LILAS

Encore une corvée ! Je comptais sur ces quelques jours de repos pour me remettre et j’ai dû reprendre le travail car Madeleine est souffrante. Rien de grave, une gastro qu’elle va soigner en trois jours, mais en attendant, c’est un peu Évelyne et beaucoup moi qui assurons ses tournées.

Il est des moments où les patients m’épuisent. Au fil des mois, je me sens envahie par leur désordre, leur laisser-aller domestique, la crasse et la poussière collante qui s’accumulent couche après couche dans leurs appartements mal aérés qui sentent le vieux, la soupe aux légumes et l’urine. Ce qui me saute aux yeux – je devrais dire nous saute aux yeux car ces remarques, nous les faisons tous – c’est leur négligence qui est une forme de renoncement. Chez la plupart de ces malades, le désir de plaire, de séduire s’est évanoui. Plus personne ne les regarde avec amour, plus personne ne les touche, alors à quoi bon se donner du mal pour aller chez le coiffeur, pour ranger les étagères, trier les médicaments, les pansements. Tout est là, étalé dans l’espace, qu’il soit grand ou minuscule, peu importe. Les objets des soins débordent en tous sens comme déborde sans doute leur sentiment de n’être plus rien pour personne.

Mais, comme m’en avait avertie Madeleine à mon arrivée, il faut aussi voir dans ce désordre, parfois volontaire, qui ralentit le soin, un désir de nous retenir, de nous empêcher de partir trop vite, de nous garder un peu plus longtemps. Étrange profession que ce métier d’infirmière à domicile aux frontières poreuses et incertaines... Je repense souvent à cette dissertation donnée lors de mes études et dont l’intitulé m’avait laissée perplexe : Qu’est-ce que le soin ? Mais que sait-on du soin quand on est une jeune personne de dix-huit ans qui a choisi d’être infirmière ?

En réalité, si je veux être honnête, ce qui occupe mon esprit jusqu’à l’obsession depuis que j’ai terminé la lecture du rapport, c’est Esther, le sort d’Esther, la disparition d’Esther. J’ai mis du temps à cuver les informations du dossier dont je ne doute désormais plus qu’il m’ait été donné par elle. Le plus difficile étant de recouper les informations du rapport avec les pièces éparses du dossier envoyé anonymement à mon nom et à l’adresse du cabinet. La fameuse enveloppe kraft.

La lecture morcelée que j’ai faite du texte d’André, l’ami de Léonor, ne m’a d’abord pas permis de comprendre la bombe que j’avais entre les mains. Les ragots, billets anonymes, insultes, rendez-vous galants et autres coupures de presse faisaient apparaître quelques initiales qui, en les découvrant, ne me disaient rien. Mais soudain, dans le rapport que j’ai relu d’une traite et confronté au contenu de l’enveloppe anonyme, me sont apparues d’éloquentes correspondances. Les billets de rendez-vous étaient signés MTR. Marie-Thérèse Roig, épouse Prat ? On la nommait plutôt Thérèse mais dans ces familles catholiques on sait bien que les filles et même parfois les garçons portent le prénom de Marie. Et le profil de la Thérèse du rapport, mère de Marie et d’Esther et épouse de Jaume, correspond bien à celui de MTR. Quant à l’amant Louis B. ou Bofill, il ne pouvait s’agir que de l’époux de Marie.

Soudain apparaissait alors comme une évidence la relation de Thérèse, la mère, à Louis, son gendre. Mais aucune date ne permettant de savoir si cette relation était antérieure ou non au mariage de Marie avec Louis Bofill, il n’est pas évident que le couple de Marie en ait été affecté. Et si je veux être honnête MTR ne désigne pas forcément Thérèse Roig.

Mais alors pourquoi n’en ai-je rien dit à Léonor ? Peut-être avant tout pour ne pas lui révéler l’existence de cet envoi mystérieux. Esther a voulu me confier ce que ses mots, ses paroles ne pouvaient pas dire, pas prononcer. La relation entre sa mère et un homme qui était ou allait être le mari de sa sœur ? Était-ce elle, la cadette, l’auteur des lettres maladroites de menaces du dossier ? « La Rina » qui, selon les billets, serait la fiancée ou l’épouse de Louis Bofill – ne pas oublier qu’il avait été marié avant sa rencontre avec l’aînée des Prat –, ne me semble pas être Marie. J’ai du mal à penser qu’Esther, si tant est qu’elle en soit l’auteur, ce qui est loin d’être prouvé, puisse évoquer sa sœur en des termes si familiers voire vulgaires. Je n’imagine pas Esther apostrophant sa sœur de la sorte. Et d’abord Rina, la Rina n’est pas le diminutif de Marie. Et plus je relis les lettres maladroites de la jeune personne – car il ne peut s’agir que d’une très jeune personne, fille ou garçon, qui les a écrites –, moins je crois qu’elles émanent d’une Esther révoltée. Peut-être Esther a-t-elle simplement découvert ces billets dans les tiroirs de sa mère avant ou après la mort de sa sœur, quand la maison a été vidée, et les a-t-elle conservés pour ne jamais oublier l’infidélité constante de Bofill. La jeune personne qui les a écrits voulait sans doute interrompre la relation entre Bofill et cette Rina inconnue qui était sa parente, peut-être sa mère ou sa sœur.

