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L’antidote mexicain

LA FORCE QUI DORT DANS LA TERRE

À la question « Pourquoi le Mexique ? », Artaud répond clairement : « Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne, issue de sept ou huit siècles de culture bourgeoise, et par haine de cette civilisation et de cette culture. »

Or, il faut interroger cette haine : est-elle vraiment haine de la civilisation européenne, ou haine de ce qui, dans sa vie, a rendu possible ce corps souffrant et douloureux qu’il porte avec lui comme le Christ sa croix en chemin vers le Golgotha ?

Dès lors, s’il cherche à fuir une civilisation mais qu’il la porte au creux de sa chair meurtrie, il est bien évident qu’il ne fuira rien du tout et qu’il trouvera sa souffrance à chaque coin de rue, dans chacun des lits sur lesquels il allongera sa chair qui est sa plaie et son âme qui est sa chair.

Quand il arrive au Mexique, Artaud n’a pas d’argent. Il attend tout de cette terre qu’il envisage comme un eldorado existentiel. Est-il malade en France ? Alors il sera sauvé et guéri au Mexique. Paris lui pèse, Mexico le lavera des vomissures. Ce voyage est un pari. Il veut que les Aztèques et les Toltèques, les Mayas et les Mixtèques versent leurs grands seaux de sang sur son corps désarticulé, démembré, défait, découpé, débité en tranches à vif. Il croit qu’ainsi ondoyé il recouvrera la santé.

On dit qu’Artaud a passé huit mois à Mexico ; qu’il a séjourné un mois dans la Sierra Tarahumara ; que, là-bas, il a été initié au peyotl. Bien. Mais il n’existe aucune photo de lui au Mexique ; les manuscrits des textes qu’il a écrits sur place ont été perdus. On finirait par croire qu’il n’a jamais fait ce voyage, qu’il l’a rêvé, inventé, qu’il s’agit en fait d’un récit fantastique conçu dans sa cellule à Rodez, entre deux électrochocs…

D’aucuns, avant moi, ont effectué le voyage sur les traces d’Artaud. Ils venaient chargés d’un savoir livresque sur ce voyage. Ils ont questionné des gens de façon singulière : vous souvenez-vous d’avoir vu Antonin Artaud ? Avez-vous accompagné Antonin Artaud dans la Sierra ? Connaissez-vous quelqu’un qui aura vu, rencontré, croisé ou connu Artaud lors de son séjour au Mexique ? Voici une photo d’Artaud, est-ce que cela vous dit quelque chose ?

Dès lors, volonté de bien faire, désir de faire plaisir, activation de la machine à fantasmer, voire perspectives sonnantes et trébuchantes à monnayer des souvenirs inventés auprès de riches européens, tels ou tels présentés comme témoins se sont mis à rapporter ce qu’on leur aura raconté…

Arrivé de nuit à Norogachi après un vol intérieur en avion jusqu’à Chihuahua, un voyage en voiture, des arrêts dans des restaurants pour y mastiquer de l’agneau bouilli et fortement pimenté, ou des boutiques dans lesquelles pendaient de longues et larges peaux de serpent accrochées au mur, des rues écrasées par le soleil dans lesquelles passait un homme à la démarche chaloupée portant un colt à la ceinture, je ne vis que les chiens galeux et noirs qui sortaient de l’obscurité pour accompagner le véhicule en aboyant.

Le logement sommaire, dans une petite maison de fortune, se faisait chez une famille dont le grand-père, m’avait-on dit, avait été le guide d’Artaud. Le soir même, je souhaitais le rencontrer. Il nous accueillit avec un large chapeau qui couvrait un visage moustachu taillé à la serpe et tanné par le soleil. Il avait de belles mains de paysan : larges, massives, en cuir. On sentait que, quand il serrait la main, il tenait le monde en lui, la sagesse du travailleur qui sait contenir dans sa paume la promesse d’un champ de blé avec juste quelques graines. Sa femme, silencieuse, visage buriné elle aussi, mains de travailleuse également, était assise au second plan, comme une petite fille sage dans l’école de son enfance. Elle ne disait rien ; elle n’a rien dit ; elle n’aura rien dit.

La maison était sobrement décorée : de petits objets simples et peu coûteux, des photos de famille, ancêtres, enfants et petits-enfants. La lumière était pâle et froide. On entendait le tic-tac d’une pendule. Artaud aurait pu surgir de la nuit et entrer simplement dans la maison tant on avait l’impression que sa venue datait d’hier. Son arrivée n’aurait étonné personne.

