1.
Nous nous installâmes au début de l’été en face de cette boutique de dessous chic, rue Girardet. Elle occupait un angle à l’exacte perpendiculaire de nos trois fenêtres sur rue, dont celle de mon bureau. Si bien que je ne pouvais manquer aucune entrée ni aucune sortie, dès lors que j’avais décidé de m’abîmer dans la contemplation béate des jupes et des talons qui poussaient sa porte vitrée. Néanmoins, nous occupions un étage suffisamment élevé, le troisième, pour qu’il me fût difficile, une fois la cliente ayant franchi le seuil, d’observer le détail de ses déplacements à l’intérieur du magasin. La suite prouverait que cet inconvénient n’en était pas vraiment un. Car je n’avais d’autre choix que de les imaginer, toutes celles qui pénétraient là.
Le soudain engouement de Cyprie – je l’appellerai ici ma femme, bien que nous ne soyons pas mariés – pour Nancy demeurait pour moi un mystère. De même que ce besoin impérieux de s’y installer. Après tout, nous n’y avions aucune attache particulière, ni amicale ni familiale. Certes, il est entendu que je pouvais pour ma part travailler
n’importe où, pourvu que je dispose d’assez de calme pour écrire, d’un bureau de poste à proximité et d’un accès au réseau informatique pour échanger avec mes clients, éditeurs. Mais ce n’était pas son cas à elle, nez de profession. Tous les parfumeurs ou presque sont concentrés dans la capitale, d’où ils distillent leur jus odorant dans le monde entier.
Elle s’épuisa donc très vite dans d’incessants allers-retours en train, dont jamais elle ne se plaignit. C’était selon elle un sacrifice qu’elle faisait de bon gré, pour nous offrir le confort d’une vie plus douce, hors de Paris. « Tu seras plus au calme pour travailler », argua-t-elle avec conviction. Elle disparaissait ainsi tout ou partie de la semaine, pour me revenir le vendredi soir, épuisée mais heureuse de retrouver son havre dont j’étais selon elle l’élément le plus doux, point essentiel de son amarrage.
Notre départ s’était organisé en moins d’un mois. Elle avait tout pris en charge, à commencer par la location de cet appartement trop vaste pour nous, cinq grandes pièces, pour une somme dérisoire, même au regard des tarifs locaux. Outre ses qualités intrinsèques évidentes, ne serait-ce que sa situation idéale dans le centre-ville, à deux pas de l’Opéra et des rues commerçantes, ou la hauteur vertigineuse de ses plafonds, il offrait ce bonus que je repérai aussitôt : son point de vue sur l’angle des rues Girardet et Bailly.
Elle se serait appelée
Top Lingerie, Dessus Dessous ou même
Mutines, je n’aurais sans doute pas été conquis comme je le fus dans l’instant. Mais cette
enseigne était beaucoup plus que la promesse de soieries fines, de dentelles ajourées, de soupirs étouffés au moment d’ajuster la bretelle d’un soutien-gorge ou l’élastique d’un porte-jarretelles. Cela allait bien au-delà de l’exiguïté fascinante des cabines ou du crissement crispant du nylon sur des jambes imparfaitement épilées. Pour ressentir cela, il me suffisait de traîner le samedi après-midi avec Cyprie dans le rayon sous-vêtements des grands magasins, le regard détaché et discrètement fureteur, l’oreille aux aguets. Ingénu juste assez pour provoquer, de temps à autre, de menus incidents : « Oh pardon, je suis désolé, je croyais que c’était la cabine de ma femme. »
Femmes secrètes, elle, me donnerait à voir tout ce qu’elles m’avaient toujours dissimulé. Tout ce qui, chez elles, me demeurait inaccessible, enfoui sous leurs sourires, leurs ruses et leurs multiples artifices. Enfin, j’avais envie d’y croire.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
Elle s’était collée à mon dos, déjà prête pour la nuit, une chemise de nuit à même la peau. Pas le genre de nuisette affriolante comme il s’en vendait en face aux femmes sophistiquées, toujours en jupe et talons hauts, qui fréquentaient le lieu. Un modèle en coton blanc, tout simple, plus empreint d’adolescence que de féminité accomplie.