Dans la grande enveloppe kraft, le suicide de Marie n’est ni signalé, ni annoncé. Il semble être postérieur à ce dossier hétéroclite et je crains que nous ne sachions jamais la vérité sur cette histoire tragique et sur ses causes. Qu’est-ce qui a poussé Marie à sauter par la fenêtre ? C’est la seule question à se poser. Et le silence qui a suivi, et qui a tout englouti, en dit long sur la lourdeur de ce qu’il y avait à cacher, à effacer.

Autre question, consécutive à la précédente : qu’est-ce qui peut conduire une jeune femme – Esther – à disparaître après avoir pris l’identité de sa sœur Marie morte dans le plus violent des suicides, puis à reparaître des années plus tard, malade et vêtue comme à l’heure de sa disparition ? Seule Esther, j’en suis plus persuadée que jamais, a la clef de ces mystères. Mais Esther s’est à nouveau évanouie dans la nature et nous n’avons plus la moindre trace d’elle.

Partant du fait que c’est elle qui m’a fait parvenir la grande enveloppe avec ces billets de haine et ces rendez-vous galants, je me pose sans cesse la même question : qu’a-t-elle voulu me dire qu’elle ne pouvait pas me dire ? Me confier ce dossier ne me permet pas de comprendre ce qui s’est réellement passé. Peut-être voulait-elle simplement m’avouer que sa mère était une femme sans vertu et son beau-frère un sale type qui avait sûrement fait souffrir sa sœur comme il avait fait souffrir cette Rina qu’il trompait avec MTR. Mais en quoi cet aveu maladroit pouvait-il soulager sa mémoire ? Et quel rôle voulait-elle me faire jouer dans une sorte de dénouement tardif, voire posthume ?

Je me suis sentie incapable de partager tout cela avec Léonor. Peut-être l’ai-je sentie trop fragile pour accueillir des informations si partielles, évanescentes et pourtant troublantes. Peut-être n’ai-je pas voulu l’informer sur ce lien particulier qui me liait à madame Prat et dont elle aurait pu se sentir jalouse. Pensée un rien ridicule car Léonor a toujours su que j’aimais bien cette patiente et qu’elle me le rendait à sa manière discrète.

Qu’elle m’ait confié le texte de son ami André en est la preuve éclatante. C’est aussi une marque de confiance à laquelle je n’ai pas été capable de répondre.

J’ai toujours le sentiment de me tenir sur le seuil des événements, d’avoir peur de m’engager, peur de me faire prendre au piège. Même si le mot piège demeure une abstraction. Il ne manquait qu’un geste de moi, qu’une écoute plus attentive ou simplement prolongée pour que madame Prat me parle de ce tourment qui l’avait conduite à disparaître longuement et à refaire surface, malade, aigrie, vieillie. Si j’avais su l’écouter, elle m’aurait peut-être raconté, si ce n’est la mort de sa sœur, du moins les causes profondes de ce chagrin qui l’écrasait et la rendait asociale. Mais j’ai toujours mis un frein à toute ouverture possible. Le respect des horaires de la tournée m’a servi de prétexte. Répondre vite, échanger trois mots, piquer, partir. Même lorsque je suis allée lui rendre visite à l’hôpital, je n’ai jamais laissé le temps à madame Prat d’exprimer autre chose qu’une reconnaissance polie. J’ai pensé qu’elle était fatiguée et que je devais partir, la laisser à ce repos qu’elle semblait chercher en fermant les yeux. Alors que peut-être fermer les yeux ne signifiait rien d’autre que ce besoin qu’elle pouvait éprouver de se concentrer sur sa douleur pour pouvoir l’exprimer à qui saurait l’entendre.

J’ai dû la décevoir. Et cela me rend triste et me met en colère. À la question « qu’est-ce que le soin ? » de mon examen d’infirmière, je répondrai aujourd’hui sans hésiter : l’écoute ! Le temps de l’écoute. Tout le reste n’est qu’une question de technique et de pratique.

Je me suis soudain sentie si désemparée que, pour la première fois, j’ai pensé à appeler Simon, le professeur de psychiatrie. Pas le copain, ni le fils de Madeleine, le médecin qui pouvait m’aider à comprendre ma fuite perpétuelle devant l’autre, les autres sur lesquels je peux pratiquer toutes les opérations modestes et indispensables de mon métier, mais dont je suis incapable d’entendre la voix du silence.

Et c’est en pensant à ce que j’allais dire à Simon, au docteur Simon L., que m’est soudain apparue une vérité possible concernant madame Prat et ses disparitions. Après le traumatisme du suicide de sa sœur, où Esther pouvait-elle s’être réfugiée ? Où avait-elle pu être accueillie, soignée, protégée, elle qui en si peu de temps avait perdu ceux qui lui étaient les plus chers, les seuls qu’elle ait jamais aimés : son père et sa sœur ? J’ai imaginé dans quel état de délabrement mental elle avait pu se retrouver. Et cette solitude à laquelle elle était confrontée, elle qui n’avait plus rien ni personne.

Une clinique ou un hôpital psychiatrique avaient pu être un refuge.

Alors, sans plus tarder, j’ai appelé Simon. Lui parler de madame Prat et non de moi était encore une nouvelle fuite. S’occuper des autres est aussi une manière de se fuir, non ?