En guise de souvenirs, je constatais bien vite qu’il n’y avait que les articles découpés dans la presse et qui avaient été rédigés d’après les dires des Occidentaux venus faire le pèlerinage. On venait entendre d’un témoin direct ce qu’il savait d’Artaud et il régurgitait ce que les voyageurs avaient appris aux autochtones par leurs questions.

Dans un petit cahier, le grand-père avait noté quelques informations sur Artaud : sa taille, la forme de son visage, la verrue qui s’y trouvait, la couleur de ses yeux, celle de ses cheveux. En fait, il avait recopié ces informations sur un journal qui avait publié la carte d’identité de l’écrivain…

Parfois, la confusion était plus manifeste encore ; on a dû lui dire qu’Artaud avait passé huit mois à Mexico et un seul avec les Tarahumaras, mais l’information passée à la moulinette mentale donnait une autre version : Artaud était en effet venu et il avait d’ailleurs passé six mois avec les Indiens…

Pas de photos d’Artaud, bien sûr. Mais une du vieil homme aujourd’hui décédé qui avait, se disait-il, été le guide de l’auteur de L’anarchiste couronné dans la Sierra. L’avait-il même jamais été puisque après transmission ses enfants et petits-enfants avaient transformé ce voyage d’un mois en séjour de huit mois. Peut-on à ce point se tromper qu’on multiplie par huit le temps d’un séjour ? Toutes les hypothèses étaient possibles, qui allaient d’une réelle invention à une inévitable transformation.

Les huit heures du décalage horaire me réveillent tôt. Il faut mettre du bois dans un petit poêle pour chauffer l’eau qui va servir à la douche. Les bûchettes crépitent et des flammes bachelardiennes lèchent le cul du réservoir. Les draps et les couvertures sont humides. Je sors de la chambre où la nuit fut froide pour découvrir le paysage que l’obscurité m’avait caché.

Lumière et bruits de matin du monde : des chiens qui aboient dans la vallée et se répondent ; des coqs et des poules qui font de même. Le soleil est encore froid et blanc, mais il irradie comme après une explosion de planète dans le Système solaire. Norogachi est au fond de la Sierra et, tout autour de soi, se lèvent les montagnes. Elles font un cirque naturel dans lequel tournoient les chants d’oiseaux, les cris de coqs et le jappement des chiens, parfois des voix humaines aussi, autant de mélodies dont le contrepoint produit une symphonie païenne envoûtante.

Je suis perché sur un monticule de terre ; on me dit qu’Artaud avait dormi derrière la petite maison que j’occupais. Il aurait en effet été trop imprudent d’essayer de me faire croire que le chauffage, sommaire bien que contemporain, ou contemporain bien que sommaire, ait réchauffé en son temps le corps sans organes d’Artaud, ou que la faïence récente des sanitaires ait accueilli la matière dont le poète fit l’abondant usage littéraire que l’on sait…

Après le petit déjeuner, je découvris que les descendants du guide présumé possédaient une revue intitulée Corto Maltese ; elle était datée de novembre 1985. On y trouve un excellent article de François Gaudry intitulé « Sur les traces d’Antonin Artaud ». Neuf pages avec dix-huit photos. La première page reproduit le document administratif du service de l’immigration, trouvé par le supposé guide, avec les détails recopiés par ses soins : la taille d’1,72 mètre, la couleur blanche de la peau, le bleu des yeux, la bouche moyenne, le nez droit, les sourcils marron, la constitution mince, puis, en signe particulier, une verrue sur le front. On pouvait aussi y lire son âge : trente-neuf ans, sa profession : écrivain et acteur dramatique, sa nationalité : française, son lieu de naissance : Marseille, sa religion : aucune. Une photo de face, une photo de profil. La preuve était quasiment donnée que la parentèle du guide-qui-avait-accompagné-Artaud pendant les huit mois qu’ont duré ses trente jours avait bien lu l’article. Je sus que je n’en apprendrais pas plus et qu’il n’y avait aucun intérêt à en demander davantage.



Dès lors, ce qu’il fallait savoir sur Artaud était moins chez ceux qui disaient l’avoir vu, puis chez ceux qui dirent ensuite que leur père puis leur grand-père l’avaient vu, que dans les traces effectivement laissées par l’écrivain lui-même. Et, pour le coup, le long article de François Gaudry faisait l’affaire.

Car François Gaudry a remué des tonnes de papier et d’archives, dans les ministères qui ont préparé et suivi son voyage, dans les journaux qui ont rendu compte de ses conférences ou de ses interventions ou qui ont publié ses articles, dans les instituts où il a pris la parole ; il a lu des lettres, consulté des dossiers, visionné des microfilms ; il a téléphoné à quantité de gens qui l’ont rencontré ou qui ont rencontré des gens qui l’ont rencontré.

