XIII

 

À chaque estive on sort le troupeau inépuisable des histoires, on les promène, on les nourrit. Avant de repartir, on se raconte, pour la quatrième fois, le début de la dernière dévalade, à la mi-octobre. Toute la montagne plongée dans un brouillard épais, brassée par des souffles puissants. Zéro degré, un petit grésil intermittent, et le serpent froid du vent qui se glisse, vient onduler sous les vêtements et vous inoculer son venin sous la peau. À quelques mètres, matérialisés par magie dans la blancheur, douze sangliers qui passent en silence, en file indienne, semblables aux spectres d’anciennes chasses.

Il y avait là, qui avait voulu voir ce qu’était l’estive, la jeune épouse d’un ami, avocate parisienne. François avait disparu avec Marie-Claude au fond de la combe, pour aller chercher le troupeau. Plus exactement, ils s’étaient tous deux dissous dans le brouillard, un peu comme dans un vieux film expressionniste on filmerait le couple de héros descendant aux enfers. On les a attendus, dix minutes, vingt minutes, battant la semelle sur la piste durcie par le froid. Tu portais un des antiques anoraks qui achèvent de pourrir dans la maison et qui sentent le bois et le placard humide. La jeune femme avait tenté d’équiper ses bottes et ses gants de cuir avec des accessoires anti-froid que tu n’avais jamais vus, des sortes de tampons qui empêchent, paraît-il, les doigts et les orteils de refroidir trop vite. Inutile, on voyait bien qu’elle commençait à vaciller, et peut-être à trouver que l’estive, ce n’était pas si amusant que ça, si, en dépit de son nom, cela consistait surtout à périr gelé dans un no man’s land. Enfin, à leur tour, les bêtes ont émergé du blanc, lentement, une à une, monstres mythologiques hérissés de cornes, et nous avons pu bouger.

Une autre fois, c’est un jeune berger, un gamin du coin que François avait embauché pour l’occasion, qui, après la récupération d’une vache en retard, devait tout de suite rentrer à la ferme de ses parents, depuis la montagne, sans finir la descente. Il faisait un temps pire encore, des rafales de pluie agrémentant le froid glacial. Les parents appellent, il commence à faire nuit, le gamin n’est pas rentré. Il faut remonter, chercher, on n’y voit pas, rien à faire. Finalement il s’est retrouvé, au matin, transi, après une nuit passée recroquevillé à grelotter, incapable qu’il était de retrouver son chemin dans la solitude toujours semblable des plateaux.

Ou bien encore c’est ton frère et sa femme, par un même temps de brouillard, à qui François, qui devait courir après des bêtes égaillées, laisse la consigne de suivre le gros du troupeau, qui sait se repérer, même à l’aveugle. Dans ces lieux qui donnent, à découvert, comme nulle part ailleurs la sensation de la liberté, de l’espace donné sans restriction, avec une espèce d’excès presque inquiétant dans la générosité, de même que dans les fermes on remplit le verre de rouge, c’est une sensation déroutante que de se figurer tourner en rond dans une chambre capitonnée. Et c’est avec toujours la même malice dans son œil bleu que François se délecte de leur inquiétude passée, de leurs appels dans la brume close, jusqu’à ce qu’ils finissent par se retrouver, comme par miracle.

Et, alors que tu regrettais, à l’arrivée de la dévalade, en sirotant l’apéro, que ce serait la dernière que nous arroserions, François, qui touche juste, comme d’habitude, a glissé en passant, à toi qui es censé être le raconteur d’histoires, qu’il nous resterait les histoires, justement, et que s’il n’y avait plus d’estive à arroser, on ne serait pas en peine de trouver des raisons d’arroser, et de raconter. Il sait d’instinct que l’expérience la plus drue, celle que nous vivons dans ces jours d’estive, si près semble-t-il des choses réelles, le froid, la terre, les bêtes, la sauvagerie, l’alcool et le gibier, est tout entière tissée d’imaginaire.

Mais nous n’en avons pas encore fini. L’estive se compose de beaucoup plus que les quinze kilomètres de marche derrière les bêtes. Il y a l’avant : les tâtonnements météorologiques, l’état de l’herbe en bas, l’état de l’herbe en haut, les coups de fil soupesant, estimant la date. Il y a les préparatifs : le vin et l’eau dans les musettes, Marie-Claude composant et préparant dès la veille son menu du midi puisque toute la matinée sera mobilisée, l’arrivée attendue de Popo à bord de la bétaillère et le leitmotiv de ces matins, sera-t-il en retard ou pas, les préliminaires du corral, la séparation des veaux, les cloches. Une fois les bêtes montées et installées commencent alors les suites : le retour et le repas.

