Agencement du mot d’ordre
La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle « ensigne », elle donne des ordres, elle commande. Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu’il nous apprend, et ne s’y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils ne sont pas la conséquence d’informations : l’ordre porte toujours et déjà sur des ordres, ce pourquoi l’ordre est redondance. La machine de l’enseignement obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l’enfant des coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet d’énoncé-sujet d’énonciation, etc.). L’unité élémentaire du langage – l’énoncé –, c’est le mot d’ordre. Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre les mots d’ordre. Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir. « La baronne n’a pas la moindre intention de me convaincre de sa bonne foi, elle m’indique simplement ce qu’elle préfère me voir faire semblant d’admettre1. » On s’en aperçoit dans les communiqués de police ou de gouvernement, qui se soucient peu de vraisemblance ou de véracité, mais qui disent très bien ce qui doit être observé et retenu. L’indifférence des communiqués à toute crédibilité touche souvent à la provocation. C’est la preuve qu’il s’agit d’autre chose. Qu’on se le dise... : le langage n’en demande pas plus. Spengler note que les formes fondamentales de la parole ne sont pas l’énoncé d’un jugement ni l’expression d’un sentiment, mais « le commandement, le témoignage d’obéissance, l’assertion, la question, l’affirmation ou la négation », phrases très brèves qui commandent à la vie, et qui sont inséparables des entreprises ou des grands travaux : « Prêt ? », « Oui », « Allez-y2 ». Les mots ne sont pas des outils ; mais on donne aux enfants du langage, des plumes et des cahiers, comme on donne des pelles et des pioches aux ouvriers. Une règle de grammaire est un marqueur de pouvoir, avant d’être un marqueur syntaxique. L’ordre ne se rapporte pas à des significations préalables, ni à une organisation préalable d’unités distinctives. C’est l’inverse. L’information n’est que le strict minimum nécessaire à l’émission, transmission et observation des ordres en tant que commandements. Il faut être juste assez informé pour ne pas confondre Au feu avec Au jeu !, ou pour éviter la situation si fâcheuse du professeur et de l’élève selon Lewis Carroll (le professeur lance une question du haut de l’escalier, transmise par des valets qui la déforment à chaque étage, tandis que l’élève en bas dans la cour renvoie une réponse elle-même déformée à chaque étape de la remontée). Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie ; la vie ne parle pas, elle écoute et attend3. Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort – un Verdict, disait Kafka.
Ce qui est difficile, c’est de préciser le statut et l’extension du mot d’ordre. Il ne s’agit pas d’une origine du langage, puisque le mot d’ordre est seulement une fonction-langage, une fonction coextensive au langage. Si le langage semble toujours supposer le langage, si l’on ne peut pas fixer un point de départ non linguistique, c’est parce que le langage ne s’établit pas entre quelque chose de vu (ou de senti) et quelque chose de dit, mais va toujours d’un dire à un dire. Nous ne croyons pas à cet égard que le récit consiste à communiquer ce qu’on a vu, mais à transmettre ce qu’on a entendu, ce qu’un autre vous a dit. Ouï-dire. Il ne suffit même pas d’invoquer une vision déformante venue de la passion. Le « premier » langage, ou plutôt la première détermination qui remplit le langage, ce n’est pas le trope ou la métaphore, c’est le discours indirect. L’importance qu’on a voulu donner à la métaphore, à la métonymie, se révèle ruineuse pour l’étude du langage. Métaphores et métonymies sont seulement des effets, qui n’appartiennent au langage que dans le cas où ils supposent déjà le discours indirect. Il y a beaucoup de passions dans une passion, et toutes sortes de voix dans une voix, toute une rumeur, glossolalie : c’est pourquoi tout discours est indirect, et que la translation propre au langage est celle du discours indirect4. Benveniste nie que l’abeille ait un langage, bien qu’elle dispose d’un encodage organique, et se serve même de tropes. Elle n’a pas de langage, parce qu’elle est capable de communiquer ce qu’elle a vu, mais non pas de transmettre ce qu’on lui a communiqué. L’abeille qui a perçu un butin peut communiquer le message à celles qui n’ont pas perçu ; mais celle qui n’a pas perçu ne peut pas le transmettre à d’autres qui n’auraient pas davantage perçu5. Le langage ne se contente pas d’aller d’un premier à un second, de quelqu’un qui a vu à quelqu’un qui n’a pas vu, mais va nécessairement d’un second à un troisième, ni l’un, ni l’autre n’ayant vu. C’est en ce sens que le langage est transmission du mot fonctionnant comme mot d’ordre, et non communication d’un signe comme information. Le langage est une carte et non pas un calque. Mais en quoi le mot d’ordre est-il une fonction coextensive au langage, alors que l’ordre, le commandement, semble renvoyer à un type restreint de propositions explicites marquées par l’impératif ?
Les thèses célèbres d’Austin montrent bien qu’il n’y a pas seulement, entre l’action et la parole, des rapports extrinsèques divers tels qu’un énoncé peut décrire une action sur un mode indicatif, ou bien la provoquer sur un mode impératif, etc. Il y a aussi des rapports intrinsèques entre la parole et certaines actions qu’on accomplit en les disant (le performatif : je jure en disant « je le jure »), et plus généralement entre la parole et certaines actions qu’on accomplit en parlant (l’illocutoire : j’interroge en disant « est-ce que...? », je promets en disant « je t’aime... », je commande en employant l’impératif..., etc.). Ce sont ces actes intérieurs à la parole, ces rapports immanents des énoncés avec des actes, qu’on a pu appeler présupposés implicites ou non discursifs, par différence avec les suppositions toujours explicitables sous lesquelles un énoncé renvoie à d’autres énoncés, ou bien à une action extérieure (Ducrot). Le dégagement de la sphère du performatif, et de la sphère plus vaste de l’illocutoire, avait déjà trois conséquences importantes : 1) L’impossibilité de concevoir le langage comme un code, puisque le code est la condition qui rend possible une explication ; et l’impossibilité de concevoir la parole comme la communication d’une information : ordonner, interroger, promettre, affirmer n’est pas informer d’un commandement, d’un doute, d’un engagement, d’une assertion, mais effectuer ces actes spécifiques immanents, nécessairement implicites. 2) L’impossibilité de définir une sémantique, une syntaxique ou même une phonématique, comme zones scientifiques du langage qui seraient indépendantes de la pragmatique ; la pragmatique cesse d’être un « dépotoir », les déterminations pragmatiques cessent d’être soumises à l’alternative : ou bien retomber à l’extérieur du langage, ou bien répondre à des conditions explicites sous lesquelles elles sont syntaxisées et sémantisées ; la pragmatique devient au contraire le présupposé de toutes les autres dimensions, et s’insinue partout. 3) L’impossibilité de maintenir la distinction langue-parole, puisque la parole ne peut plus se définir par la simple utilisation individuelle et extrinsèque d’une signification première, ou l’application variable d’une syntaxe préalable : c’est au contraire le sens et la syntaxe de la langue qui ne se laissent pas définir indépendamment des actes de parole qu’elle présuppose6.
Il est vrai qu’on voit mal encore comment l’on peut faire, des actes de parole ou présupposés implicites, une fonction coextensive au langage. On le voit d’autant plus mal si l’on part du performatif (ce qu’on fait en « le » disant) pour aller par extension jusqu’à l’illocutoire (ce qu’on fait en parlant). Car on peut toujours empêcher cette extension, et bloquer le performatif sur lui-même, en l’expliquant par des caractères sémantiques et syntaxiques particuliers qui évitent tout recours à une pragmatique généralisée. Ainsi, d’après Benveniste, le performatif ne renvoie pas à des actes, mais au contraire à la propriété de termes sui-référentiels (les vrais pronoms personnels JE, TU..., définis comme embrayeurs) : si bien qu’une structure de subjectivité, d’intersubjectivité préalable dans le langage, rend suffisamment compte des actes de parole, au lieu de les présupposer7. Le langage est donc ici défini comme communicatif plutôt que comme informatif, et c’est cette intersubjectivité, cette subjectivation proprement linguistique qui explique le reste, c’est-à-dire tout ce qu’on fait être en « le » disant. Mais la question est de savoir si la communication subjective est une meilleure notion linguistique que l’information idéale. Oswald Ducrot a développé les raisons qui l’amènent à renverser le schéma de Benveniste : ce n’est pas le phénomène de sui-référence qui peut rendre compte du performatif, c’est l’inverse, c’est « le fait que certains énoncés sont socialement consacrés à l’accomplissement de certaines actions », c’est ce fait qui explique la sui-référence. Si bien que le performatif s’explique lui-même par l’illocutoire, et non l’inverse. C’est l’illocutoire qui constitue les présupposés implicites ou non discursifs. Et l’illocutoire, à son tour, s’explique par des agencements collectifs d’énonciation, par des actes juridiques, des équivalents d’actes juridiques, qui distribuent les procès de subjectivation ou les assignations de sujets dans la langue, loin d’en dépendre. La communication n’est pas un meilleur concept que l’information, l’intersubjectivité ne vaut pas mieux que la signifiance, pour rendre compte de ces agencements « énoncés-actes » qui mesurent dans chaque langue le rôle et la part des morphèmes subjectifs8. (On verra que l’analyse du discours indirect confirme ce point de vue, puisque les subjectivations n’y sont pas premières, mais découlent d’un agencement complexe.)