— Rien. C’est la boutique de lingerie…
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Je suis toujours surpris par ces magasins qui laissent leurs lumières allumées à l’intérieur, après la fermeture. Tu trouves pas ça bizarre ?
— C’est pour mieux t’attirer le jour, mon enfant, elle souffla à mon oreille dans un sourire.
L’éclairage à contrejour découpait la silhouette des mannequins dans la vitrine mais, mêlé à celui des réverbères en provenance de la rue, il estompait la cassure nette du cou sans tête et permettait d’attribuer le visage voulu à chacune de ces créatures en tenues légères. Alignées sagement. String et balconnet juste à côté de guêpière et culotte.
Je repensai aux portraits publiés dans la presse le matin même. Ceux de jeunes femmes, toutes disparues à Nancy et ses environs dans les derniers mois. Toutes plutôt attirantes. Déjà six. Sans compter les éventuelles autres, non encore déclarées.
Bien présente, bien vivante, ma femme vint se glisser entre la vitre et moi. Son corps chaud et menu, fin et doré, se lova dans le faible interstice. L’espace était si faible que ses petits seins se trouvaient comprimés contre mon torse. Je ne lui avais jamais fait le reproche de sa poitrine modeste, tant il est vrai qu’elle avait le téton réactif, presque fébrile, et qu’un rien suffisait à gonfler celui-ci bien au-delà de la rondeur qui le supportait. Je plongeai une main entre ses cuisses et constatai qu’elle était déjà humide. Ça non plus, je ne pouvais lui en faire grief. Cyprie portait bien son nom, dégoulinant d’un jus épais, presque collant, au moindre contact entre nos corps dénudés. Elle s’ouvrit facilement sous mon majeur inquisiteur, les parois de son sexe palpitant en cadence autour de mon doigt dressé en elle. Elle l’aspirait d’abord dans ses profondeurs, avec autorité, puis le laissait glisser vers l’ouverture, à la lisière d’elle-même, là où sa présence agaçait encore mieux ses sens. À peine si j’avais besoin de le bouger pour frotter cette pastille râpeuse qui lui
donnait tant de plaisir. G comme Grognements. G comme gratte-moi là.
Deux ans plus tôt, pourtant…
— Un sexologue ?! Je ne comprends pas…
— Eh bien, tu comprendras quand on le verra.
Il y a des choses que je ne parvenais pas à lui dire, et que je pensais ne pouvoir déballer que devant un tiers, un professionnel, un homme de l’art, rompu aux aléas du couple. Oreille neutre pour sexes (trop) impliqués. Je me trompais. Je m’illusionnais.
Le fait est que, pas plus à lui qu’à elle, je ne parvins à exprimer la raison de mon insatisfaction chronique. Comment leur dire que, une fois en elle, je ne ressentais rien, ou presque ? Que la plupart du temps elle venait avant moi, et que j’éjaculais en elle « à blanc », sans réel plaisir, ou que je simulais mon orgasme pour abréger la séance ? Que nos effusions me semblaient si fugaces et, pour tout dire, si tristes, que je reculais sans cesse le moment d’y sacrifier de nouveau ? Comment leur faire comprendre que tout ça, aussi frustrant cela fût-il, n’était pas grand-chose au regard de ce qui me manquait le plus cruellement dans notre relation : un quelconque érotisme. Que ce n’était pas tant le pendant qui me gênait que la béance de l’après, et plus encore celle de l’avant, dépourvu de tout rituel, exempt de tout décorum, qui créaient en moi ce vide douloureux.
Comment leur avouer, enfin, suprême et cruel paradoxe, que je désespérais de trouver dans ses sécrétions si abondantes le parfum que j’avais aimé
avec passion chez l’une des mes anciennes maîtresses. Comble pour un nez, ma femme, elle, n’avait pas d’odeur.
Je glissai mon sexe là où mon doigt s’était immiscé le premier, agrippant ses cuisses, pressant ses fesses contre le double vitrage. La fraîcheur du verre la repoussa un instant vers moi. Je bandais sans réelle conviction. J’étais plus excité de son envie manifeste que par mon propre désir.