Il a donc côtoyé des témoins qui n’ont pas été ceux du voyage chez les Tarahumaras, mais ceux de la descente aux enfers d’Artaud. Quand il arrive au Mexique, il se drogue ; il lui faut donc trouver sa marchandise et fréquenter les lieux interlopes.

Elías Nandino, médecin, a connu Artaud. Il lui a été présenté par Peppe Ferrel, un homosexuel habitué des bagarres et qui avait traduit Rimbaud… Il raconte.

Quand il le voit pour la première fois, Artaud est en manque ; il semble un vieillard que la maladie et la drogue ont vieilli avant l’heure ; il mange ses lèvres et ses joues dans un mouvement compulsif ; il ressemblait, dit-il, à « un chien enragé » ; il avale un flacon entier de laudanum alors que le médecin lui a prescrit seulement vingt gouttes ; puis il disparaît dans la nature et ne réapparaît pas avant plusieurs semaines.

Quand Artaud vient l’appeler sous ses fenêtres, en pleine nuit, Nandino part avec lui en direction d’un quartier chaud rempli de drogués et de prostituées, de truands et d’assassins. Artaud lui demande de sauver un ami en train de mourir ; il ne se pose donc pas de questions ; il n’en pose pas non plus ; il part. Puis il arrive dans le quartier mal famé.

Artaud et lui entrent dans une boutique de cordonnier ; en pleine nuit, l’artisan travaille, il a, dit-il, des commandes en retard ; il laisse ses chaussures, se lève et fait pivoter une étagère qui découvre un passage secret ; tous les trois descendent un escalier obscur éclairé d’une simple bougie ; ils arrivent dans une petite cave sombre : c’est une fumerie d’opium.

Des hommes sont couchés à même le sol ; ils tirent sur leurs pipes ; on ne sait combien sont là, tout entiers la proie de leurs cauchemars. Dans un coin râle un nain en manque. L’air est saturé de fumées âcres, de transpirations acides, de chairs grasses, d’âmes en décomposition. Artaud veut que son médecin sauve ce nain à l’agonie.

Elías Nandino ne sait pas qui est Artaud ; il sait juste qu’il doit sauver « un nain infect ! » dont il dit : « Il était affreux, on aurait dit un démon. » Son pouls est faible ; il s’en va vers le néant ; il obtient de quoi faire une injection dans un bras pourri par les piqûres. Il injecte le produit qui le sort pour une fois du bord des enfers où il se trouvait. Deux ou trois heures plus tard, le pouls repart. Le nain est sauvé. Artaud et lui quittent ce bouge ensemble. C’est plus tard que Nandino saura qui l’accompagnait en sortant de cette cave. Ecce homo !



Voici donc l’homme qui vient au Mexique et qui vit sous l’emprise de la drogue ; il n’a pas d’adresse fixe et ne loge pas dans un hôtel qu’on pourrait aujourd’hui visiter, non. Il est hébergé ici ou là, au petit bonheur la chance, chez des compagnons de boisson ou de fumerie, dans un bordel de la Colonia Roma ou dans des chambres prêtées par des prostituées ou partagées avec elles.

Que peut-il voir du Mexique, sinon ce qu’il en rêve ? Il va donc rêver un Mexique, déjà fantasmé, qui serait comme une médecine de cheval susceptible de guérir l’Occident épuisé ou comme un fortifiant solaire pour l’homme des caves qu’il est. Le Tibet aurait pu faire l’affaire, même s’il a déjà dit que l’Asie était décadente, mais ce sera le Mexique. Et, pour l’heure, le Mexique bénéficie chez lui d’une extraterritorialité ontologique. Car le Mexique fait aussi partie de l’Occident qu’il a également considéré comme décadent…

Une fois rentré, il écrira une lettre à Henri Parisot datée du 7 septembre 1945 et envoyée de Rodez. Il lui faut expliquer pourquoi il a ingurgité une quantité phénoménale d’hosties après avoir affirmé qu’il s’était converti au Christ. Il écrit donc : « Ce n’est pas Jésus-Christ que je suis allé chercher chez les Tarahumaras mais moi-même, moi, Mr Antonin Artaud né le 4 septembre 1896 à Marseille, 4, rue du Jardin des Plantes, d’un utérus où je n’avais que faire et dont je n’ai jamais rien eu à faire même avant, parce que ce n’est pas une façon de naître, que d’être copulé et masturbé neuf mois par la membrane, la membrane brillante qui dévore sans dents comme disent les Upanishads, et je sais que j’étais né autrement, de mes œuvres et non d’une mère, mais la MÈRE a voulu me prendre et vous avez vu le résultat dans ma vie. – Je ne suis né que de ma douleur. »