Nous appelons mots d’ordre, non pas une catégorie particulière d’énoncés explicites (par exemple à l’impératif), mais le rapport de tout mot ou tout énoncé avec des présupposés implicites, c’est-à-dire avec des actes de parole qui s’accomplissent dans l’énoncé, et ne peuvent s’accomplir qu’en lui. Les mots d’ordre ne renvoient donc pas seulement à des commandements, mais à tous les actes qui sont liés à des énoncés par une « obligation sociale ». Il n’y a pas d’énoncé qui ne présente ce lien, directement ou indirectement. Une question, une promesse, sont des mots d’ordre. Le langage ne peut se définir que par l’ensemble des mots d’ordre, présupposés implicites ou actes de parole, en cours dans une langue à un moment donné.
Entre l’énoncé et l’acte, le rapport est intérieur, immanent, mais il n’y a pas identité. Le rapport est plutôt de redondance. Le mot d’ordre est en lui-même redondance de l’acte et de l’énoncé. Les journaux, les nouvelles procèdent par redondance, en tant qu’ils nous disent ce qu’il « faut » penser, retenir, attendre, etc. Le langage n’est ni informatif ni communicatif, il n’est pas communication d’information, mais, ce qui est très différent, transmission de mots d’ordre, soit d’un énoncé à un autre, soit à l’intérieur de chaque énoncé, en tant qu’un énoncé accomplit un acte et que l’acte s’accomplit dans l’énoncé. Le schéma le plus général de l’informatique pose en principe une information maximale idéale, et fait de la redondance une simple condition limitative qui diminue ce maximum théorique pour l’empêcher d’être recouvert par le bruit. Nous disons au contraire que ce qui est premier c’est la redondance du mot d’ordre, et que l’information n’est que la condition minima pour la transmission des mots d’ordre (ce pourquoi il n’y a pas lieu d’opposer le bruit à l’information, mais plutôt toutes les indisciplines qui travaillent le langage, au mot d’ordre comme discipline ou « grammaticalité »). La redondance a deux formes, fréquence et résonance, la première concernant la signifiance de l’information, la seconde (JE = JE) concernant la subjectivité de la communication. Mais, justement, ce qui apparaît de ce point de vue, c’est la subordination de l’information et de la communication, bien plus, de la signifiance et de la subjectivation, par rapport à la redondance. Il arrive qu’on sépare information et communication ; il arrive aussi qu’on dégage une signifiance abstraite de l’information, et une subjectivation abstraite de la communication. Mais rien de tout cela ne nous donne une forme primaire ou implicite du langage. Il n’y a pas de signifiance indépendante des significations dominantes, pas de subjectivation indépendante d’un ordre établi d’assujettissement. Toutes deux dépendent de la nature et de la transmission des mots d’ordre dans un champ social donné.
Il n’y a pas d’énonciation individuelle, ni même de sujet d’énonciation. Pourtant il y a relativement peu de linguistes qui aient analysé le caractère nécessairement social de l’énonciation9. C’est que ce caractère ne suffit pas par lui-même, et risque d’être encore extrinsèque : donc on en dit trop, ou trop peu. Le caractère social de l’énonciation n’est intrinsèquement fondé que si l’on arrive à montrer comment l’énonciation renvoie par elle-même à des agencements collectifs. Alors on voit bien qu’il n’y a d’individuation de l’énoncé, et de subjectivation de l’énonciation, que dans la mesure où l’agencement collectif impersonnel l’exige et le détermine. C’est précisément la valeur exemplaire du discours indirect, et surtout du discours indirect « libre » : il n’y a pas de contours distinctifs nets, il n’y a pas d’abord insertion d’énoncés différemment individués, ni emboîtement de sujets d’énonciation divers, mais un agencement collectif qui va déterminer comme sa conséquence les procès relatifs de subjectivation, les assignations d’individualité et leurs distributions mouvantes dans le discours. Ce n’est pas la distinction des sujets qui explique le discours indirect, c’est l’agencement, tel qu’il apparaît librement dans ce discours, qui explique toutes les voix présentes dans une voix, les éclats de jeunes filles dans un monologue de Charlus, les langues, dans une langue, les mots d’ordre, dans un mot. L’assassin américain « Son of Sam » tuait sous l’impulsion d’une voix ancestrale, mais qui passait elle-même par la voix d’un chien. C’est la notion d’agencement collectif d’énonciation qui devient la plus importante, puisqu’elle doit rendre compte du caractère social. Or nous pouvons sans doute définir l’agencement collectif par le complexe redondant de l’acte et de l’énoncé qui l’accomplit nécessairement. Mais nous n’avons là encore qu’une définition nominale ; et nous ne sommes même pas en mesure de justifier notre position précédente d’après laquelle la redondance ne se réduit pas à une simple identité (ou d’après laquelle il n’y a pas simple identité de l’énoncé et de l’acte). Si l’on veut passer à une définition réelle de l’agencement collectif, on demandera en quoi consistent les actes immanents au langage, qui font redondance avec les énoncés, ou font mots d’ordre.
Il semble que ces actes se définissent par l’ensemble des transformations incorporelles ayant cours dans une société donnée, et qui s’attribuent aux corps de cette société. Nous pouvons donner au mot « corps » le sens le plus général (il y a des corps moraux, les âmes sont des corps, etc.) ; nous devons cependant distinguer les actions et passions qui affectent ces corps, et les actes, qui n’en sont que des attributs non corporels, ou qui sont « l’exprimé » d’un énoncé. Quand Ducrot se demande en quoi consiste un acte, il débouche précisément sur l’agencement juridique, et donne en exemple la sentence du magistrat, qui transforme un accusé en condamné. En effet, ce qui se passe avant, le crime dont on accuse quelqu’un, et ce qui se passe après, l’exécution de la peine du condamné, sont des actions-passions affectant des corps (corps de la propriété, corps de la victime, corps du condamné, corps de la prison) ; mais la transformation de l’accusé en condamné est un pur acte instantané ou un attribut incorporel, qui est l’exprimé de la sentence du magistrat10. La paix et la guerre sont des états ou des mélanges de corps très différents ; mais le décret de mobilisation générale exprime une transformation incorporelle et instantanée des corps. Les corps ont un âge, une maturation, un vieillissement ; mais le majorat, la retraite, telle catégorie d’âge, sont des transformations incorporelles qui s’attribuent immédiatement aux corps, dans telle ou telle société. « Tu n’es plus un enfant... » : cet énoncé concerne une transformation incorporelle, même si elle se dit des corps et s’insère dans leurs actions et passions. La transformation incorporelle se reconnaît à son instantanéité, à son immédiateté, à la simultanéité de l’énoncé qui l’exprime et de l’effet qu’elle produit ; ce pourquoi les mots d’ordre sont strictement datés, heure, minute et seconde, et valent aussitôt que datés. L’amour est un mélange de corps, qui peut être représenté par un cœur percé d’une flèche, par une union des âmes, etc. ; mais la déclaration « je t’aime » exprime un attribut non corporel des corps, de l’amant comme de l’aimé. Manger du pain et boire du vin sont des mélanges de corps ; communier avec le Christ est aussi un mélange entre des corps proprement spirituels, non moins « réels ». Mais la transformation du corps du pain et du vin en corps et sang du Christ est le pur exprimé d’un énoncé, qui s’attribue aux corps. Dans un détournement d’avion, la menace du pirate qui brandit un revolver est évidemment une action ; de même l’exécution des otages si elle a lieu. Mais la transformation des passagers en otages, et du corps-avion en corps-prison, est une transformation incorporelle instantanée, un mass-media act au sens où les Anglais parlent de speech-act. Les mots d’ordre ou les agencements d’énonciation dans une société donnée, bref l’illocutoire, désignent ce rapport instantané des énoncés avec les transformations incorporelles ou attributs non corporels qu’ils expriment.
C’est très curieux, cette instantanéité du mot d’ordre, qui peut être projetée à l’infini, mise à l’origine de la société : ainsi, chez Rousseau, le passage de l’état de nature à l’état civil est comme un saut sur place, une transformation incorporelle qui se fait dans l’instant Zéro. L’Histoire réelle raconte sans doute les actions et les passions des corps qui se développent dans un champ social, elle les communique d’une certaine façon ; mais elle transmet aussi les mots d’ordre, c’est-à-dire les actes purs qui s’intercalent dans ce développement. L’Histoire ne se débarrassera pas des dates. C’est peut-être l’économie, ou l’analyse financière, qui montre le mieux la présence et l’instantanéité de ces actes décisoires dans un processus d’ensemble (c’est pourquoi les énoncés ne font certainement pas partie de l’idéologie, mais travaillent déjà dans le domaine supposé de l’infrastructure). L’inflation galopante en Allemagne, après 1918, est un processus qui affecte le corps monétaire, et bien d’autres corps ; mais l’ensemble des « circonstances » rend d’un coup possible une transformation sémiotique qui, pour être théoriquement indexée sur le corps de la terre et les actifs matériels, n’en est pas moins un acte pur ou une transformation incorporelle – le 20 novembre 192311...
