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VIVRE AVEC UN SQUELETTE SANS OS
Pour l’halluciné, tout est hallucination. Quand Artaud s’en va à cheval chez les Indiens tarahumaras du Mexique, il emporte avec lui ses songes et ses angoisses, ses souffrances et ses peurs, ses tourments et ses supplices, ses effrois et ses obsessions. Tout cela symphonise un maelström de grincements et de grimaces, de rires sardoniques et de hululements, de cris de bêtes et de sifflements de serpents à plumes, le tout laissant Artaud sourd et exsangue, épuisé et mentalement en loques.
Sur cette terre où les civilisations précolombiennes sorties de la terre des morts nous regardent avec des têtes de monstres aux gueules débordant de crocs, avec des cimiers qui paraissent extraterrestres, avec des yeux de jade éteints, avec des demi-têtes, l’une morte, l’autre vive, avec des pattes griffues comme celles d’un jaguar géant, avec des têtes humaines sortant de grands becs d’oiseau de proie ou de serpent géant, l’halluciné peut se contenter du réel : il s’avère dès le premier regard hallucinant.
Dans le Mexique moderne, l’oreille fine et affûtée entend toujours l’écho du vacarme des sacrifices aztèques : des cérémonies pouvaient s’achever sur le cimetière fumant de plusieurs milliers de morts ; les prisonniers de guerre étaient égorgés avec les lames de pierre noire sur lesquelles le pourpre du sang brillait sous le soleil au zénith ; l’obsidienne tombait comme la foudre sur les thorax fendus avec la force nécessaire pour écorcher un bœuf ; le sang coulait comme une source rouge qui devenait vite noire et cailloteuse ; les côtes arrachées libéraient l’accès au cœur que la main sacrée cueillait comme une fleur du mal ; les enfants n’échappaient pas au carnage ; les vierges accompagnaient ces corps qui périssaient en ignorant les frissons que peuvent donner les chairs aimées ; le prêtre levait le muscle saignant et tremblant vers le soleil, puis il le mangeait cru ; le même, ou son semblable, découpait la peau du visage qu’il décollait pour la poser sur son propre visage ; la face sanguinolente et morte ainsi copiée sur la face sacrée vivante, c’est le reste de la peau du sacrifié qui était aussi découpé ; sous ce visage emprunté et ce vêtement de chair vive, l’officiant communiait avec la mort qui était la vie – ou avec la vie qui était la mort.
Au Mexique, la mort éclate de rire, le squelette danse, le crâne se décroche la mâchoire, la gardienne des enfers tout en os porte un large chapeau piqué de plumes d’autruches tremblantes, les orbites sertissent de blanches pierres rondes sur lesquelles sont fixées de grosses pupilles noires qui fixent comme un cobra l’oiseau qu’il va gober. Puisque la mort vit et que la mort ne meurt pas, c’est la preuve que la vie vit.
Ici, le catholicisme est païen, il sent le haricot bouilli et la galette de maïs, il brûle comme la tequila ou le mezcal, il fond dans la bouche comme un guacamole épicé, il craque sous la dent comme une poignée de sauterelles grillées et poivrées, il devient une hostie pâteuse avec les œufs de fourmis ou avec le ver libérant son jus blanc dans la bouche.
Au détour d’une rue, peut-être non loin des bordels où Artaud logeait quand il vivait à Mexico, un squelette nous rit au nez, un crâne nous regarde fixement de ses grands yeux ronds, pendant qu’un pantin à l’œil mort tourne mécaniquement la manivelle de son limonaire.
Je découvre cette mégapole en marchant sous la pluie violette des jacarandas. À Argentan et à Caen, c’est l’heure de la pluie rose des prunus. Le vent tiède secoue ces flamboyants lilas qui ondulent comme animés par une musique douce. Dans la ville, ces taches mauves comme des touches épiscopales répondent aux couleurs des façades peintes : bleues, roses, jaunes, vertes.
Les visages des femmes qui vendent des babioles, des hommes qui marchent dans la rue, des enfants qui courent après le vent, des jeunes qui lavent les pare-brise, des vieux qui échangent les churros huileux pour quelques pesos, rappellent ceux qui, en terre cuite ou sculptés dans le basalte, en mosaïque de pierres précieuses ou en céramique, portent la mémoire de leurs ancêtres.
