LÉONOR

Quand Lilas m’a laissé un message sur ma boîte vocale pour me dire qu’elle voulait me voir en urgence, j’ai pensé qu’il était arrivé un malheur. Étrange périphrase que ce malheur qui arrive et recouvre toujours le mot mort, trop brûlant, trop brutal. En l’occurrence, le possible malheur qui nous affecterait toutes deux ne pouvait concerner, me semblait-il, qu’Esther Prat. J’ai rappelé Lilas illico. Elle m’a rassurée, non, Esther était bien vivante. Elle avait retrouvé sa trace mais ne souhaitait pas me raconter comment. Cela n’avait aucune espèce d’importance. En revanche, elle avait eu un contact avec le psychiatre qui l’avait accueillie dans une clinique à Perpignan et qui la suivait depuis le suicide de sa sœur.

Lilas ne souhaitait pas citer ses sources et je respectais sa discrétion. Elle avait pu échanger avec le médecin qui s’occupait d’elle et en qui cette patiente avait toute confiance. Durant les années nombreuses où elle avait séjourné dans ladite clinique, entre le suicide de sa sœur et son départ pour Barcelone, il avait consigné le récit des rêves récurrents qui agitaient ses nuits. Cela composait un corpus modeste qu’il avait archivé et auquel elle lui avait demandé d’accéder à son retour dans le service où elle était désormais hébergée. Elle avait relu les feuillets dactylographiés, en avait sélectionné quelques-uns et avait demandé au psychiatre, le docteur Romain M., de les faire parvenir aux « deux infirmières du cabinet qui s’étaient occupées d’elle à Montpellier ». Elle excluait Joseph et Madeleine de cet envoi sans en donner la raison. C’est elle, Lilas, qui avait reçu les deux exemplaires des textes sélectionnés par Esther avec pour mission d’en garder un par-devers elle et de me confier l’autre.

Dans la lettre qui accompagnait l’envoi, le médecin exprimait quelques réticences sur le bien-fondé de cette démarche à laquelle il cédait pour satisfaire sa patiente. Il employait, disait Lilas qui ne partageait pas le contenu précis de la lettre, le terme « s’alléger ». Esther souhaitait s’alléger, poser ses bagages avant son dernier voyage.

La perspective d’avoir entre les mains ces sortes de confidences faites par effraction à un soignant, confidences d’autant plus intimes que non maîtrisées ou mal maîtrisées, que sont les récits de rêves, me bouleversait. Moi qui ai passé des mois à essayer de comprendre ce qui s’était joué dans cette famille, je n’étais plus du tout sûre d’avoir envie de l’apprendre même et surtout parce que c’était Esther qui fendait l’armure et livrait sa part de vérité et de douleur. Car si elle le faisait c’était bien parce qu’elle savait que désormais, il lui restait peu de temps à vivre. J’ai le sentiment de l’inaccompli, de l’inachevé. Cet envoi que je vais recevoir tout à l’heure des mains de Lilas va m’éclairer sans doute mais, j’en suis sûre, me laissera désemparée car je ne pourrai rien dire, rien ajouter, rien modifier, rien retrancher à la souffrance de cette femme avec laquelle les échanges ont été d’autant plus difficiles que nous savions l’une et l’autre que nos familles étaient liées. Son père et ma mère n’avaient-ils pas été enfants et adolescents ensemble, unis par mille souvenirs ? N’aurait-elle pas pu être ma sœur ? Sans doute le savait-elle, tout comme, au fond de ma conscience, je le savais aussi.

Mais nous faire l’offrande de fragments de sa vie déchirée, n’est-ce pas là une manière de nous tenir à l’écart ? Je suis de plus en plus persuadée que donner, quel que soit le don que l’on fait à l’autre, est une manière de l’éloigner, de le faire taire. Donner à lire, sans espoir d’échange, le récit de ses cauchemars est un don cruel, une fin de non-recevoir, un appel au silence car seul le silence peut répondre à l’expression d’une souffrance aussi profonde.

Enfant, je ne voulais jamais que les livres que ma mère me lisait finissent. Je pleurais et ne voulais pas connaître la fin, le plus souvent heureuse, des contes. Je n’aimais pas que la princesse épouse le prince charmant. Que l’on ouvre le ventre du loup pour en extraire la grand-mère et la petite fille qu’il avait avalées. J’aimais en revanche ce moment de doute et d’incertitude. Cendrillon pourra-t-elle essayer la pantoufle de vair que le Prince propose aux gentes demoiselles et peut-être pas aux souillons ? Et le loup qui a déjà dévoré la grand-mère, va-t-il sauter sur le tendre Chaperon rouge ? « Incertitude ô mes délices » La fin d’un conte, d’une histoire est un mur qui borne l’imagination.

C’est dans cet état d’esprit entre crainte de lire, envie de savoir, peur de ce que je vais apprendre que j’attends le passage de Lilas. Nous sommes convenues qu’elle déposerait les pages dans ma boîte aux lettres. Aucune envie de sa part ni de la mienne de bavarder autour de cet étrange épilogue.