Les agencements ne cessent pas de varier, d’être eux-mêmes soumis à des transformations. D’abord, il faut faire intervenir les circonstances : Benveniste montre bien qu’un énoncé performatif n’est rien hors des circonstances qui le rendent tel. N’importe qui peut crier « je décrète la mobilisation générale », c’est une action d’enfantillage ou de démence, et non pas un acte d’énonciation, s’il n’y a pas une variable effectuée qui donne le droit d’énoncer. C’est vrai aussi de « je t’aime », qui n’a ni sens ni sujet, ni destinataire, hors des circonstances qui ne se contentent pas de le rendre crédible, mais en font un véritable agencement, un marqueur de pouvoir, même dans le cas d’un amour malheureux (c’est encore par volonté de puissance qu’on obéit...). Or le terme général de circonstances ne doit pas faire croire qu’il s’agisse seulement de circonstances extérieures. « Je le jure » n’est pas le même, suivant qu’on le dit en famille, à l’école, dans un amour, au sein d’une société secrète, au tribunal : ce n’est pas la même chose, mais ce n’est pas non plus le même énoncé ; ce n’est pas la même situation de corps, mais ce n’est pas non plus la même transformation incorporelle. La transformation se dit des corps, mais elle est elle-même incorporelle, intérieure à l’énonciation. Il y a des variables d’expression qui mettent la langue en rapport avec le dehors, mais précisément parce qu’elles sont immanentes à la langue. Tant que la linguistique en reste à des constantes, phonologiques, morphologiques ou syntaxiques, elle rapporte l’énoncé à un signifiant et l’énonciation à un sujet, elle rate ainsi l’agencement, elle renvoie les circonstances à l’extérieur, ferme la langue sur soi et fait de la pragmatique un résidu. Au contraire, la pragmatique ne fait pas simplement appel à des circonstances externes : elle dégage des variables d’expression ou d’énonciation qui sont pour la langue autant de raisons internes de ne pas se fermer sur soi. Comme dit Bakhtine, tant que la linguistique extrait des constantes, elle reste incapable de nous faire comprendre comment un mot forme une énonciation complète ; il faut un « élément supplémentaire qui reste inaccessible à toutes les catégories ou déterminations linguistiques », bien qu’il soit tout à fait intérieur à la théorie de l’énonciation ou de la langue12. Précisément, le mot d’ordre est la variable qui fait du mot comme tel une énonciation. L’instantanéité du mot d’ordre, son immédiateté, lui donne une puissance de variation, en rapport avec les corps auxquels la transformation s’attribue.
La pragmatique est une politique de la langue. Une étude comme celle de Jean-Pierre Faye sur la constitution des énoncés nazis dans le champ social allemand est exemplaire à cet égard (et l’on ne peut pas décalquer sur la constitution des énoncés fascistes en Italie). De telles recherches transformationnelles concernent la variation des mots d’ordre, et des attributs non corporels qui se rapportent aux corps sociaux, effectuant des actes immanents. On prendra pour exemple aussi bien, dans d’autres conditions, la formation d’un type d’énoncés proprement léninistes en Russie soviétique, à partir du texte de Lénine intitulé « À propos des mots d’ordre » (1917). C’était déjà une transformation incorporelle qui avait dégagé des masses une classe prolétarienne en tant qu’agencement d’énonciation, avant que soient données les conditions d’un prolétariat comme corps. Coup de génie de la Ire Internationale marxiste, qui « invente » un nouveau type de classe : prolétaires de tous les pays, unissez-vous13 ! Mais, à la faveur de la rupture avec les sociaux-démocrates, Lénine invente ou décrète encore une autre transformation incorporelle, qui dégage de la classe prolétarienne une avant-garde comme agencement d’énonciation, et va s’attribuer au « Parti », à un nouveau type de parti comme corps distinct, quitte à tomber dans un système de redondance proprement bureaucratique. Pari léniniste, coup d’audace ? Lénine déclare que le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » ne valait que du 27 février au 4 juillet, pour le développement pacifique de la Révolution, mais ne vaut plus pour l’état de guerre, le passage de l’un à l’autre impliquant cette transformation qui ne se contente pas d’aller des masses à un prolétariat directeur, mais du prolétariat à une avant-garde dirigeante. Le 4 juillet exactement, fini le pouvoir aux Soviets. On peut assigner toutes les circonstances extérieures : non seulement la guerre, mais l’insurrection qui force Lénine à fuir en Finlande. Reste que, le 4 juillet, s’énonce la transformation incorporelle, avant que le corps auquel elle s’attribuera, le Parti lui-même, soit organisé. « Tout mot d’ordre doit être déduit de la somme des particularités d’une situation politique déterminée. » Si l’on objecte que ces particularités renvoient justement à la politique et non pas à la linguistique, il faut marquer à quel point la politique travaille la langue du dedans, faisant varier non seulement le lexique, mais la structure et tous les éléments de phrases, en même temps que les mots d’ordre changent. Un type d’énoncé ne peut être évalué qu’en fonction de ses implications pragmatiques, c’est-à-dire de son rapport avec des présupposés implicites, avec des actes immanents ou des transformations incorporelles qu’il exprime, et qui vont introduire de nouveaux découpages entre les corps. La véritable intuition n’est pas le jugement de grammaticalité, mais l’évaluation des variables intérieures d’énonciation en rapport avec l’ensemble des circonstances.
Nous sommes allés des commandements explicites aux mots d’ordre comme présupposés implicites ; des mots d’ordre aux actes immanents ou transformations incorporelles qu’ils expriment ; puis aux agencements d’énonciation dont ils sont les variables. Pour autant que ces variables entrent dans des rapports déterminables à tel moment, les agencements se réunissent en un régime de signes ou machine sémiotique. Mais il est évident qu’une société est traversée par plusieurs sémiotiques, et possède en fait des régimes mixtes. Bien plus, de nouveaux mots d’ordre surgissent à un autre moment, qui font varier les variables et n’appartiennent pas encore à un régime connu. C’est donc de plusieurs façons que le mot d’ordre est redondance ; il ne l’est pas seulement en fonction d’une transmission qui lui est essentielle, il l’est aussi en lui-même et dès son émission, sous son rapport « immédiat » avec l’acte ou la transformation qu’il effectue. Même le mot d’ordre en rupture avec une sémiotique considérée est déjà redondance. C’est pourquoi l’agencement collectif d’énonciation n’a pas d’autres énoncés que ceux d’un discours toujours indirect. Le discours indirect est la présence d’un énoncé rapporté dans l’énoncé rapporteur, la présence du mot d’ordre dans le mot. C’est le langage tout entier qui est discours indirect. Loin que le discours indirect suppose un discours direct, c’est celui-ci qui s’extrait de celui-là, dans la mesure où les opérations de signifiance et les procès de subjectivation dans un agencement se trouvent distribués, attribués, assignés, ou que les variables de l’agencement entrent dans des rapports constants, si provisoires soient-ils. Le discours direct est un fragment de masse détaché, et naît du démembrement de l’agencement collectif ; mais celui-ci est toujours comme la rumeur où je puise mon nom propre, l’ensemble des voix concordantes ou non d’où je tire ma voix. Je dépends toujours d’un agencement d’énonciation moléculaire, qui n’est pas donné dans ma conscience, pas plus qu’il ne dépend seulement de mes déterminations sociales apparentes, et qui réunit beaucoup de régimes de signes hétérogènes. Glossolalie. Écrire, c’est peut-être amener au jour cet agencement de l’inconscient, sélectionner les voix chuchotantes, convoquer les tribus et les idiomes secrets, d’où j’extrais quelque chose que j’appelle Moi. JE est un mot d’ordre. Un schizophrène déclare : « j’ai entendu des voix dire : il est conscient de la vie14. » Il y a bien en ce sens un cogito schizophrénique, mais qui fait de la conscience de soi la transformation incorporelle d’un mot d’ordre ou le résultat d’un discours indirect. Mon discours direct est encore le discours indirect libre qui me traverse de part en part, et qui vient d’autres mondes ou d’autres planètes. Ce pourquoi tant d’artistes et d’écrivains furent tentés par les tables tournantes. Dès lors, quand on demande quelle est la faculté propre au mot d’ordre, on doit bien lui reconnaître des caractères étranges : une espèce d’instantanéité dans l’émission, la perception et la transmission des mots d’ordres ; une grande variabilité, et une puissance d’oubli qui fait qu’on se sent innocent des mots d’ordre qu’on a suivis, puis abandonnés, pour en accueillir d’autres ; une capacité proprement idéelle ou fantomatique dans l’appréhension des transformations incorporelles ; une aptitude à saisir le langage sous les espèces d’un immense discours indirect15. Faculté du souffleur et du soufflé, faculté de la chanson qui met toujours un air dans un air en rapport de redondance, faculté médiumnique en vérité, glossolalique ou xénoglossique.
Revenons à la question : en quoi une fonction-langage, une fonction coextensive au langage, est-elle ainsi définie ? Il est évident que les mots d’ordre, les agencements collectifs ou régimes de signes, ne se confondent pas avec le langage. Mais ils en effectuent la condition (surlinéarité de l’expression) ; ils remplissent chaque fois la condition, si bien que, sans eux, le langage resterait pure virtualité (caractère surlinéaire du discours indirect). Et sans doute les agencements varient-ils, se transforment-ils. Mais ils ne varient pas nécessairement d’après chaque langue, ils ne correspondent pas aux langues diverses. Une langue semble se définir par les constantes phonologiques, sémantiques, syntaxiques qui entrent dans ses énoncés ; l’agencement collectif, au contraire, concerne l’usage de ces constantes en fonction de variables intérieures à l’énonciation même (les variables d’expression, les actes immanents ou transformations incorporelles). Des constantes différentes, de différentes langues, peuvent avoir le même usage ; et les mêmes constantes, dans une langue donnée, peuvent avoir des usages différents, soit successivement, soit même simultanément. On ne peut pas s’en tenir à une dualité entre les constantes comme facteurs linguistiques, explicites ou explicitables, et les variables comme facteurs extrinsèques non linguistiques. Car les variables pragmatiques d’usage sont intérieures à l’énonciation, et forment les présupposés implicites de la langue. Si donc l’agencement collectif est chaque fois coextensif à la langue considérée, et au langage lui-même, c’est parce qu’il exprime l’ensemble des transformations incorporelles qui effectuent la condition du langage, et qui utilisent les éléments de la langue. La fonction-langage ainsi définie n’est ni informative ni communicative ; elle ne renvoie ni à une information signifiante, ni à une communication intersubjective. Et il ne servirait à rien d’abstraire une signifiance hors information, ou une subjectivité hors communication. Car c’est le procès de subjectivation, et le mouvement de signifiance, qui renvoient à des régimes de signes ou agencements collectifs. La fonction-langage est transmission de mots d’ordre, et les mots d’ordre renvoient aux agencements, comme les agencements aux transformations incorporelles qui constituent les variables de la fonction. La linguistique n’est rien en dehors de la pragmatique (sémiotique ou politique) qui définit l’effectuation de la condition du langage et l’usage des éléments de la langue.