Cette fois, au moins, je trouvai un subterfuge pour pimenter l’échange, une ruse à trois étages. Convoquant le visage de chacune des disparues, je le projetais sur les mannequins de la vitrine. À l’Asiatique cet ensemble noir et transparent ; à l’Orientale cette débauche de dentelle blanche et ajourée ; à une grande blonde, athlétique et charnue, les tons nacrés d’un caraco soyeux. À chaque changement, je sentais le con de Cyprie se modeler en fonction de sa nouvelle propriétaire, toute temporaire, soudain plus profond, plus élastique ou plus timide, plus tonique ou plus avide. Les rotations se faisaient de plus en plus vite. Black, Asiat, blonde, rousse, brune, Beur. Et encore black, Asiat, blonde, et ainsi de suite, en boucle, carrousel où les bouches entrouvertes et les yeux mi-clos tendaient à se confondre. Je me demandais dans lequel d’entre eux j’allais venir. Laquelle de ces chimères en lingerie j’aurais fini par baiser. Toutes, peut-être. C’était sans doute ce qui parvenait à m’émoustiller. Mais si j’avais dû ravir l’une d’entre elles, et une seule, la séquestrer pour en jouir d’un usage exclusif, laquelle aurais-je choisie ?
— Continue, continue…
La voix de ma femme, son souffle dans mon oreille, me ramena à l’instant présent. À son ventre écrasé contre le mien. Unique.
Pourquoi aimais-je si mal un corps que je trouvais si beau ? Cyprie avait la grâce d’une jeune fille, la nuque d’une gazelle, les fesses d’une vierge. Cette pâleur affolante parsemée ici et là de grains sombres, presque bleutés, qui exaltaient plus encore la finesse et la transparence de sa peau. Je ne me lassais pas non plus de regarder de profil ses seins si menus, deux gourdes auxquels j’aurais pu éternellement m’abreuver. Sa vulve même, délicatement ourlée, fendue avec grâce, avait les traits de la perfection. Elle m’eut laissé photographier sa chatte que je l’aurais encadrée.
Les neuf années que nous avions passées ensemble ne l’avaient presque pas atteinte. Et si je devais admettre qu’un voile un peu lourd, un peu épais, avait légèrement terni la gracilité de sa silhouette, j’appréciais plus encore cette version d’elle-même, où la lutte entre la légèreté et l’inévitable pesanteur culminait dans une bataille passionnante. J’avais beau en connaître l’issue, j’observais chaque passe d’armes entre Cyprie-la-jeune et Cyprie-la-mûre avec un intérêt constant. Suspendu à l’instant où tout basculerait.
Son petit jappement final me surprit. Son plaisir n’était jamais explosif. Comme ses gestes d’amour, il était contenu, presque réprimé. Compacté dans un feulement doux, tout juste perceptible. Elle se contracta contre moi, recroquevillée comme une sorte d’animal marin, si bien que son bassin expulsa mon sexe, aussitôt flaccide. Je n’étais pas venu.
Dès le dimanche soir, elle repartait par le train de dix-neuf heures, non sans avoir sacrifié à de longues embrassades sur le quai, jusqu’au dernier coup de sifflet, dans une ronde lelouchienne que je trouvais ridicule.
Je profitais ensuite de mon célibat imposé pour aller seul au cinéma, à deux pas de la maison. D’autres fois, je traînais en ville, ponctuant ma balade d’arrêts dans tel ou tel bistrot, chaque fois étonné de trouver le centre aussi désert, abandonné par ses riverains au profit des forêts voisines. Ici, les dimanches étaient invariablement sinistres.
Je ne connaissais pas grand monde à Nancy. Et comme j’y passais seul mes semaines, studieusement enchaîné à mon clavier, tout le jour, les occasions de socialiser m’étaient rares.
Néanmoins, à force de prendre mon café du matin au Grand café Foy, tout proche, j’avais mollement sympathisé avec un journaliste de la presse locale. Un courriériste grisonnant et fatigué, qui rédigeait l’essentiel de ses articles avachi sur une banquette, un verre de blanc à demi-plein constamment planté devant lui. Prompt à la discussion de comptoir.