Le retour peut donner lieu à des itinéraires divers, suivant les lieux où l’on décide de boire un coup, où l’on est invité au passage à en prendre un. Il est treize heures, tout le monde grimpe à bord du camion, tapissé de terre imprégnée de l’urine et de la bouse des veaux. C’est le moment de l’attraction foraine, il faut s’accrocher aux ridelles pour éviter d’être jeté sur les parois tandis que Popo négocie les interminables virages comme un Schumacher de la bétaillère. Le chien n’en mène pas large.

La bétaillère stoppe. Nous sommes dans l’un des hameaux qui entourent le pied du volcan. On entend le bruit d’une conversation, on passe la tête par les ouvertures ménagées en haut de la caisse. François et Popo tapent la causette avec un type que tu ne connais pas, relativement jeune, et, comme il se doit, sévèrement imbibé, bien qu’on ait à peine entamé l’après-midi. Le pastis et le rouge qui tache sévissent dur dans les montagnes. Malheureusement, il a repéré Sophie et commence à lui faire une cour que l’alcool rend certes vacillante, mais dépourvue d’ambiguïté. Tellement dépourvue d’ambiguïté qu’il ouvre la portière de la bétaillère pour mieux lui déclarer sa flamme, entreprenant, dans le but de pousser définitivement son avantage, de lui fourrer dans la main un bonbon qu’il sort de je ne sais où. Tu as droit aussi, au passage, à un bonbon, dont tu ignores s’il faut l’attribuer à un geste de générosité, de pure libéralité sans calcul, ou à une stratégie destinée à t’amadouer au passage. Il faut lui intimer un peu fermement d’aller marivauder ailleurs.

L’agacement, à ce moment, se combine avec un fond de compassion. Tu les connais depuis ton enfance, ces types qui soignent leurs maux au pastis. Il y a les méchants, les pas méchants, mais tu n’arrives jamais, même quand ils commencent à t’échauffer sérieusement, à oublier ce qu’ils vivent. Si pénibles soient-ils, on ne peut faire abstraction de la solitude, de la mort lente de ces pays où les femmes s’en vont les premières, où les hommes en sont réduits à rester avec leurs parents jusqu’au moment où, fils quinquagénaires, ils les enterrent, ou bien à passer des petites annonces pour faire venir des Comoriennes, des Moldaves, des Maliennes qui croient se sauver de la misère et, à peine arrivées, cherchent à fuir l’hiver, l’isolement, la dureté du travail.

En même temps, de cela, on ne parle pas. Rien de moins dramatique que les conversations, et l’ivrogne perdu nous fera rire, si ruinée que soit sa vie parfois. Elle le fera rire aussi de lui-même. C’est ainsi, et ce n’est sans doute pas plus mal. On pourrait y voir un signe de dureté, ce qui ne serait pas faux, tu y lis également une forme de pudeur, de délicatesse, une manière d’accepter.

Nous retrouverons le même l’été suivant, lorsque après une interminable randonnée dans des gorges désertiques, en compagnie d’un couple d’amis, nous déboucherons dans un hameau coupé de tout, lui aussi, et en cul de sac à l’extrémité d’une toute petite route, habité par une unique famille. Mais l’ivrogne de la montade sera là, à nouveau, sorti de nulle part, en visite dans le coin. En voyant les femmes, son œil s’allumera de folie, il reprendra le fil de ses marivaudages balbutiants, et entreprendra de nous filer, comme si nous n’étions rien d’autre qu’un convoi charriant de la substance désirable qu’il serait éventuellement possible de piller, dans son imagination minée par la cuite ininterrompue.

 

Après ces inévitables divertissements, il est temps de passer aux choses sérieuses, c’est-à-dire de se mettre à table. Le déjeuner de l’estive, c’est du solide. On attaque l’apéro à deux heures passées, on se lève à pas loin de quatre, lesté d’une forte envie de sieste. Les repas de Marie-Claude sont célèbres. Elle les calcule, met au point ses plats pendant ses insomnies nocturnes. Tout le monde vient manger là. Les Parisiens que nous amenons et qui sont reçus sans façon, avec adolescents et gamins qui en reparlent longtemps et rêvent d’y revenir, les chasseurs du coin, et finalement le premier qui frappe à la porte, quel que soit son état d’ébriété, et qui peut être certain d’être bien, et copieusement reçu. Nous jouissons même du privilège, inestimable, de passer commande.