Si l’on distingue dans un champ social l’ensemble des modifications corporelles et l’ensemble des transformations incorporelles, malgré la variété de chacun, on se trouve devant deux formalisations, l’une de contenu, l’autre d’expression. Car le contenu ne s’oppose pas à la forme, il a sa propre formalisation : le pôle main-outil, ou la leçon de choses. Mais il s’oppose à l’expression, en tant qu’elle a aussi sa propre formalisation : le pôle visage-langage, la leçon de signes. Précisément parce que le contenu a sa forme non moins que l’expression, on ne peut jamais assigner à la forme d’expression la simple fonction de représenter, de décrire ou de constater un contenu correspondant : il n’y a pas correspondance ni conformité. Les deux formalisations ne sont pas de même nature, et sont indépendantes, hétérogènes. Ce sont les Stoïciens les premiers qui ont fait la théorie de cette indépendance : ils distinguent les actions et passions des corps (en donnant au mot « corps » la plus grande extension, c’est-à-dire tout contenu formé), et les actes incorporels (qui sont l’« exprimé » des énoncés). La forme d’expression sera constituée par l’enchaînement des exprimés, comme la forme de contenu par la trame des corps. Quand le couteau entre dans la chair, quand l’aliment ou le poison se répand dans le corps, quand la goutte de vin est versée dans l’eau, il y a mélange de corps ; mais les énoncés « le couteau coupe la chair », « je mange », « l’eau rougit », expriment des transformations incorporelles d’une tout autre nature (événements16). Génie des Stoïciens d’avoir poussé ce paradoxe au maximum, jusqu’à la démence et jusqu’au cynisme, et de l’avoir fondé sur les raisons les plus sérieuses : la récompense est qu’ils furent les premiers à faire une philosophie du langage.
Le paradoxe ne vaut rien, si l’on n’ajoute pas avec les Stoïciens : les transformations incorporelles, les attributs incorporels, se disent et ne se disent que des corps eux-mêmes. Ils sont l’exprimé des énoncés, mais ils s’attribuent aux corps. Or ce n’est pas pour décrire ou représenter les corps ; car ceux-ci ont déjà leurs qualités propres, leurs actions et leurs passions, leurs âmes, bref leurs formes, qui sont elles-mêmes des corps – et les représentations aussi sont des corps ! Si les attributs non corporels se disent des corps, s’il y a lieu de distinguer l’exprimé incorporel « rougir » et la qualité corporelle « rouge », etc., c’est donc pour une tout autre raison que celle de représentation. On ne peut même pas dire que le corps, ou l’état de choses, soit le « référent » du signe. En exprimant l’attribut non corporel, et du même coup en l’attribuant au corps, on ne représente pas, on ne réfère pas, on intervient en quelque sorte, et c’est un acte de langage. L’indépendance des deux formes, d’expression et de contenu, n’est pas contredite, mais au contraire confirmée par ceci : que les expressions ou les exprimés vont s’insérer dans les contenus, intervenir dans les contenus, non pas pour les représenter, mais pour les anticiper, les rétrograder, les ralentir ou les précipiter, les détacher ou les réunir, les découper autrement. La chaîne des transformations instantanées va s’insérer tout le temps dans la trame des modifications continues (d’où le sens des dates chez les Stoïciens : à partir de quel moment peut-on dire que quelqu’un est chauve ? et en quel sens un énoncé du type « il y aura une bataille navale demain » fait-il date ou mot d’ordre ?) La nuit du 4 août, le 4 juillet 1917, le 20 novembre 1923 : quelle transformation incorporelle est-elle exprimée, qui pourtant s’attribue aux corps, et s’insère en eux ? L’indépendance de la forme d’expression et de la forme de contenu ne fonde aucun parallélisme entre les deux, aucune représentation non plus de l’une à l’autre, mais au contraire un morcellement des deux, une manière dont les expressions s’insèrent dans les contenus, dont on saute sans cesse d’un registre à l’autre, dont les signes travaillent les choses elles-mêmes, en même temps que les choses s’étendent ou se déploient à travers les signes. Un agencement d’énonciation ne parle pas « des » choses, mais parle à même les états de choses ou les états de contenu. Si bien qu’un même x, une même particule, fonctionnera comme corps qui agit et subit, ou bien comme signe qui fait acte, qui fait mot d’ordre, suivant la forme où il est pris (ainsi dans l’ensemble théorico-expérimental de la physique). Bref, l’indépendance fonctionnelle des deux formes est seulement la forme de leur présupposition réciproque, et du passage incessant de l’une à l’autre. On ne se trouve jamais devant un enchaînement de mots d’ordre, et une causalité de contenus, chacun valant pour soi, ou l’un représentant l’autre, et l’autre servant de référent. Au contraire, l’indépendance des deux lignes est distributive, et fait qu’un segment de l’une relaie sans cesse un segment de l’autre, se glisse ou s’introduit dans l’autre. On ne cesse de passer des mots d’ordre à l’« ordre muet » des choses, comme dit Foucault, et inversement.
Mais, quand nous employons ce mot vague « intervenir », quand nous disons que les expressions interviennent ou s’insèrent dans les contenus, n’est-ce pas encore une sorte d’idéalisme où le mot d’ordre vient du ciel, instantanément ? Il faudrait déterminer non pas une origine, mais les points d’intervention, d’insertion, et cela, dans le cadre de la présupposition réciproque entre les deux formes. Or les formes, de contenu comme d’expression, d’expression comme de contenu, ne sont pas séparables d’un mouvement de déterritorialisation qui les emporte. Expression et contenu, chacun des deux est plus ou moins déterritorialisé, relativement déterritorialisé d’après tel état de sa forme. À cet égard, on ne peut pas poser un primat de l’expression sur le contenu, ou inversement. Il arrive que les composantes sémiotiques soient plus déterritorialisées que les composantes matérielles, mais aussi bien l’inverse. Par exemple, un complexe mathématique de signes peut être plus déterritorialisé qu’un ensemble de particules ; mais, inversement, les particules peuvent avoir des effets expérimentaux qui déterritorialisent le système sémiotique. Une action criminelle peut être déterritorialisante, par rapport au régime de signes existant (le sol crie vengeance et se dérobe, ma faute est trop grande) ; mais le signe qui exprime l’acte de condamnation peut être à son tour déterritorialisant, par rapport à toutes les actions et réactions (« tu seras fugitif et fuyard sur la terre », on ne pourra même pas te tuer). Bref, il y a des degrés de déterritorialisation qui quantifient les formes respectives, et d’après lesquels les contenus et les expressions se conjuguent, se relaient, se précipitent les uns les autres, ou au contraire se stabilisent en opérant une reterritorialisation. Ce que nous appelons circonstances ou variables, ce sont ces degrés mêmes. Il y a des variables de contenu, qui sont des proportions dans les mélanges ou agrégats de corps, et il y a des variables d’expression, qui sont des facteurs intérieurs à l’énonciation. En Allemagne, autour du 20 novembre 1923 : l’inflation déterritorialisante du corps monétaire, mais aussi la transformation sémiotique du reichsmark en rentenmark, qui prend le relais et rend possible une reterritorialisation. En Russie autour du 4 juillet 1917 : les proportions d’un état de « corps » Soviets-Gouvernement provisoire, mais aussi l’élaboration d’une sémiotique incorporelle bolcheviste qui précipite les choses, et se fera relayer de l’autre côté par l’action détonante du corps du Parti. Bref, ce n’est pas en découvrant ou en représentant un contenu qu’une expression entre en rapport avec lui. C’est par conjugaison de leurs quanta de déterritorialisation relative que les formes d’expression et de contenu communiquent, les unes intervenant dans les autres, les autres procédant dans les unes.
