15.
Sophie m’accompagna en ville sans que nous n’échangions un mot. Et nous nous quittâmes sur la place Stanislas sans un au revoir ni aucune promesse de futures retrouvailles. J’eus la sensation confuse, et un peu triste, que nous ne nous reverrions pas de si tôt.
Je n’avais pas envie de rentrer chez moi. Alors je marchai à travers la ville, me perdant volontairement dans les petites rues autour du Palais du Gouvernement, m’attardant plus que nécessaire devant la vitrine de boutiques de souvenirs – il y avait là plusieurs échoppes de bijoux et de figurines d’inspiration celte et fantasy – puis bifurquant à gauche vers l’université, je coupai les allées verdoyantes du Cour Léopold. Là, je choisis de prendre un café au bar d’un hôtel outrageusement contemporain.
Devant ma tasse fumante, je tentai de remettre un peu d’ordre dans mes pensées, traversées d’images aussi peu propices à la réflexion que les fesses de Sophie, le vagin défraîchi de la vieille qui m’avait fait jouir comme personne, ou la bite avachie de Richard dans le con délicat de Cyprie. Je dus faire de gros efforts pour tenir un fil logique à partir des éléments épars en ma possession.
Pour finir de valider l’hypothèse qui germait en moi, il me fallait passer quelques coups de fil. Je demandai au garçon en livrée blanche de me donner les journaux datés du jour et de la veille, où je n’eus aucune peine à trouver les noms et prénoms des huit disparues. J’appelai ensuite, depuis le téléphone du bar, un numéro de renseignement en 118 quelque chose, qui m’apprit que la moitié d’entre elles étaient sur liste rouge et qu’il m’était donc impossible d’obtenir leur numéro. En restaient quatre, toutes résidant comme je le savais déjà dans un périmètre très restreint autour de mon immeuble.
En tête de liste figurait Amélie Favard, la première à s’être volatilisée plus d’un mois auparavant, une petite brune sans grâce particulière. Je composai son numéro et attendis une petite dizaine de sonneries. Quand enfin…
— Allô oui ?
Une voix de jeune femme.
— Bonjour madame, j’aimerais parler à Amélie Favard, s’il vous plaît…
— Elle n’est pas là… Qui la demande ?
J’aurais pu jurer qu’elle mentait et que c’était elle, Amélie. Plutôt que de la confronter brutalement, j’improvisai comme je pus.
— Le cabinet de gestion Noveo. C’est nous qui lui louons son appartement.
Je m’étais miraculeusement souvenu du nom mentionné par Richard, quelques jours plus tôt.
— Je peux prendre un message, si vous voulez.
— Excusez-moi, mais… vous êtes qui ?
— Une amie d’Amélie.
— Une amie…
Une amie qui occupe l’appartement d’une disparue, et qui n’évoque même pas le sort terrible de celle-ci ? Plutôt bizarre, tout ça.
Au coup de fil suivant – Véronique Aguilar –, je changeai de tactique, et optai pour une façon de faire plus directe.
— Véronique Aguilar ?
— Non…, me répondit-on après un silence suspect. Elle n’est pas là. Qui la demande ?
— Cabinet de gestion Noveo.
J’eus l’impression d’avoir déjà entendu cette voix de femme, très récemment. Était-ce en bas ? Ou peut-être au Dahlia noir la veille au soir ?
— C’est pourquoi ?
— Nous avons constaté un retard de paiement assez préoccupant dans ses loyers. Sur trois échéances.
— C’est impossible ! s’insurgea-t-on à l’autre bout du fil. Je suis sûre d’avoir…, elle se reprit. Je suis sûre que Véronique a tout réglé en temps et en heure. Elle paie son loyer par virement.
— Vous me semblez bien informée… Vous logez avec madame Aguilar ?
— Oui… Enfin, elle me dépanne juste pour quelques semaines.
— Et monsieur Aguilar, je pourrais lui parler ?
— Il est en voyage, elle coupa court à cette possibilité d’un ton très sec.
— Je vois. Vous pourrez demander à madame Aguilar de rappeler à l’agence quand elle aura ce message ?
— D’accord. Qui doit-elle demander ?
Quel nom donner ?
— Monsieur Colin, bluffai-je avec un fond de provocation.
On ne répondit pas à mon troisième appel. Et le quatrième et dernier se déroula à peu de chose près comme les deux premiers. À chaque fois une locataire absente, un mari en voyage et une amie qui squatte l’appartement. Un peu énorme, non ?
Ce qui était certain, désormais, c’est qu’aucune de ces femmes n’avait jamais été séquestrée. Toutes avaient disparu de manière volontaire et cherchaient à entretenir sciemment le mystère autour de leur évaporation. Et, même s’il m’était impossible de relier chacune d’entre elles à l’un de ces corps nus et anonymes aperçus dans le gynécée souterrain, j’étais convaincu qu’elles y avaient séjourné. Et que je les avais côtoyées, de près ou de loin, au même titre que la Cécile de Richard… et sans doute aussi, si ce dernier et Sophie avaient dit vrai, que ma Cyprie.