— Elles sont jolies…
J’avais désigné la galerie de portraits des disparues, en une de sa gazette.
— Hum, admit-il entre deux hoquets. Pas mal, en effet… Mais ce n’est pas le plus troublant, dans cette histoire.
— Ah bon ? Je jouai le jeu de la curiosité. Et c’est quoi ?
— Elles sont toutes mariées.
— Et alors ? Qu’est-ce que ça a de si singulier ?
— D’habitude, les filles qui se font enlever sont des gonzesses qui courent les boîtes ou les bars de nuit. Des filles qui vivent seules, parfois des mères célibataires. Bref, des femmes qui prennent des risques… pas des bourgeoises qu’un mari et des enfants attendent à la maison.
— Vous en déduisez quoi ?
— Rien de particulier… Si ce n’est que le type qui fait ça aime les femmes mariées.
La police avait en effet avancé la thèse d’un criminel en série, tant les points concordants abondaient. Mais on ne pouvait pas encore parler de tueur, car aucun corps n’avait été retrouvé, depuis que la première d’entre elles s’était volatilisée. Ces femmes sortaient de chez elle, prétextant une course, qui plus est en plein jour, aux heures ordinaires d’ouverture des magasins, quand les rues commerçantes grouillaient encore de monde, et elles ne revenaient jamais. C’était aussi bête que cela.
— Ce qu’on sait, en revanche, ajouta-t-il, dans le but évident de piquer mon intérêt, c’est que toutes ont été vues pour la dernière fois dans notre quartier.
— Ici ?
— Disons dans le périmètre.
Le coin n’avait pas la réputation d’un coupe-gorge. Très loin des environs de la gare, de leurs saunas échangistes et de leurs bars louches. Entre l’Opéra, les brasseries cossues, les innombrables salons de coiffure et d’esthétique, les spas et les boutiques de luxe de la rue Stanislas, les occasions
de soustraire ici une femme au cours normal de ses emplettes étaient limitées. D’ailleurs, les commerçants connaissaient bien les élégantes habituées, si ce n’est par leur nom, au moins de vue. On ne pouvait pas s’évaporer aussi facilement, l’aurait-on voulu. Inconvénient – et, en l’espèce, avantage théorique – de la vie de province.
— Y’a des suspects ?
— Non, pas pour l’instant. Les flics n’ont pas la queue d’une piste. Aucune de ces dames n’avait d’amant ou de fréquentation louche. Que des petites ménagères bien rangées. Pas plus salopes que votre femme ou la mienne… Enfin, sauf le respect que je dois à vot’ dame.
— Et les maris ?
— Des notables au-dessus de tout soupçon. Aucun motif réel de zigouiller leur rombière. Enfin…, réitéra-t-il, pas plus que ceux qu’on a tous.
Je brûlais de lui poser la question qui m’avait traversé quand je pilonnais Cyprie contre la baie vitrée de mon bureau. Mais nous n’étions pas assez intimes, lui et moi.
— Laquelle vous auriez choisie, vous ?
Qu’il m’ait ainsi coupé l’herbe sous le pied me laissa un instant sans voix.
— Je ne sais pas… Je vous l’ai dit, je les trouve toutes mignonnes.
— Je vois, monsieur est un gourmand. J’étais comme ça, avant, moi aussi. Et puis ma femme a fini par me coincer.
Il avait cru qu’on partageait le même donjuanisme, la même infidélité chronique, et je ne fis rien pour le détromper. Après tout, c’était plutôt
flatteur. Et je n’allais pas me vanter d’être resté fidèle à une femme qui ne me faisait pas jouir. Lâche, mais pas tout à fait dépourvu de cet orgueil de mâle, qui prévaut pour l’essentiel dans les confessions entre hommes.
— Vous avez divorcé ? Je lui demandais pour éviter d’en revenir à moi.
— Pas encore. Mais elle est partie. Je ne sais même pas où elle est… Si ça se trouve, elle s’est fait chopper par l’autre malade, elle aussi !
Je n’arrivais pas à savoir si la perspective l’angoissait, ou si cela l’excitait. Peut-être un peu des deux. Peut-être même était-ce lui, le malade. Qui sait ?