On peut en tirer des conclusions générales sur la nature des Agencements. D’après un premier axe, horizontal, un agencement comporte deux segments, l’un de contenu, l’autre d’expression. D’une part il est agencement machinique de corps, d’actions et de passions, mélange de corps réagissant les uns sur les autres ; d’autre part, agencement collectif d’énonciation, d’actes et d’énoncés, transformations incorporelles s’attribuant aux corps. Mais, d’après un axe vertical orienté, l’agencement a d’une part des côtés territoriaux ou reterritorialisés, qui le stabilisent, d’autre part des pointes de déterritorialisation qui l’emportent. Nul plus que Kafka n’a su dégager et faire fonctionner ensemble ces axes de l’agencement. D’une part la machine-bateau, la machine-hôtel, la machine-cirque, la machine-château, la machine-tribunal : chacune avec ses pièces, ses rouages, ses processus, ses corps emmêlés, emboîtés, déboîtés (cf. la tête qui crève le toit). D’autre part le régime de signes ou d’énonciation : chaque régime avec ses transformations incorporelles, ses actes, ses sentences de mort et ses verdicts, ses procès, son « droit ». Or il est évident que les énoncés ne représentent pas les machines : le discours du Chauffeur ne décrit pas la chaufferie comme corps, il a sa forme propre, et son développement sans ressemblance. Et pourtant il s’attribue au corps, à tout le bateau comme corps. Discours de soumission aux mots d’ordre, de discussion, de revendication, d’accusation et de plaidoirie. C’est que, d’après le deuxième axe, ce qui se compare ou se combine d’un aspect à l’autre, ce qui met constamment l’un dans l’autre, ce sont les degrés de déterritorialisation conjugués ou relayés, et les opérations de reterritorialisation qui stabilisent à tel moment l’ensemble. K, la fonction-K, désigne la ligne de fuite ou de déterritorialisation qui entraîne tous les agencements, mais qui passe aussi par toutes les reterritorialisations et redondances, redondances d’enfance, de village, d’amour, de bureaucratie..., etc.
Tétravalence de l’agencement. Un exemple, l’agencement féodal. On considérera les mélanges de corps qui définissent la féodalité : le corps de la terre et le corps social, les corps du suzerain, du vassal et du serf, le corps du chevalier et celui du cheval, le nouveau rapport dans lequel ils entrent avec l’étrier, les armes et les outils qui assurent les symbioses de corps – c’est tout un agencement machinique. Mais aussi les énoncés, les expressions, le régime juridique des armoiries, l’ensemble des transformations incorporelles, notamment les serments avec leurs variables, le serment d’obédience, mais aussi le serment amoureux, etc. : c’est l’agencement collectif d’énonciation. Et suivant l’autre axe, les territorialités et reterritorialisations féodales, en même temps que la ligne de déterritorialisation qui emporte le chevalier et sa monture, les énoncés et les actes. Comment tout cela se combine dans les Croisades.
L’erreur serait donc de croire que le contenu détermine l’expression, par action causale, même si l’on accordait à l’expression le pouvoir non seulement de « refléter » le contenu, mais de réagir activement sur lui. Une telle conception idéologique de l’énoncé, qui le fait dépendre d’un contenu économique premier, butte sur toutes sortes de difficultés inhérentes à la dialectique. D’abord, si l’on peut concevoir à la rigueur une action causale allant du contenu à l’expression, il n’en est pas de même pour les formes respectives, la forme de contenu et la forme d’expression. Il faut bien reconnaître à celle-ci une indépendance, qui va justement permettre aux expressions de réagir sur les contenus. Mais cette indépendance est mal conçue. Si les contenus sont dits économiques, la forme de contenu ne peut pas l’être, et se trouve réduite à une pure abstraction, à savoir la production de biens et les moyens de cette production considérés pour eux-mêmes. De même, si les expressions sont dites idéologiques, la forme d’expression ne l’est pas, et se trouve réduite au langage comme abstraction, comme disposition d’un bien commun. Dès lors, on prétend caractériser les contenus et les expressions par toutes les luttes et conflits qui les traversent sous deux formes différentes, mais ces formes mêmes sont pour leur compte exemptes de toute lutte et de tout conflit, et leur rapport reste tout à fait indéterminé17. On ne pourrait le déterminer qu’en remaniant la théorie de l’idéologie, et en faisant déjà intervenir les expressions et les énoncés dans la productivité, sous forme d’une production de sens ou d’une valeur-signe. La catégorie de production a sans doute l’avantage ici de rompre avec les schémas de représentation, d’information et de communication. Mais est-elle plus adéquate que ces schémas ? Son application au langage est très ambiguë, pour autant qu’on fait appel à un miracle dialectique constant qui transforme la matière en sens, le contenu en expression, le processus social en système signifiant.
Sous son aspect matériel ou machinique, un agencement ne nous semble pas renvoyer à une production de biens, mais à un état précis de mélange de corps dans une société, comprenant toutes les attractions et répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations, les alliages, les pénétrations et expansions qui affectent les corps de toutes sortes les uns par rapport aux autres. Un régime alimentaire, un régime sexuel règlent avant tout des mélanges de corps obligatoires, nécessaires ou permis. Même la technologie a tort de considérer les outils pour eux-mêmes : ceux-ci n’existent que par rapport aux mélanges qu’ils rendent possibles ou qui les rendent possibles. L’étrier entraîne une nouvelle symbiose homme-cheval, laquelle entraîne en même temps de nouvelles armes et de nouveaux instruments. Les outils ne sont pas séparables des symbioses ou alliages qui définissent un agencement machinique Nature-Société. Ils présupposent une machine sociale qui les sélectionne et les prend dans son « phylum » : une société se définit par ses alliages et non par ses outils. Et de même, sous son aspect collectif ou sémiotique, l’agencement ne renvoie pas à une productivité de langage, mais à des régimes de signes, à une machine d’expression dont les variables déterminent l’usage des éléments de la langue. Pas plus que les outils ces éléments ne valent par eux-mêmes. Il y a primat d’un agencement machinique des corps sur les outils et les biens, primat d’un agencement collectif d’énonciation sur la langue et les mots. Et l’articulation des deux aspects de l’agencement se fait par les mouvements de déterritorialisation qui quantifient leurs formes. C’est pourquoi un champ social se définit moins par ses conflits et ses contradictions que par les lignes de fuite qui le traversent. Un agencement ne comporte ni infrastructure et suprastructure, ni structure profonde et structure superficielle, mais aplatit toutes ses dimensions sur un même plan de consistance où jouent les présuppositions réciproques et les insertions mutuelles.
L’autre erreur (qui se combine au besoin avec la première) serait de croire à la suffisance de la forme d’expression comme système linguistique. Ce système peut être conçu comme structure phonologique signifiante, ou comme structure syntaxique profonde. Il aurait de toute façon la vertu d’engendrer la sémantique, et de remplir ainsi l’expression, tandis que les contenus seraient livrés à l’arbitraire d’une simple « référence », et la pragmatique, à l’extériorité des facteurs non linguistiques. Ce qu’il y a de commun à toutes ces entreprises, c’est d’ériger une machine abstraite de la langue, mais en constituant cette machine comme un ensemble synchronique de constantes. Or on n’objectera pas que la machine ainsi conçue est trop abstraite. Au contraire, elle ne l’est pas assez, elle reste « linéaire ». Elle en reste à un niveau d’abstraction intermédiaire, qui lui permet d’une part de considérer les facteurs linguistiques en eux-mêmes, indépendamment des facteurs non linguistiques ; et d’autre part de considérer ces facteurs linguistiques comme des constantes. Mais, si l’on pousse l’abstraction, on atteint nécessairement à un niveau où les pseudo-constantes de la langue font place à des variables d’expression, intérieures à l’énonciation même ; dès lors, ces variables d’expression ne sont plus séparables des variables de contenu en perpétuelle interaction. Si la pragmatique externe des facteurs non linguistiques doit être prise en considération, c’est parce que la linguistique elle-même n’est pas séparable d’une pragmatique interne qui concerne ses propres facteurs. Il ne suffit pas de tenir compte du signifié, ou même du référent, puisque les notions mêmes de signification et de référence ont trait encore à une structure d’expression qu’on suppose autonome et constante. Il ne sert à rien de construire une sémantique, ou même de reconnaître certains droits de la pragmatique, si on les fait encore passer par une machine syntaxique ou phonologique qui doit les traiter au préalable. Car une véritable machine abstraite se rapporte à l’ensemble d’un agencement : elle se définit comme le diagramme de cet agencement. Elle n’est pas langagière, mais diagrammatique et surlinéaire. Le contenu n’est pas un signifié, ni l’expression un signifiant, mais tous deux sont les variables de l’agencement. On n’a donc rien fait tant qu’on n’a pas rapporté directement les déterminations pragmatiques, mais aussi sémantiques, syntaxiques et phonologiques, aux agencements d’énonciation dont ils dépendent. La machine abstraite de Chomsky reste liée à un modèle arborescent, et à l’ordre linéaire des éléments linguistiques dans les phrases et leur combinatoire. Mais dès que l’on tient compte des valeurs pragmatiques ou des variables intérieures, notamment en fonction du discours indirect, on est forcé de faire intervenir des « hyperphrases », ou de construire des « objets abstraits » (transformations incorporelles), qui impliquent une surlinéarité, c’est-à-dire un plan dont les éléments n’ont plus d’ordre linéaire fixe : modèle rhizome18. De ce point de vue, l’interpénétration de la langue avec le champ social et les problèmes politiques est au plus profond de la machine abstraite, et non pas à la surface. La machine abstraite en tant qu’elle se rapporte au diagramme de l’agencement n’est jamais de pur langage, sauf par défaut d’abstraction. C’est le langage qui dépend de la machine abstraite, et non l’inverse. Tout au plus peut-on distinguer en elle deux états de diagramme, l’un dans lequel les variables de contenu et d’expression se distribuent suivant leur forme hétérogène en présupposition réciproque sur un plan de consistance, l’autre où l’on ne peut même plus les distinguer, parce que la variabilité du même plan l’a précisément emporté sur la dualité des formes, et les a rendues « indiscernables ». (Le premier état renverrait à des mouvements de déterritorialisation encore relatifs, tandis que le deuxième aurait atteint à un seuil absolu de la déterritorialisation.)