Je suis venu pour lire sur place Les Tarahumaras d’Artaud que j’avais découvert adolescent. C’était l’époque où l’auteur de L’anarchiste couronné était à la mode pour de mauvais prétextes. La raison occidentale s’effondrait alors sous les coups de boutoir d’avant-gardes qui n’en pouvaient plus de Descartes et lui préféraient les fous, les schizophrènes, les aliénés, les déments, les hermaphrodites, les violeurs, les drogués, les criminels, les assassins, les parricides, les matricides.
En ces temps-là, on demandait à Sade et à Pierre Rivière, à Gilles de Rais et à Lacenaire, à Hölderlin et à Nietzsche, à Sacher-Masoch et à Bataille, à Herculine Barbin et à Jean-Pierre Brisset, à Charles Fourier et à Raymond Roussel, à Lautréamont et à Nerval, de fournir des armes de destruction massive contre la raison pure, la rationalité, la logique, la démonstration. Le général de Gaulle était alors un fasciste, et la « pensée-Mao » un levier pour faire pencher le monde vers la liberté – avant que, pris de vertige, il ne s’abîme dans le néant…
Artaud mérite non pas qu’on le relise mais qu’on le lise vraiment. Il n’est pas un prétexte, une béquille, un cadavre utile à la ventriloquie d’une époque, mais un chamane, un artiste, un poète, un voyant, un frère en Rimbaud qui cherchait son Abyssinie et croyait l’avoir trouvée au Mexique. Je suis parti sur ses traces pour voir, en sachant qu’il n’y avait rien d’autre à voir que ce qu’on imagine.
Artaud arrive au Mexique dans un état psychique, donc physique, déplorable. On sait peu que « le corps sans organes » hébergé dans L’Anti- Œdipe de Deleuze et Guattari, un livre rarement lu et très souvent cité, est en fait une expression d’Antonin Artaud.
Chez le professeur de l’université de Vincennes pour lequel, dixit Qu’est-ce que la philosophie ?, le philosophe est d’abord un créateur de concepts, autrement dit un autiste incapable de faire vibrer et vivre la langue autrement qu’avec une flopée de néologismes, ce corps sans organes devient un « CsO ». Il y a loin de la chair tragique de l’artiste perdu chez les Tarahumaras à cet acronyme qui semble tout droit sorti de la table des éléments de Mendeleïev ! La même distance qu’entre l’air respiré à pleins poumons à la pointe du Raz et la formule sèche « O2 »…
Quand, jeune lecteur de L’Anti-Œdipe, je demandais à l’un de mes professeurs à l’université de Caen ce que signifiait vraiment « corps sans organes », lui qui avait été marxiste-léniniste tendance Mao, puis converti à la Loi du père tendance Lacan en moins d’un trimestre, avant de devenir catholique tendance saint Paul, ce qu’il est encore aujourd’hui, lui, donc, était parti dans de longues explications. Comme l’obscur s’ajoutait à l’obscur et que tant de fumées ne répondaient pas à ma question, je l’ai reposée avant de m’entendre dire, grand moment de mes années de formation, qu’« en fait, il ne comprenait pas très bien ce que cela voulait vraiment dire »… Dont acte !
Demandons alors au Vocabulaire de Gilles Deleuze des professeurs Robert Sasso et Arnaud Villani, un fort volume qui définit les fameux néologismes, ce que signifie cette expression : « Limite de déterritorialisation du corps schizophrénique, conçu pour faire pièce au corps morcelé et aux mauvais objets partiels, il fonctionne plus généralement comme surface virtuelle et lisse, indissociable des flux qui la parcourent et s’y intersectent. » Oui, oui, bien, bon, entendu. Mais encore ? Cinq pages du même tonneau suivent.
Artaud parle quant à lui de son corps, de son propre corps, de sa chair souffrante, de sa chair de malade qui, lui, ne fait pas de la maladie le nouveau paradigme, mais qui vit dans l’intimité de son être cette perpétuelle souffrance psychique. Ce qui se trouve nommé « schizophrénie » n’est pas pour lui un objet d’analyse qui permet des jongleries avec force néologismes, mais une épreuve, une épreuve quotidienne qui nourrit non pas une œuvre de professeur, mais une œuvre d’artiste, de poète ; elle n’est pas un sujet de séminaire, un thème de colloque, mais un cri de douleur.