Le plus souvent, elle cuisine le produit de la chasse, de la pêche et de la cueillette, ce qui donne des rôtis de sanglier farcis aux morilles, des civets de biche, des cuisses de grenouilles dont on ne trouvera nulle part au monde l’équivalent. Marie-Claude est aussi une artiste de la patate, et ses pommes au four au saindoux vous nourrissent aussi la mémoire. Quant à ses œufs à la neige, avec leur caramel craquant sur le moelleux des blancs flottant sur la crème vanillée et sucrée à point, ils défient la description.

Les escargots, par-dessus tout, sont à se damner. François a récemment déniché un nouveau terrain de chasse, où il capture ses cent douzaines en deux heures. Avant cela, on les ramassait dans les orties à Farges, un hameau abandonné au fond d’un val. C’est là, jadis, qu’habitait seul ton cousin Armand, avec son vieux valet Félix, dont il était devenu, non plus le patron, mais l’infirmier dévoué. Tous deux arpentent à présent on ne sait quels chemins souterrains. Il y a quelques années, François et toi y étiez descendus braconner l’escargot (car il se braconne, ce qui contribue à anoblir la chasse de cette bête à cornes). Ensevelie dans la végétation, une haute maison paysanne, voisine de celle de ton cousin, achevait de se décomposer au fond de l’ombre qui baigne en permanence ce ravin oublié. Elle incarnait, à elle seule, la fin de ces villages et la mort de la paysannerie.

Tout à coup, il t’a semblé que tu l’avais toujours connue. Et pourtant, tu n’y étais jamais entré. Tu humais l’air, tu y cherchais la trace de ce souvenir insituable, de cette figure qui refusait de se laisser identifier. Tu l’avais connue dans une autre vie, l’évidence de sa présence te saisissait à la gorge, son odeur noire, le peu de lumière qui devait traîner encore un peu sur ses grandes tables vides, allumer des reflets lointains dans un litron poussiéreux posé sur l’évier de lave. Elle était la forme même, la manifestation physique, en instance de disparition, de ce qui tourmente dans ce pays sans identité claire, et qui paraît toujours se rétracter à notre approche, s’ensevelir dans les recoins et les passages pénombreux, la grande absence, celle que l’on goûte dans la tranche de Cantal, que l’on hume dans l’air humide, l’absence à odeur de cave et de champignon, qui vous déchire le cœur. C’est un parfum, c’est l’odeur de ce tous les jours où dort l’immémorial, l’odeur de ce quelque part travaillé par le nulle part.

De même, si l’on s’écarte des grandes routes, il arrive que l’on tombe, par hasard, après s’être longtemps perdu, sur des hameaux reculés qui s’enfoncent lentement dans la pierre dont ils paraissent être issus. Ils ne sont peuplés que de trois chiens et de quatre poules. Le soir tombe. Ce sont des hameaux du soir. Ils existent par intermittence, et ne se manifestent qu’à certains moments. Dans le grand silence, on n’entend que le vent, qui ne désarme jamais. Avec un peu de chance, au coin d’une grange, on verra passer, fugitivement, une casquette. Derrière une petite fenêtre creusée dans le basalte, une spirale d’or, pointillée de mouches noires, ajoute une touche de sacré. Un poteau télégraphique haute époque accroche encore un peu ce lieu au monde des vivants. Un tas de fumier dégage des odeurs profondes de ventre et de lait. C’est un paysage intérieur. Il n’est pas d’aujourd’hui ni du futur. Ce que nous voyons n’est plus tout à fait là, mais a rejoint un en-deçà du temps, où l’usure infinie est la matière des choses.

Le pays perdu est cet oubli, cette absence violemment parfumée. C’est l’usure. Ici, la terre montre la trame, le paysage est une violence en voie d’effacement. C’est au moment où il va s’évanouir que l’être nous saisit dans son évidence et son mystère. Voilà ce qui retient, sur ces grands plateaux entaillés de gorges profondes, où le vent ne cesse d’énoncer un appel incompréhensible.