La question des invariants structuraux – et l’idée même de structure est inséparable de tels invariants, atomiques ou relationnels – est essentielle pour la linguistique. C’est la condition sous laquelle la linguistique peut se réclamer d’une pure scientificité, rien que de la science..., à l’abri de tout facteur prétendu extérieur ou pragmatique. Cette question des invariants prend plusieurs formes étroitement liées : 1) les constantes d’une langue (phonologiques, par commutativité, syntaxiques, par transformativité, sémantiques, par générativité) ; 2) les universaux du langage (par décomposition du phonème en traits distinctifs, de la syntaxe en constituants de base, de la signification en éléments sémantiques minimaux) ; 3) les arbres, qui relient les constantes entre elles, avec des relations binaires sur l’ensemble des arbres (cf. la méthode linéaire arborescente de Chomsky) ; 4) la compétence, coextensive en droit à la langue et définie par les jugements de grammaticalité ; 5) l’homogénéité, qui porte sur les éléments et les relations non moins que sur les jugements intuitifs ; 6) la synchronie, qui érige un « en-soi » et un « pour-soi » de la langue, passant perpétuellement du système objectif à la conscience subjective qui l’appréhende en droit (celle du linguiste lui-même).
On peut jouer de tous ces facteurs, en retrancher ou même en ajouter. Ils tiennent pourtant tous ensemble, parce qu’on retrouve au niveau de l’un l’essentiel de tous les autres. Par exemple, la distinction langue-parole est reprise par compétence-performance, mais au niveau de la grammaticalité. Si l’on objecte que la distinction de la compétence et de la performance est toute relative – une compétence linguistique peut être économique, religieuse, politique, esthétique..., etc. ; la compétence scolaire d’un instituteur peut n’être qu’une performance par rapport au jugement de l’inspecteur ou à des règles ministérielles –, les linguistes répondent qu’ils sont prêts à multiplier les niveaux de compétence, et même à introduire des valeurs pragmatiques dans le système. C’est ainsi que Brekle propose d’ajouter un facteur de « compétence performantielle idio-syncrasique », lié à tout un ensemble de facteurs linguistiques, psychologiques ou sociologiques. Mais à quoi sert cette injection de pragmatique si la pragmatique à son tour est considérée comme ayant des constantes ou des universaux qui lui sont propres ? Et en quoi des expressions comme « je », « promettre », « savoir » seraient-elles plus universelles que « saluer », « nommer » ou « condamner19 » ? De même, quand on s’efforce de faire bourgeonner les arbres chomskiens, et de briser l’ordre linéaire, on n’a rien gagné vraiment, on n’a pas constitué un rhizome, tant que les composantes pragmatiques qui marquent les ruptures sont situées au plus haut de l’arbre, ou s’effacent lors de la dérivation20. En vérité, le problème le plus général concerne la nature de la machine abstraite : il n’y a aucune raison de lier l’abstrait à l’universel ou au constant, et d’effacer la singularité des machines abstraites en tant qu’elles sont construites autour de variables et de variations.
On peut mieux comprendre ce qui est en question si l’on se reporte à la discussion opposant Chomsky et Labov. Que toute langue soit une réalité composite essentiellement hétérogène, les linguistes le savent et le disent ; mais c’est une remarque de fait. Chomsky réclame seulement qu’on taille dans cet ensemble un système homogène ou standard, comme condition d’abstraction, d’idéalisation, rendant possible une étude scientifique en droit. Il ne s’agit donc pas de s’en tenir à un anglais standard, car, même s’il étudie le black-english ou l’anglais des ghettos, le linguiste se trouvera dans l’obligation de dégager un système standard garantissant la constance et l’homogénéité de l’objet étudié (aucune science ne pourrait procéder autrement, dit-on). Chomsky fait donc semblant de croire que Labov, lorsqu’il affirme son intérêt pour les traits variables du langage, s’installe ainsi dans une pragmatique de fait, extérieure à la linguistique21. Pourtant, Labov a une autre ambition. Quand il dégage des lignes de variation inhérente, il n’y voit pas simplement des « variantes libres » qui porteraient sur la prononciation, le style ou des traits non pertinents, étant hors système et laissant subsister l’homogénéité du système ; mais pas davantage un mélange de fait entre deux systèmes dont chacun serait homogène pour son compte, comme si le locuteur passait de l’un à l’autre. Il récuse l’alternative où la linguistique a voulu s’installer : attribuer les variantes à des systèmes différents, ou bien les renvoyer en deçà de la structure. C’est la variation elle-même qui est systématique, au sens où les musiciens disent « le thème, c’est la variation ». Dans la variation, Labov voit une composante de droit qui affecte chaque système du dedans, et le fait filer ou sauter par sa puissance propre, interdisant de le fermer sur soi, de l’homogénéiser en principe. Et sans doute les variations considérées par Labov sont de toute nature, phonétiques, phonologiques, syntaxiques, sémantiques, stylistiques. Il nous semble difficile d’objecter à Labov qu’il ignore la distinction du droit et du fait – ou bien de la linguistique et de la stylistique, ou de la synchronie et de la diachronie, ou des traits pertinents et des traits non pertinents, ou de la compétence et de la performance, ou de la grammaticalité de la langue et de l’agrammaticalité de la parole. Quitte à durcir les positions de Labov, on dirait plutôt qu’il réclame une autre distribution du fait et du droit, et surtout une autre conception du droit lui-même et de l’abstraction. Labov prend l’exemple d’un jeune Noir qui, dans une série très brève de phrases, semble passer dix-huit fois du système black-english au système standard et inversement. Mais justement, n’est-ce pas la distinction abstraite des deux systèmes qui se révèle arbitraire, insuffisante, puisque la plupart des formes ne sont rapportée à l’un ou à l’autre système que par les hasards de telle ou telle séquence ? Alors, ne faut-il pas convenir que tout système est en variation, et se définit, non par ses constantes et son homogénéité, mais au contraire par une variabilité qui a pour caractères d’être immanente, continue, et réglée sur un mode très particulier (règles variables ou facultatives22) ?
Comment concevoir cette variation continue qui travaille une langue du dedans, même si l’on doit sortir des limites que se fixe Labov, et des conditions de scientificité que la linguistique invoque ? Dans une même journée, un individu passe constamment d’une langue à une autre. Successivement, il parlera comme « un père doit le faire », puis comme un patron ; à l’aimée, il parlera une langue puérilisée ; en s’endormant il s’enfonce dans un discours onirique, et brusquement revient à une langue professionnelle quand le téléphone sonne. On objectera que ces variations sont extrinsèques, et que ce n’en est pas moins la même langue. Mais c’est préjuger de ce qui est en question. Car d’une part il n’est pas sûr que ce soit la même phonologie, ni la même syntaxe, la même sémantique. D’autre part, toute la question est de savoir si la langue supposée la même se définit par des invariants, ou au contraire par la ligne de variation continue qui la traverse. Certains linguistes ont suggéré que le changement linguistique se fait moins par rupture d’un système que par modification graduelle de fréquence, par coexistence et continuité d’usages différents. Soit un seul et même énoncé « je le jure ! ». Ce n’est pas le même énoncé suivant qu’il est dit par un enfant devant son père, par un amoureux devant l’aimée, par un témoin devant le tribunal. C’est comme trois séquences. (Ou bien les quatre Amen étalés sur sept séquences, de Messiaen). Là encore nous n’avons aucune raison de dire que les variables sont seulement de situation, et que l’énoncé reste en droit constant. Non seulement il y a autant d’énoncés que d’effectuations, mais l’ensemble des énoncés se trouve présent dans l’effectuation de l’un d’eux, si bien que la ligne de variation est virtuelle, c’est-à-dire réelle sans être actuelle, continue par là même et quels que soient les sauts de l’énoncé. Mettre en variation continue, ce sera faire passer l’énoncé par toutes les variables, phonologiques, syntaxiques, sémantiques, prosodiques, qui peuvent l’affecter dans le plus court moment de temps (le plus petit intervalle). Construire le continuum de Je le jure ! avec les transformations correspondantes. C’est le point de vue de la pragmatique ; mais la pragmatique est devenue intérieure à la langue, immanente, et comprend la variation des éléments linguistiques quelconques. Exemple, la ligne des trois procès de Kafka : le procès de père, en famille ; le procès de fiançailles, à l’hôtel ; le procès de tribunal. On a toujours tendance à chercher une « réduction » : on expliquera tout par la situation de l’enfant face à son père, ou bien de l’homme par rapport à la castration, ou du citoyen par rapport à la loi. Mais alors on se contente de dégager une pseudo-constante de contenu, ce qui ne vaut pas mieux que d’extraire une pseudo-constante d’expression. La mise en variation doit nous faire éviter ces dangers, puisqu’elle construit un continuum ou un médium qui ne comporte pas de début ni de fin. On ne confondra pas la variation continue avec le caractère continu ou discontinu de la variable elle-même : mot d’ordre, variation continue pour une variable discontinue... Une variable peut être continue sur une partie de son trajet, puis bondir ou sauter sans que sa variation continue soit par là même affectée, imposant un développement absent comme une « continuité alternative », virtuelle et cependant réelle.