Qu’on se souvienne de la conférence donnée par Artaud au Vieux-Colombier le 13 janvier 1947, devant le Tout-Paris, dont Breton et Camus, Audiberti et Gide. Artaud s’expose comme une œuvre d’art contemporain ; il parle, lit, susurre, vocifère, il crie, hurle ; il enchaîne les onomatopées qui pourraient être bruits d’insectes ou vols de mouches, perforations de rongeurs ou chants d’oiseaux horrifiés, hurlements de torturé ou gémissements d’agonisant, vagissements d’un enfant qui naît ou dernier souffle d’un mourant qui expire ; il fait tomber ses feuilles, il perd ses lunettes, il se met à genoux, il cherche à ramasser ses notes comme il tente en vain, depuis des années, de ramasser les organes de son corps pour disposer de ce à quoi il aspire, lui : un corps avec des organes dans un organisme qui ne le mettrait pas au supplice. Il ne fait pas du « CsO » une aspiration de dandy mais une aspiration existentielle.
Lisons « Pour en finir avec le jugement de dieu », un poème radiophonique (censuré, nous sommes en 1947) dans lequel Artaud propose de passer à un autre homme. Comment ?
– En le faisant passer une fois de plus mais la dernière sur la table d’autopsie pour lui refaire son anatomie.
Je dis, pour lui refaire son anatomie.
L’homme est malade parce qu’il est mal construit.
Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter
cet animalcule qui le démange mortellement,
dieu,
et avec dieu,
ses organes.
Car liez-moi si vous le voulez,
mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe.
Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes,
alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes
et rendu à sa véritable liberté.
Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers
comme dans le délire des bals musette
et cet envers sera son véritable endroit.
Voilà le poème nietzschéen d’un homme qui pense avec ses souffrances, qui nourrit son œuvre avec le sang et la lymphe de sa vie. Il faut moins lire : L’homme est malade parce qu’il est mal construit que : « Je suis malade parce que je suis mal construit » ; non pas : Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, mais : « Il faut se décider à me mettre à nu pour me gratter cet animalcule qui me démange mortellement », non pas : Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté, mais : « Lorsque vous m’aurez fait un corps sans organes, alors vous m’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à ma véritable liberté » ; non pas : Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit, mais : « Alors vous me réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera mon véritable endroit. »
Artaud ne veut pas un autre homme, dans l’absolu, mais, dans le relatif, il se voudrait un autre homme. Il envisage le Mexique en général, et la visite aux Indiens tarahumaras en particulier, comme une opération de chirurgie psychique destinée à lui conférer une nouvelle anatomie : un corps avec des organes qui ne le feraient pas souffrir. Non pas un corps sans organes : mais des organes dans un organisme lavé de ce qui l’aura pollué — Dieu, le christianisme, la société, la famille…
Ce texte d’Artaud (nullement mentionné dans Le vocabulaire de Gilles Deleuze…) n’est pas une invitation kantienne à universaliser sa maxime, ce que, prisonniers de la galerie des glaces philosophiques, pensent nombre de thuriféraires d’Artaud, mais un cri solitaire lancé dans un désert – comme celui du Mexique calciné par le soleil, mortel par le crotale, dangereux par le scorpion, inhospitalier par le cactus, mais salvateur par sa racine dont coule le peyotl, telle l’eau d’une fontaine lustrale.
En juin 1935, les communistes invitent Artaud au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. L’invitation lui parvient trop tard, mais il écrit à propos des organiseurs : « Le sens de la fatalité historique, la connaissance du retour de certains cycles, et des catastrophes où des formes de la vie et de la pensée disparaissent, font partie d’une hautaine culture à laquelle n’ont pas songé les organisateurs de ce congrès. »
On ne peut être plus clairement contre les lois du matérialisme dialectique, contre la parousie de la réalisation de l’Humanité réconciliée avec elle-même, contre la lecture linéaire et progressiste de l’Histoire, contre la lecture mécaniciste de la réalité, contre la vulgate selon laquelle les masses feraient l’histoire. Artaud avance avec les catégories de fatalité, de cycles, de décadence, de haute culture et se démarque des fadaises marxistes- léninistes qui fascinent les intellectuels de son temps. Il relève de ce que, n’en déplaise à certains néostaliniens du jour qui contestent la validité du lignage, je nomme le nietzschéisme de gauche.
Artaud ne lit pas Le Capital, mais le Popol-Vuh, le grand Livre du Conseil rédigé en quiché, la langue des Mayas, un texte qui consigne la spiritualité guatémaltèque à l’origine de celle de l’Amérique centrale ; Artaud ne lit pas le Lénine de Que faire ? ou le Trotski de La Révolution permanente, mais des ouvrages sur le passé du Mexique précolombien.