François et Marie-Claude sont aussi les derniers, comme par hasard, à allumer le four banal, petit dôme couvert de lauzes situé juste devant chez eux. Il faut y faire brûler des planches pendant quarante-huit heures, après quoi on retire toutes les braises, et la seule chaleur de la pierre suffit à cuire pieds de cochon, tripes, pois de montagne et autres délices canailles. Mais, pour le déjeuner de l’estive, ce sera coq au vin. Un maître coq au vin, un coq au vin parfumé, intense, le genre de coq au vin qui fait parler de lui longtemps après, comme ces fortes personnalités disparues, dont on se redit les mots et les exploits. On se le met au chaud du ventre, tendrement, sans le bousculer.

Tous les travaux, comme l’estive, pouvaient être des fêtes, jadis, notamment la fenaison. L’invention des bottes de foin géantes a tué cette collectivité du travail. Elle était inévitable, faute de gens pour travailler. Là encore, François a été le dernier. Il faisait, longtemps après les autres, de petites bottes carrées, de celles qu’on peut ramasser à main d’homme. Du coup, les foins, on ne voulait pas manquer ça. C’était un peu comme l’estive, une façon de s’approprier la saison tout en se soumettant à ses lois, un colletage avec le lieu et le moment, une lutte et une connivence avec le temps et l’espace.

On prenait plaisir à se livrer à des démonstrations de force ou d’habileté en levant les bottes au bout de la fourche, exercice auquel il était difficile de battre François ou Popo, à les ranger consciencieusement sur la remorque de manière à ce qu’elles ne versent pas pendant le transport, puis à les balancer joyeusement dans la grange, où il fallait encore les empiler, dans un grand déploiement de poussière qui vous faisait sortir de ces enfers odorants noir comme un mineur de fond. Tous ces travaux, c’était de la joie, une manière d’alléger la pesanteur des choses, de même qu’on a l’impression que, durant l’estive, les lourds ruminants, à l’attaque de la montagne, cessent d’accuser leur poids, et glissent à la surface de la terre.

François et Marie-Claude ont pris leur retraite. La belle Fabiola ne montrera plus ses cornes altières sur le chemin de l’estive. Elle ne figure qu’en photographie dans le salon. Plus de vaches derrière lesquelles courir.

François n’est pas seulement un utilitaire. C’est un artiste, comme Marie-Claude. Il aime le beau, le beau en soi. La vache lui est à la fois un moyen d’existence et un plaisir esthétique. La cloche la musicalise, la poétise. Ce n’est pas lui qui lui couperait les cornes, comme cela se fait maintenant, pour éviter qu’elles ne se blessent en se battant. Pendant la mêlée, tu essaies de lui faire, tant bien que mal, de bonnes photos de ses bêtes préférées, notamment la Fabiola, une superbe Salers aux cornes qui s’incurvent en lyre d’Orphée. Il aime les choses anciennes, patinées par le temps. Il a été le dernier à mettre ses bêtes sur les prés sectionnaires, c’est-à-dire communs aux habitants du hameau. Ceux où sa mère s’obstinait à brûler les genévriers. À présent, ces territoires retournent lentement à la brousse.

Le lendemain de la montade, en revenant de mener au pré les quelques bêtes qui n’ont pas participé, celles qu’il garde pour le lait, nous nous arrêterons devant le cimetière. C’est un petit carré ceint de pierres sèches, un hameau en réduction, avec ses habitants invisibles, que l’on visite de temps à autre. Les hautes herbes l’envahissent. Nous sommes voisins de caveaux. Deux blocs gris colonisés de lichens et de mousses en archipels, avec bouquets de pierre taillée, deux petits comptoirs d’échanges de fleurs, de prières et de discrètes attentions.

Le matin, Sophie et toi avez tenté de nettoyer les auréoles gris-vert qui rongent doucement les noms des occupants, au rythme où la mémoire égare le souvenir des plus anciens. Tu fais remarquer à François le rajeunissement de la sépulture. Il acquiesce, tout en glissant que l’aspect de la vieillesse convient aux tombes, et le lichen. Les trop neuves, les surchargées d’ornements, les bien propres n’ont pas à ses yeux le même charme. Cela les résume bien, Marie-Claude et lui. Ils sont à peu près les seuls ici à penser sur ce mode, à conserver le goût des choses anciennes, à n’avoir jamais donné dans toutes les modes agricoles successives. S’il chasse, d’ailleurs, c’est moins par goût du gibier, qu’il apprécie peu, mais pour la beauté de la chose elle-même.