Ce que veut Artaud en allant au Mexique c’est naître par ses propres moyens ; donc en finir avec le sperme d’un père et l’utérus d’une mère pour ne procéder que de lui-même et de ses œuvres. Il envisage qu’au Mexique il existe un lieu qui pourrait être celui de sa véritable parturition et qu’il s’agit de la Sierra dans laquelle vivent encore, loin du monde et de la civilisation, les Tarahumaras.

Le Tibet aurait pu faire l’affaire, mais il est, dit-il, le lieu des morts ; le Mexique, pense-t-il, c’est le lieu des vivants. L’un et l’autre endroit sont, écrit-il, « les nœuds de la culture du monde ». Ce qui n’est pas une mince affirmation…

Décadence en Occident, sauf au Mexique ; décadence en Orient, sauf au Tibet ! Pour quelles raisons ? Inutile d’en chercher ailleurs que dans le performatif du poète : il a décrété qu’il en allait ainsi. Dans ces lieux on trouve ce qui a disparu partout ailleurs. Affaire d’intuition, de sentiment, de perception occulte, de magie.

Mais qu’est-ce qui a disparu ? Un rapport à la nature, une relation au monde, une liaison au cosmos qui permettaient de bien vivre, donc de bien mourir — sinon : de bien mourir, donc de bien vivre. Ainsi : « Dans les hiéroglyphes mayas, dans les vestiges de la culture toltèque, on peut encore découvrir les moyens du bien vivre ; de chasser le sommeil des organes, de maintenir les nerfs dans un état d’exaltation perpétuelle, c’est-à-dire complètement ouverts à la lumière immédiate, à l’eau, à la terre et au vent. »

Que nous apprend ce texte d’Artaud ? Que le sommeil est dans ses organes, que ses nerfs sont détendus, que sa vitalité est affaissée, qu’il est aveugle à la lumière immédiate et étranger ou imperméable aux éléments ; mais aussi qu’en effectuant un voyage dans le temps des Mayas et des Toltèques on trouve de quoi réparer les âmes, donc les corps — les corps, donc les âmes.

Ce que veut Artaud dans ce voyage, c’est trouver deux choses : d’abord, une nouvelle conception de la révolution qui corrigerait le marxisme par le surréalisme et le surréalisme par le marxisme, tout en étant très au-delà du marxisme qui méconnaît la conscience individuelle, et du surréalisme qui ignore la puissance de l’histoire ; ensuite, rien de moins qu’une nouvelle conception de l’Homme : « Je suis venu au Mexique chercher une nouvelle idée de l’homme », écrit-il dans Ce que je suis venu faire au Mexique.

La décadence européenne se soigne donc par l’antidote mexicain en général mais, plus particulièrement, par la quête de retour à l’âme indienne et aux leçons qu’elle est susceptible de nous donner. C’est la civilisation précolombienne, celle d’avant l’arrivée du chrétien Christophe Colomb donc, qui détient la clé d’une Renaissance de l’Occident. Le passé Aztèque ou Toltèque, voilà matière à travailler en faveur de l’avenir d’une Europe régénérée.

Artaud vient au Mexique pour rencontrer « les forces animiques de la nature » ; il veut toucher de l’âme « la force qui dort dans la terre » ; il souhaite fouler la latérite qui donne sa couleur à « la culture rouge » ; il aspire à rencontrer les chamanes de « l’ancienne culture solaire » ; il désire être initié à « une science perdue » ; il attend qu’on lui offre les portes « du vrai panthéisme ».

À l’évidence, ça n’est pas dans les bouges mexicains ou dans les bordels de l’ancienne Tenochtitlan, dans les caves toxiques des fumeries d’opium du quartier de la Colonia Roma ou dans les cafés interlopes des rues fréquentées par la pègre qu’il trouvera la réponse aux questions qu’il se pose.

Il a traversé l’Atlantique pour arriver au Mexique ; il traversera le Mexique vers le nord pour parvenir dans la Sierra, où vivent les Indiens tarahumaras loin du monde occidental et de sa toxicité. C’est près d’eux qu’il apprendra ce qui devrait d’abord le sauver, lui, avant de sauver ensuite l’Europe, donc le monde. Pour l’heure, Artaud part dans l’État de Chihuahua en direction des montagnes où se trouve une racine que l’on boit…