Un scénario, aussi extravagant qu’il fût, commençait à se dessiner. Ces femmes avaient simulé leur disparition, en veillant à ce que leur mari, d’une façon ou d’une autre, suspecte une implication quelconque de
Femmes secrètes dans cet escamotage subit de leur épouse. Partant de là, la réaction de ces messieurs avait varié selon l’individu : certains avaient rapporté directement les faits à la police – a priori, autant que de disparues officiellement recensées –, d’autres s’étaient mis en tête de mener une petite enquête personnelle qui, à chaque fois, les avait conduits dans les profondeurs du magasin de Valérie Colin. D’autres enfin, plus rares, et dont
Richard faisait partie, ne s’étaient pas alarmés outre mesure de cette éclipse de leur moitié, laquelle avait fini par réapparaître, à l’instar de cette jeune femme brune aux cheveux courts que j’avais reluquée un soir depuis mon bureau, au tout début de cette affaire.
Si disparus il y avait, ce n’était donc pas ces dames, mais bien les hommes de ces dernières, entraînés malgré eux, par le fait de leur curiosité naturelle et aussi de leur concupiscence, dans ces monstrueuses entrailles qui accouchaient des désirs de leurs femmes. Femmes secrètes était la gueule, ô combien séduisante, de cette bête insatiable. Elle nous attirait tous à elle, dans le sillage de notre femme ou bien d’une autre, et nous croquait tout crus. Le manège fonctionnait à chaque fois. Nous tombions tous dans le panneau, entre l’envie de retrouver notre épouse et le mirage de plaisirs inédits.
Je me souvins alors de cet autre homme que j’avais surpris à sa fenêtre, se branlant lui aussi au spectacle de la femme aux cheveux courts. Les uns comme les autres, il n’avait pas été très difficile de nous hameçonner. Et pour ceux qui n’avaient pas de penchant voyeur, la vieille rumeur remise au goût du jour avait suffi à piquer leur imaginaire. Jusqu’à ce que leur propre femme vienne à son tour à s’évanouir.
Au fond, ceux qui étaient allés trouver les flics – les maris des « huit de Nancy », telles que les désignaient désormais les médias nationaux – étaient probablement les moins frustrés d’entre nous. Contrairement à moi, et à tous ces pauvres gars croisés en bas, ils ne s’étaient pas fait tout un film, et voulaient juste qu’on leur ramène leur conjointe.
Je ne sais pas si ceux-là, fidèles, loyaux et vertueux, méritaient plus leur femme que nous – nous qui avions succombé aux on-dit et aux sirènes de la plantureuse lingère – mais il me semblait que le martyre qu’ils enduraient, celui de l’angoisse et de l’attente, n’était pas justifié. Tandis que nous baisions les sexes assoiffés de leurs femmes sans visage, ils se morfondaient, ignorants et éplorés.
— Police nationale, j’écoute ?
— Oui, bonjour, j’aimerais parler au capitaine Allouani.
— C’est à quel sujet ?
— C’est personnel, je suis un ami.
— Elle est en congé jusqu’à la fin de la semaine. Je ne peux que vous conseiller de l’appeler sur son portable, si vous avez le numéro.
Je n’en demandais pas plus. Cinq minutes plus tard, maintenant certain de ne pas tomber nez à nez avec elle, je me présentai à l’accueil du commissariat. Il n’était pas possible qu’ils soient tous complices. Maryam devait être la seule à couvrir les activités secrètes de Valérie. D’ailleurs, un rapide coup d’œil sur le trombinoscope affiché dans le hall d’accueil me confirma qu’elle était la seule femme gradée dans tout le poste.
— J’aimerais voir un responsable.
— Pour quel motif, monsieur ?
— Je pense avoir des informations importantes à propos des huit disparues.
— Ah… En principe, c’est le capitaine Allouani qui suit l’affaire… Et elle n’est pas là, aujourd’hui.
— C’est vraiment urgent… La vie de plusieurs hommes est en jeu, je dramatisai à dessein la situation.
— Plusieurs hommes ? Le flic en uniforme parut déstabilisé. Mais ce sont des femmes qui…
— Je vous en prie…
Le collègue de Maryam, un grand blond mou, au teint grisâtre, légèrement bedonnant, écouta tout mon récit avec une attention presque surprenante. Derrière lui, je reconnus le portrait des « huit de Nancy ». Parmi les deux nouvelles, celles qui s’étaient ajoutées à la liste durant mes absences, je fus saisi par l’apparence de celle de gauche, une jeune femme brune et diaphane, dans le dos de laquelle on devinait une natte très longue. Je n’en avais aucune preuve, bien sûr, mais j’étais sûr qu’il s’agissait de l’initiée qui s’était fait doucher de sperme en public. Et sous mes yeux.