Et cela te rassure, en te montrant que ton amour de ce qui fut n’est pas un luxe de citadin, puisque tu le partages avec quelques-uns d’ici, qui ne voient pas pourquoi ils ne continueraient pas à bien vivre, sans tout ravager autour d’eux.

Tu avais ressenti la même chose un jour que tu étais allé, avec François, acheter des lauzes dans un hameau de la montagne où tu n’avais jamais mis les pieds. La petite route s’arrêtait net sur une butte entièrement cernée de gorges envahies par la forêt. On ne pouvait pas aller plus loin. C’était encore plus haut, encore plus loin de tout que Lussaud. La butte était surtout occupée par une lugubre tour de guet qui datait des Anglais et des bandes de routiers que pourchassait Du Guesclin, comme il s’en dresse ici ou là dans le pays. Au pied, deux fermes, et c’est tout.

Le propriétaire de l’une des deux avait tombé la couverture de la somptueuse étable ancienne de sa ferme, et vendait ses lauzes. Il avait pris sa retraite, sa fille gérait la ferme. À votre arrivée, il sort. Vous négociez les pierres. Vestige d’un ancien accident, sa main gauche est remplacée par une prothèse, en résine ou en plastique, d’un rose soutenu. S’il lit cela, qu’il ne s’en formalise pas, il n’y a pas manque de respect : ce sont des choses que l’on remarque, sans y accorder trop d’importance. Cela fait partie de la longue litanie des accidents et des blessures dont presque personne, là-haut, n’est exempt. Y monter, c’est pénétrer sur le territoire d’une très vieille guerre qui s’achève, laissant ses blessés, ses invalides, ses vétérans et ses héros qui boivent leur coup pour s’encourager à tenir le poste. Les renforts n’arrivent que parcimonieusement. On se dit, sans vouloir se le dire, qu’en dépit des efforts et des souffrances, la guerre contre le froid, les machines, les bêtes, risque d’être perdue.

Après la négociation, on entre boire un verre chez lui. Sa fille est là. Dans ce décor, on pourrait être loin de tout, comme chez la tante, qui était restée jusqu’au bout étrangère à toute espèce de modernité. Mais la conversation dément le décor. Chasseur comme François, il a cessé de pratiquer, car lui aussi a constaté qu’il devenait difficile de chasser en artiste. Oui, lui aussi, comme François, dans ce bout du monde, parvient à maintenir, en dépit de tout, le goût du beau.

Et puis après un quart d’heure, il te regarde, il laisse passer un silence, et il se décide à aborder le sujet, l’éternel sujet. Certains osent, d’autres n’osent pas. Le fameux livre. Lorsqu’il a entendu ton nom, il a voulu se renseigner sur toi. Il a cherché sur Internet.

En dépit de ces minuscules intrusions de modernité, tu sais, en écrivant tout cela, à quel point ce que tu viens de décrire ne se rattache plus au monde d’aujourd’hui, à celui dans lequel tu vis tous les jours, que par un fil infiniment ténu. Cela n’a plus de réalité pour quasiment personne. Ce n’est pas de la nostalgie, mais il t’a été donné de saisir les dernières traces d’un monde disparu, comme si tu avais vu les derniers Mayas, les ultimes Babyloniens. Si attaché qu’on soit à la modernité, on ne se remet pas comme ça d’avoir vécu dans la familiarité de l’enchantement. Ce lieu a la prégnance d’une hantise.

Le village même a quelque chose de spécial aux yeux des autres villages, qui le considèrent un peu comme une exception, un exotisme. Ainsi que le disait aux journalistes un habitant d’un hameau voisin : « On ne sait pas vraiment ce qui se passe là-bas. » On ne sait pas. Et même lorsqu’on y est, on ne saura pas.