Une constante, un invariant, se définit moins par sa permanence et sa durée que par sa fonction de centre, même relatif. Dans le système tonal ou diatonique de la musique, les lois de résonance et d’attraction déterminent des centres valables à travers tous les modes, doués de stabilité et de pouvoir attractif. Ces centres sont donc organisateurs de formes distinctes, distinctives, clairement établies pendant certaines portions de temps : système centré, codifié, linéaire, de type arborescent. Il est vrai que le « mode » mineur, en vertu de la nature de ses intervalles et de la moindre stabilité de ses accords, confère à la musique tonale un caractère fuyant, échappé, décentré. Aussi a-t-il l’ambiguïté d’être soumis à des opérations qui l’alignent sur le modèle ou l’étalon majeur, mais pourtant de faire valoir une certaine puissance modale irréductible à la tonalité, comme si la musique allait en voyage, et recueillait toutes les résurgences, fantômes d’Orient, contrées imaginaires, traditions de tout lieu. Mais, plus encore, c’est le tempérament, le chromatisme tempéré, qui présente une autre ambiguïté : celle d’étendre l’action du centre aux tons les plus lointains, mais aussi de préparer la désagrégation du principe central, de substituer aux formes centrées le développement continu d’une forme qui ne cesse pas de se dissoudre ou de se transformer. Quand le développement se subordonne la forme et s’étend sur l’ensemble, comme chez Beethoven, la variation commence à se libérer et s’identifie à la création. Toutefois, il faut attendre que le chromatisme se déchaîne, devienne un chromatisme généralisé, se retourne contre le tempérament, et affecte non seulement les hauteurs, mais toutes les composantes du son, durées, intensités, timbres, attaques. Alors on ne peut plus parler d’une forme sonore qui viendrait organiser une matière ; on ne peut même plus parler d’un développement continu de la forme. Il s’agit plutôt d’un matériau très complexe et très élaboré, qui va rendre audible des forces non sonores. Au couple matière-forme se substitue le couplage matériau-forces. Le synthétiseur a pris la place de l’ancien « jugement synthétique a priori », mais par là toutes les fonctions changent. En mettant en variation continue toutes les composantes, la musique devient elle-même un système surlinéaire, un rhizome au lieu d’un arbre, et passe au service d’un continuum cosmique virtuel, dont même les trous, les silences, les ruptures, les coupures font partie. Si bien que l’important n’est certes pas une pseudo-coupure entre le système tonal et une musique atonale ; celle-ci au contraire, en rompant avec le système tonal, n’a fait que pousser le tempérament jusqu’à ses conséquences extrêmes (aucun Viennois pourtant ne s’en est tenu là). L’essentiel est presque le mouvement inverse : le bouillonnement qui affecte le système tonal lui-même, dans une large période du XIXe et XXe siècles, et qui dissout le tempérament, élargit le chromatisme, tout en conservant un tonal relatif, réinvente de nouvelles modalités, entraîne le majeur et le mineur dans un nouvel alliage, et gagne chaque fois des domaines de variation continue pour telle et telle variables. Ce bouillonnement passe au premier plan, se fait entendre pour lui-même, et fait entendre par son matériau moléculaire ainsi travaillé les forces non sonores du cosmos qui toujours agitaient la musique – un peu de Temps à l’état pur, un grain d’Intensité absolue... Tonal, modal, atonal ne veulent plus dire grand-chose. Il n’y a que la musique pour être l’art comme cosmos, et tracer les lignes virtuelles de la variation infinie.
Là encore, on objecte que la musique n’est pas un langage, les composantes du son ne sont pas des traits pertinents de la langue, il n’y a pas correspondance entre les deux. Mais nous n’invoquons pas de correspondance, nous ne cessons de demander qu’on laisse ouvert ce qui est en question, et qu’on récuse toute distinction présupposée. Avant tout, la distinction langue-parole est faite pour mettre hors langage toutes sortes de variables qui travaillent l’expression ou l’énonciation. Jean-Jacques Rousseau proposait au contraire un rapport Voix-Musique, qui aurait pu entraîner non seulement la phonétique et la prosodie, mais la linguistique entière, dans une autre direction. La voix dans la musique n’a jamais cessé d’être un axe d’expérimentation privilégié, jouant à la fois du langage et du son. La musique a lié la voix et les instruments de manières très diverses ; mais, tant que la voix est chant, elle a pour rôle principal de « tenir » le son, elle remplit une fonction de constante, circonscrite sur une note, en même temps qu’elle est accompagnée par l’instrument. C’est seulement lorsqu’elle est rapportée au timbre qu’elle se découvre une tessiture qui la rend hétérogène à soi et lui donne une puissance de variation continue : alors elle n’est plus accompagnée, elle est réellement « machinée », elle appartient à une machine musicale qui met en prolongement ou superposition sur un même plan sonore les parties parlées, chantées, bruitées, instrumentales et éventuellement électroniques. Plan sonore d’un « glissando » généralisé, qui implique la constitution d’un espace statistique, où chaque variable a non pas une valeur moyenne, mais une probabilité de fréquence qui la met en variation continue avec les autres variables23. Visage, de Berio, ou Glossolalie de Dieter Schnebel, seraient des exemples typiques à cet égard. Et quoiqu’en dise Berio lui-même, il s’agit moins de produire un simulacre de langage ou une métaphore de la voix, avec de pseudo-constantes, que d’atteindre à cette langue neutre, secrète, sans constantes, toute en discours indirect, où le synthétiseur et l’instrument parlent autant que la voix, et la voix joue autant que l’instrument. On ne pensera pas que la musique ne sait plus chanter, dans un monde devenu mécanique ou atomique, mais plutôt qu’un immense coefficient de variation affecte et entraîne toutes les parties phatiques, aphatiques, linguistiques, poétiques, instrumentales, musicales d’un même agencement sonore – « un simple hurlement parcourant tous les degrés » (Th. Mann). Les procédés de variation de la voix sont nombreux, non seulement dans le sprechgesang qui ne cesse de quitter la hauteur, par une chute ou par une montée, mais dans les techniques de respiration circulaire, ou bien de zones de résonance où plusieurs voix semblent sortir de la même bouche. Les langues secrètes prennent ici une grande importance, dans la musique savante autant que populaire. Des ethno-musicologues ont dégagé des cas extraordinaires, par exemple au Dahomey, où tantôt une première partie diatonique vocale cède la place à une descente chromatique en langue secrète, glissant d’un son à l’autre de façon continue, modulant un continuum sonore en intervalles de plus en plus petits, jusqu’à rejoindre un « parlando » dont tous les intervalles s’estompent – et tantôt c’est la partie diatonique qui se trouve elle-même transposée suivant les niveaux chromatiques d’une architecture en terrasses, le chant étant parfois interrompu par le parlando, une simple conversation sans hauteur définie24. C’est peut-être d’ailleurs une caractéristique des langues secrètes, argots, jargons, langages professionnels, comptines, cris des marchands, de valoir moins par leurs inventions lexicales ou leurs figures de rhétorique que par la manière dont elles opèrent des variations continues sur les éléments communs de la langue. Ce sont des langues chromatiques, proches d’une notation musicale. Une langue secrète n’a pas seulement un chiffre ou un code caché qui procède encore par constante et forme un sous-système ; elle met en état de variation le système des variables de la langue publique.
Voilà ce que nous voudrions dire : un chromatisme généralisé... Mettre en variation continue des éléments quelconques, c’est une opération qui fera peut-être surgir de nouvelles distinctions, mais qui n’en conserve aucune tenue pour acquise, qui ne s’en donne aucune d’avance. Au contraire, cette opération porte en principe à la fois sur la voix, la parole, la langue, la musique. Aucune raison de faire des distinctions préalables et de principe. La linguistique en général n’a pas encore quitté une espèce de mode majeur, une sorte d’échelle diatonique, un étrange goût pour les dominantes, les constantes et les universaux. Pendant ce temps-là, toutes les langues sont en variation continue immanente : ni synchronie ni diachronie, mais asynchronie, chromatisme comme état variable et continu de la langue. Pour une linguistique chromatique, qui donne au pragmatisme ses intensités et valeurs.