Notre homme a le projet de trouver au Mexique matière à mobiliser le pays de l’aigle et du serpent en faveur de sa culture primitive, afin qu’il devienne une avant-garde spirituelle et métaphysique susceptible d’être opposée à une Europe décadente. Pour ce faire, il sollicite le ministère des Affaires étrangères du Front populaire, qui refuse de le soutenir et de le financer. Il obtient toutefois du ministère de l’Instruction publique un « consentement implicite » mais sans aucune subvention. L’État sait toujours se montrer clairvoyant du vivant de ses grands hommes…
En revanche, l’Alliance française délivre des lettres de recommandation qui lui permettront de donner des conférences dans la capitale et de rédiger des articles pour la presse mexicaine — ce qui constituera sa seule source de revenu.
Antonin Artaud arrive au Mexique en 1936. Il a en tête le projet d’écrire une tragédie sur Moctezuma, le nom d’un empereur aztèque au pouvoir lorsque arrivent les Espagnols, qui est aussi celui d’un dieu précolombien. Il envisage également un long-métrage sur la conquête du Mexique qui a ravagé la civilisation autochtone. Il pense le scénario en appui au premier spectacle du théâtre de la cruauté, l’autre grand concept d’Artaud.
À quarante ans, Artaud se drogue depuis longtemps. Il a bien essayé, avant son départ au Mexique, de se désintoxiquer des produits opiacés, du laudanum, qu’il prend depuis longtemps, mais en vain. Rappelons qu’Artaud est terrassé par une méningite quand il a cinq ans et qu’il connaît très tôt, l’année de son bac, un effondrement psychique dont il ne se remettra pas.
Il se drogue, mais on le drogue aussi depuis des années : des centaines d’injections de Quinby en séries de quinze ou vingt piqûres bihebdomadaires, de l’hectine, du galyl, du cyanure de mercure, du biiodure de mercure, du novarsénobenzol qui sont autant d’antisyphilitiques contenant de l’arsenic.
Toute cette médication produit des effets secondaires : paralysies temporaires, en particulier du visage, inflammation des nerfs, abcès sous et sur la peau, troubles gastriques, décalcification des dents. Artaud a la bouche noire à cause du traitement au laudanum qu’il prend pour éviter les souffrances.
Il va de clinique en hôpital, de maison de santé en établissement thermal, d’hôpital psychiatrique en lieu de convalescence. Il est entouré d’infirmiers, de médecins, de soignants. L’odeur de l’éther l’accompagne partout. Il vient de passer la vingtaine.
Nul besoin, comme souvent avec les philosophes français de la déconstruction, de chercher des raisons magiques à cette folie. La psychanalyste Élisabeth Roudinesco explique celle de Théroigne de Méricourt en extravaguant une hypothétique réponse donnée par son inconscient après qu’il eut constaté que la Révolution française s’était enfoncée sur un chemin sanglant – ainsi, quand la pauvresse mange ses matières fécales en prison, elle procède à « une dévoration cannibalique de l’idéal (révolutionnaire) perdu » ; le jésuite Paul Valadier fait de la folie de Nietzsche la conséquence de son tutoiement insolent de Dieu, suivi par l’annonce de sa mort, une audace ayant fait exploser sa psyché à Turin — Dieu qui est amour sait se venger quand il le faut.
Mais tous oublient ce qui réunit Théroigne de Méricourt, Nietzsche et Artaud dans leur folie : la syphilis. Comme Thérèse de Lisieux, également fille de syphilitique, Artaud est d’abord un enfant infecté par le virus transmis par son père. Le tréponème met à genoux pendant toute leur vie ceux qu’il contamine.
Artaud est d’abord un fils de malade, et sa propre maladie, impossible à soigner, sera aggravée par quarante-six électrochocs infligés entre 1943 et 1946 à l’asile de Rodez. Comme nombre de thérapies qui soignent, ou prétendent soigner ici en tuant là, ailleurs, celle-ci finit par jeter le corps à terre.
La syntaxe d’Artaud se défait en même temps que l’électricité décompose son corps — un corps, alors, hélas pour lui, avec organes. Il entre en glossolalie comme d’autres en religion, frappé par la foudre, et les décadents admirent cette pathologie comme si elle était un langage des dieux alors qu’elle est la preuve de la décomposition d’une langue, celle d’un artiste de haute volée, par les chocs. Autant faire du chancre produit par le cancer sur un visage un signe du génie !