Je m’attendais à ce que le flic nonchalant s’esclaffe ou qu’il opine du chef comme on le fait avec les fous et les mythos, dans le but de ne surtout pas les contrarier, mais non, il notait chaque détail avec application, remplissant le P.-V. à toute allure, ses doigts courant sur le clavier de son antique PC. Il me fit lui répéter en particulier mes appels de la matinée aux fameuses « disparues ». Que les femmes recherchées dans toute la région fussent tranquillement rentrées chez elle, comme si de rien n’était, était pour lui une source d’ébahissement, mais aussi, je le voyais bien, une petite blessure dans son orgueil et ses préjugés de flic. Femme volatilisée = rapt, généralement assorti d’un viol et d’un meurtre. Ou alors, quand il s’agissait d’une disparition volontaire, la coupable revenait d’habitude dans les deux jours, telle la Pomponette de Pagnol.
Évidemment, j’oblitérai soigneusement les scènes ou les épisodes qui me mettaient directement en
cause, moi et la sorte de plaisir que j’avais pu prendre en ces lieux. Sans forcer pour autant le trait, je décrivis l’endroit comme une sorte de prison pour hommes tenue par des matonnes peu amènes, où les brimades prenaient la forme de sévices sexuels. Je lui pariai même de la photo de sexe tranché dans ma boîte aux lettres, ces méthodes quasi mafieuses qu’employait cette communauté d’amazones. Étant entendu que je ne pouvais pas impliquer sa consœur ; toute mon histoire serait alors tombée comme château de cartes.
— Je ne comprends pas pourquoi vous y êtes retourné seul, qui plus est après avoir reçu des menaces… Pourquoi vous n’êtes pas venu nous raconter tout ça, à ce moment-là ?
— Je ne sais pas…, mentis-je.
Comme je restais interdit, il se fit plus insistant :
— Et vous… vous estimez que vous avez été violé ? me demanda-t-il tout à trac, après un long quart d’heure d’écoute.
Silence embarrassé, d’un côté du bureau métallique comme de l’autre. Il ne devait pas poser ce genre de questions bien souvent à un homme. Il reprit néanmoins :
— Vous savez, si je n’ai pas un motif de plainte valable de la part de la personne qui dépose – vous, en l’occurrence –, je ne pourrai rien faire… Je ne vous demande pas non plus d’inventer ça de toutes pièces, hein… Juste de me dire les choses telles que vous les avez ressenties.
C’était une bonne question. Pouvais-je considérer ce que Maryam m’avait infligé comme un rapport abusif ? Et les jeux de ma « marraine » et de ses
petites copines sexagénaires, qui se mettaient à quatre ou cinq sur un type enchaîné, à l’heure où leurs congénères en étaient plutôt au scrabble ou au thé citron, que fallait-il en penser ? Viol ? Pas viol ? Orgasmes consentis ou extorqués ? Rien n’était bien clair en la matière, je le savais, et encore moins pour un homme. La frontière entre contrainte et plaisir, coercition et consentement, était non seulement floue, elle était aussi très mouvante. D’un instant à l’autre, tout pouvait bouger. Les femmes violées étaient honteuses, et toujours un peu suspectes. Les hommes violés, tant dans les statistiques que dans l’opinion publique, n’existaient tout simplement pas. Ils erraient comme des spectres, aux limites de l’entendement, du ridicule et de la morale.
Ce qui était certain, en revanche, c’est que tous les hommes présents dans la cité des femmes de Valérie s’étaient rendus là de leur plein gré. Aucun n’avait été séquestré. Tous étaient tombés dans ce piège en forme de promesse avec au moins autant d’envie que de préventions. Et, comme j’avais pu moi-même l’éprouver à deux reprises, chacun était en mesure de s’échapper à tout instant. Les dispositions répressives, colliers de cuir, licols et caméras, tout cela n’était là que pour apporter un peu de tension érotique à nos conditions de vie. Appelons ça des éléments de décor. Rien de plus méchant, en somme.
Retournant tout cela, j’en vins presque à regretter ma démarche. N’étais-je pas en train de casser la machine à fantasmes qui me tenait en éveil, vibrant et bandant, plus vivant que jamais, et ce depuis des semaines ? Même les petites soirées échangistes du
Dahlia noir paraissaient bien ternes au regard de ce que nous avions vécu sous terre les uns les autres. Les deux ou trois maris sans nouvelles de leur femme valaient-ils qu’on sacrifie par ailleurs la félicité, même trouble, même subie, de dizaines d’hommes et de femmes qui, grâce à Valérie et ses sbires, renouaient avec la part sauvage d’eux-mêmes, si longtemps étouffée ?
— Alors… Je mentionne un viol, oui ou non ?
À voir l’expression soudainement si décidée du blond lymphatique, je compris qu’il était trop tard pour faire machine arrière. Il ne me lâcherait pas si facilement. Il devait être persuadé de tenir un « gros morceau », et s’en léchait par avance ses babines de fonctionnaire, envisageant déjà l’avancement avec délectation.
Cyprie ne me pardonnerait sans doute jamais d’avoir défloré aussi bêtement notre beau mystère.