Jamais tu n’as cessé de rêver du village. Presque chaque semaine, depuis bien des années, il t’apparaît. Il peut prendre trois ou quatre figures, très différentes de son aspect réel, mais toujours les mêmes. Et pendant ces nuits, depuis ton enfance, tu continues à l’explorer, tu n’en as jamais fini. Tu cherches à retrouver les anciens chemins qui t’avaient émerveillé dans les rêves passés. Tu poursuis des explorations de maisons ou de forêts que tu n’as pas encore réussi à achever. Lieu semblable au corps d’un être aimé, que l’on voudrait étreindre, caresser, dont on aimerait soulager la souffrance, dont on écoute le cœur, sur le visage de qui on observe le lent travail du temps. Comme tout amour, source de joie et source d’angoisse. Plus encore, il est ton corps même, c’est dans ta gorge que ses arbres poussent, c’est dans le noir de ton ventre que palpitent les étoiles de ses nuits, c’est ta peau que colonisent ses lichens et ses fougères.

Pourtant, ce que tu y as trouvé, ce n’est pas la tranquille certitude d’être de quelque part. La sordide possessivité qui te ferait refuser de céder un mètre carré de pré ou de forêt, comme on refuse de partager le corps d’un être aimé, n’est peut-être que la compensation du sentiment de profonde dépossession qu’on ne peut qu’éprouver là-haut, même lorsqu’on y vit et qu’on y travaille. Comme si, pour découvrir que nous ne sommes de nulle part, il fallait d’abord passer par le sentiment d’être de quelque part, aller jusqu’au bout, jusqu’au fond, l’user jusqu’à en être dépouillé, qu’il cesse enfin d’être un désir, une illusion, un horizon.

Car ta principale activité là-haut, depuis ton enfance, aura été, non pas de te retrouver, mais de te perdre. Tu ne jouissais de la longueur, de la complexité, de la difficulté de la route que parce qu’elle te faisait sentir à quel point elle t’emmenait nulle part, que c’est au cœur de nulle part que tu serais, et tu avais beau y être, ton imagination ne cessait de te représenter combien, les pieds dans ces chemins, les mains sur ces pierres, tu étais perdu. Et c’était cela la particularité paradoxale de ce lieu, ce qui faisait sa magie, que parvenu au dernier tiers de ta vie tu n’as pas encore réussi à épuiser : son identité, ce qui le différenciait pour toi de tous les autres, c’est qu’en aucun autre endroit aussi nettement déterminé, on ne pouvait se sentir nulle part. Et à présent seulement tu comprends pourquoi, peut-être, il a suscité tant de mots. Il est aux autres lieux ce que l’écrivain est aux autres hommes : ce qui le rend particulier, c’est de n’être personne. Ce qui le rend différent de tous, c’est d’être semblable à chacun.

Le paradoxe, il l’incarne jusque dans sa configuration. Car, si petit qu’il soit, resserré, recroquevillé sur son rocher pour recevoir les neiges et les vents, il parvient à se replier, à se complexifier suffisamment, avec ses maisons, ses murs, ses passages, ses granges, ses jardinets, pour créer un paradoxe spatial, un objet plus vaste intérieurement qu’extérieurement. Nulle part tu ne sentais mieux prendre corps la substance du secret, nulle part ce secret ne se trouvait confronté à tant de vent, tant d’espaces grands ouverts. Et, dans les replis de la maison, qui était censée être chez toi, depuis d’innombrables générations, dans les coins d’ombre et l’abandon poussiéreux du grenier, tu sentais s’ouvrir la profondeur du temps, se creuser l’absence sur laquelle reposait tout ce qui était là, tout ce qui tremblait dans le maigre rayon de lumière harassé d’avoir franchi les épaisseurs de pierre.

Tu parcourais les montagnes et les forêts jusqu’à l’épuisement, sans jamais te lasser, sans entamer, malgré les parcours toujours recommencés, les lieux identifiés, les noms connus, les itinéraires ressassés, le même sentiment d’étrangeté profonde. Tu t’enivrais de non-lieu, perdu au cœur même du pays.

Nulle part ailleurs que dans ce quelque part on ne sent si fort cet égarement. Ceux qui y vivent ont beau quadriller cette absence travaillée par les vents de murs et de barbelés, y entasser les tonnes de basalte taillé, ils ne sont pas arrivés à la domestiquer, à en faire un lieu. Le pays est un exil et un égarement. Ici, la terre montre la trame, le paysage est une violence en voie d’effacement. C’est au moment où il va s’évanouir que l’être nous saisit dans son évidence et son mystère. Voilà ce qui retient, sur ces grands plateaux entaillés de gorges profondes, où le vent ne cesse d’énoncer un appel incompréhensible.