aussi comme s’il lui fallait se faire entendre de très loin, tout près de l’oubli. Qui s’aventurerait aujourd’hui à La Vazèze ? La mère Chaput a capitulé face à la solitude et à l’hiver, s’est repliée quelque part, en bas, où il y a des gens, des voitures, des médecins et des épiciers.
Après La Vazèze, plus de hameau. On pénètre dans le territoire des vaches. Il n’y a qu’elles, et pas d’hommes, ou par intermittence. Sur les hauteurs vertes qui ondulent à l’infini, on les voit partout, grouillements de minuscules points bruns ou blancs.
Il faut quitter la route, couper à travers la montagne. Ici, chaque parcelle regroupe, entre ses barbelés, des dizaines d’hectares. Herbe, vaches, eau, ciel et vent sont les cinq ingrédients uniques qui composent ce monde. Un compromis entre l’Asie centrale et le Far West : le Far Centre.
Le troupeau sent qu’il est chez lui. Les bêtes accélèrent l’allure. Il faudrait les précéder pour ouvrir les passages, mais elles vont un train d’enfer. Il faut quasiment courir. François ne les lâche pas, les dépasse, bataille contre les barbelés ou les fils électriques rétifs. Le troupeau est déjà sur lui, menace de s’égailler. Canaliser des vaches qui ont senti le parfum de l’herbe et du printemps impose par moments de déployer des stratégies napoléoniennes, avec de subtils enveloppements, des feintes, des débordements par les ailes. Pendant que nous jouons les Davout et les Soult de Gillou, la bétaillère avec les veaux, Popo et Armand doit cahoter sur la piste. À moins que Popo n’ait été pointer la casquette au-dessus de quelque canon, dans un des rares hameaux qui ponctuent la route avant qu’elle ne cède la place à la poussière de la piste, qui, il est vrai, donne soif.
Le plus délicat consiste à éviter les mélanges ou les affrontements tribaux dans les parcelles traversées. Souvent, heureusement, les bêtes finissent par se regrouper d’elles-mêmes. Parfois, il faut se défaire de quelques importunes qui tiennent à s’incruster. Dans le troupeau de Gillou, tous les problèmes viennent de deux ou trois jeunes vaches qui n’ont pas l’habitude de l’estive, divaguent, courent n’importe où.
Enfin, tant bien que mal, nous achevons la traversée des territoires étrangers, pour rejoindre la piste qui fait le tour du dôme volcanique.
Nous sommes presque au sommet. Les brouillards se sont effilochés. Le reliquat de nuages dessine au sol de grands prédateurs noirs aux ailes mouvantes qui glissent sur les étendues herbeuses, épousent les reliefs, avalent des troupeaux entiers, et vont se perdre au loin. Le soleil tape dur sur les terres gonflées de bosses et de tertres. Pas d’arêtes ici, c’est l’empire de la courbe, qui s’étire, se livre à d’inépuisables variations sur la même ligne mélodique, sans s’interdire quelques fantaisies surprenantes, comme le surgissement inopiné de cônes effilés, qu’elle puise dans sa mémoire volcanique. Ces paysages ne vous opposent rien de déterminé, c’est le secret de leur magie. Ils vous enveloppent, vous prennent et, insensiblement, vous emmènent avec eux, dans une perpétuelle fuite immobile.
Pieds de myrtilles, bruyère, réglisse, toute une végétation rase où se détachent par intervalles les hautes tiges des gentianes. Calottant le dôme, un vieux bois de pins tout tordus, où l’on imagine que doivent se réunir des magiciens par les nuits de pleine lune. Ici et là, de petits creux, comme d’anciens trous d’obus. Il n’y a jamais eu de bombardement, ce sont les restes des habitations primitives des bergers, des excavations que l’on recouvrait de branches et de mottes d’herbe : les tras.
La bétaillère est là, qui nous attend depuis une heure, le grand à casquette et le petit à tignasse formant toujours leur couple improbable. C’est le moment d’un autre canon de rosé, avalé cul sec avant de finir le travail. Nous avons marché une quinzaine de kilomètres sans guère prendre le temps de souffler.
La montagne de François est là, en contrebas, dans un creux où coule un ruisseau. Il y a un buron, la Fauconde. Avoir de la montagne, par ici, c’est posséder un bien inestimable. Paradoxalement, elle vaut plus cher que les terres moins élevées, parce qu’à cette altitude, aux alentours de 1 500 mètres, les vaches auront de l’herbe tout l’été. On ne les trait pas, elles nourrissent leurs veaux. Certaines Salers flanquées de leurs petits, qui passent des mois en quasi-liberté, sont presque sauvages, et tout autant à craindre que des taureaux. François ne montera que de temps à autre vérifier que tout se passe bien. Elles essuieront les orages et les grands vents, jusqu’au jour de la dévalade.
Pour le moment, elles tournent autour de la bétaillère, appellent leurs veaux. Popo ouvre la porte, il faut à nouveau tenter de canaliser le flot grondant, puis dégringoler vers la rivière pour les mener chez elles, et la montade sera terminée. Du moins sa première partie. Il reste la deuxième moitié, non moins importante : en parler autour d’un verre.