Ce qu’on appelle un style, qui peut être la chose la plus naturelle du monde, c’est précisément le procédé d’une variation continue. Or, parmi tous les dualismes instaurés par la linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la linguistique de la stylistique : un style n’étant pas une création psychologique individuelle, mais un agencement d’énonciation, on ne pourra pas l’empêcher de faire une langue dans une langue. Soit une liste arbitraire d’auteurs que nous aimons, nous citons une fois de plus Kafka, Beckett, Gherasim Luca, Jean-Luc Godard... On remarque qu’ils sont plus ou moins dans la situation d’un certain bilinguisme : Kafka Juif tchèque écrivant en allemand, Beckett Irlandais écrivant à la fois en anglais et en français, Luca d’origine roumaine, Godard et sa volonté d’être Suisse. Mais ce n’est qu’une occurrence, une occasion, et l’occasion peut être trouvée ailleurs. On remarque aussi que beaucoup d’entre eux ne sont pas seulement des écrivains ou d’abord des écrivains (Beckett et le théâtre ou la télévision, Godard et le cinéma, la télévision, Luca et ses machines audio-visuelles) : c’est parce que, quand on fait subir aux éléments linguistiques un traitement de variation continue, quand on introduit dans le langage une pragmatique interne, on est forcément amené à traiter de la même façon des éléments non linguistiques, gestes, instruments, comme si les deux aspects de la pragmatique se rejoignaient, sur la même ligne de variation, dans le même continuum. Bien plus, peut-être est-ce de l’extérieur que l’idée est venue d’abord, le langage n’a fait que suivre, comme dans les sources nécessairement extérieures d’un style. Mais l’essentiel, c’est que chacun de ces auteurs ait son procédé de variation, son chromatisme élargi, sa folle production de vitesses et d’intervalles. Le bégaiement créateur de Gherasim Luca, dans le poème « Passionnément25 ». Un autre bégaiement, celui de Godard. Au théâtre, les chuchotements sans hauteur définie de Bob Wilson, les variations ascendantes et descendantes de Carmelo Bene. Bégayer, c’est facile, mais être bègue du langage lui-même, c’est une autre affaire, qui met en variation tous les éléments linguistiques, et même les éléments non linguistiques, les variables d’expression et les variables de contenu. Nouvelle forme de redondance. ET... ET... ET... Il y a toujours eu une lutte dans le langage entre le verbe « être » et la conjonction « et », entre est et et. Ces deux termes ne s’entendent et ne se combinent qu’en apparence, parce que l’un agit dans le langage comme une constante et forme l’échelle diatonique de la langue, tandis que l’autre met tout en variation, constituant les lignes d’un chromatisme généralisé. De l’un à l’autre, tout bascule. Plus que nous, ceux qui écrivent en anglais ou en américain furent conscients de cette lutte et de son enjeu, et de la valence du « et26 ». Proust disait : « les chefs-d’œuvre sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». C’est la même chose que bégayer, mais en étant bègue du langage et pas simplement de la parole. Être un étranger, mais dans sa propre langue, et pas simplement comme quelqu’un parle une autre langue que la sienne. Être bilingue, multilingue, mais dans une seule et même langue, sans même dialecte ou patois. Être un bâtard, un métis, mais par purification de la race. C’est là que le style fait langue. C’est là que le langage devient intensif, pur continuum de valeurs et d’intensités. C’est là que toute la langue devient secrète, et pourtant n’a rien à cacher, au lieu de tailler un sous-système secret dans la langue. On n’arrive à ce résultat que par sobriété, soustraction créatrice. La variation continue n’a que des lignes ascétiques, un peu d’herbe et d’eau pure.
On peut prendre n’importe quelle variable linguistique, et la faire varier sur une ligne continue nécessairement virtuelle entre deux états de cette variable. Nous ne sommes plus dans la situation des linguistes qui attendent que les constantes de la langue éprouvent une sorte de mutation, ou bien subissent l’effet de changements accumulés dans la simple parole. Les lignes de changement ou de création font partie de la machine abstraite, pleinement et directement. Hjelmslev remarquait qu’une langue comporte nécessairement des possibilités inexploitées, et que la machine abstraite doit comprendre ces possibilités ou potentialités27. Précisément « potentiel », « virtuel », ne s’oppose pas à réel ; au contraire, c’est la réalité du créatif, la mise en variation continue des variables, qui s’oppose seulement à la détermination actuelle de leurs rapports constants. Chaque fois que nous traçons une ligne de variation, les variables sont de telle ou telle nature, phonologique, syntaxique ou grammaticale, sémantique, etc., mais la ligne elle-même est a-pertinente, asyntaxique ou agrammaticale, asémantique. L’agrammaticalité, par exemple, n’est plus un caractère contingent de la parole qui s’opposerait à la grammaticalité de la langue, c’est au contraire le caractère idéal de la ligne qui met les variables grammaticales en état de variation continue. Reprenons une analyse de Nicolas Ruwet, concernant certaines expressions singulières de Cummings, he danced his did, ou they went their came. On peut reconstituer les variations par lesquelles les variables grammaticales passent virtuellement pour aboutir à de telles expressions agrammaticales (he did his dance, he danced his dance, he danced what he did..., they went as they came, they went their way...28). Malgré l’interprétation structurale de Ruwet, on évitera de croire que l’expression atypique soit produite par les formes correctes successives. C’est plutôt elle qui produit la mise en variation des formes correctes, et les arrache à leur état de constantes. L’expression atypique constitue une pointe de déterritorialisation de la langue, elle joue le rôle de tenseur, c’est-à-dire fait que la langue tend vers une limite de ses éléments, formes ou notions, vers un en-deçà ou un au-delà de la langue. Le tenseur opère une sorte de transitivisation de la phrase, et fait que le dernier terme réagit sur le précédent, remontant toute la chaîne. Il assure un traitement intensif et chromatique de la langue. Une expression aussi simple que ET... peut jouer le rôle de tenseur à travers tout le langage. En ce sens, ET est moins une conjonction que l’expression atypique de toutes les conjonctions possibles qu’il met en variation continue. Aussi le tenseur ne se laisse-t-il réduire ni à une constante ni à une variable, mais assure la variation de la variable en soustrayant chaque fois la valeur de la constante (n – 1). Les tenseurs ne coïncident avec aucune catégorie linguistique ; ce sont pourtant des valeurs pragmatiques essentielles aux agencements d’énonciation comme aux discours indirects29.
On croit parfois que ces variations n’expriment pas le travail ordinaire de la création dans la langue, et restent marginales, réservées aux poètes, aux enfants et aux fous. C’est parce que l’on veut définir la machine abstraite par des constantes, qui ne peuvent dès lors être modifiées que secondairement, par effet cumulatif ou mutation syntagmatique. Mais la machine abstraite de la langue n’est pas universelle ou même générale, elle est singulière ; elle n’est pas actuelle, mais virtuelle-réelle ; elle n’a pas de règles obligatoires ou invariables, mais des règles facultatives qui varient sans cesse avec la variation même, comme dans un jeu où chaque coup porterait sur la règle. D’où la complémentarité des machines abstraites et des agencements d’énonciation, la présence des unes dans les autres. C’est que la machine abstraite est comme le diagramme d’un agencement. Elle trace les lignes de variation continue, tandis que l’agencement concret traite des variables, organise leurs rapports très divers en fonction de ces lignes. L’agencement négocie les variables à tel ou tel niveau de variation, suivant tel ou tel degré de déterritorialisation, pour déterminer celles qui entreront dans des rapports constants ou obéiront à des règles obligatoires, celles au contraire qui serviront de matière fluente à la variation. On n’en conclura pas que l’agencement oppose seulement une certaine résistance ou inertie à la machine abstraite ; car même les « constantes » sont essentielles à la détermination des virtualités par lesquelles la variation passe, elles sont elles-mêmes facultativement choisies. À un certain niveau il y a bien freinage et résistance, mais à un autre niveau de l’agencement il n’y a plus qu’un va-et-vient entre les divers types de variables, et des couloirs de passage parcourus dans les deux sens : c’est toutes à la fois que les variables effectuent la machine d’après l’ensemble de leurs rapports. Il n’y a donc pas lieu de distinguer une langue collective et constante, et des actes de parole, variables et individuels. La machine abstraite est toujours singulière, désignée par un nom propre, de groupe ou d’individu, tandis que l’agencement d’énonciation est toujours collectif, dans l’individu comme dans le groupe. Machine abstraite-Lénine et agencement collectif-bolchevik... Il en est de même en littérature, en musique. Nul primat de l’individu, mais indissolubilité d’un Abstrait singulier et d’un Concret collectif. La machine abstraite n’existe pas plus indépendamment de l’agencement que l’agencement ne fonctionne indépendamment de la machine.
Puisque tout le monde sait qu’une langue est une réalité variable hétérogène, qu’est-ce que signifie l’exigence des linguistes, de tailler un système homogène pour rendre possible l’étude scientifique ? Il s’agit d’extraire des variables un ensemble de constantes, ou de déterminer des rapports constants entre les variables (on le voit bien déjà dans la commutativité des phonologistes). Mais le modèle scientifique par lequel la langue devient objet d’étude ne fait qu’un avec un modèle politique par lequel la langue est pour son compte homogénéisée, centralisée, standardisée, langue de pouvoir, majeure ou dominante. Le linguiste a beau se réclamer de la science, rien d’autre que la science pure, ce ne serait pas la première fois que l’ordre de la science viendrait garantir les exigences d’un autre ordre. Qu’est-ce que la grammaticalité, et le signe S, le symbole catégoriel qui domine les énoncés ? C’est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique, et les arbres chomskiens établissent des rapports constants entre variables de pouvoir. Former des phrases grammaticalement correctes est, pour l’individu normal, le préalable de toute soumission aux lois sociales. Nul n’est censé ignorer la grammaticalité, ceux qui l’ignorent relèvent d’institutions spéciales. L’unité d’une langue est d’abord politique. Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par une langue dominante, qui tantôt avance sur un large front, et tantôt s’abat simultanément sur des centres divers. On peut concevoir plusieurs façons pour une langue de s’homogénéiser, de se centraliser : la façon républicaine n’est pas forcément la même que la royale, et n’est pas la moins dure30. Mais toujours l’entreprise scientifique de dégager des constantes et des relations constantes se double de l’entreprise politique de les imposer à ceux qui parlent, et de transmettre des mots d’ordre.
Speak white and loud
oui quelle admirable langue
pour embaucher
donner des ordres
fixer l’heure de la mort à l’ouvrage
et de la pause qui rafraîchit...
Alors, faut-il distinguer deux sortes de langues, « hautes » et « basses », majeures et mineures ? Les unes se définiraient précisément par le pouvoir des constantes, les autres par la puissance de la variation. Nous ne voulons pas simplement opposer l’unité d’une langue majeure à une multiplicité de dialectes. C’est plutôt chaque dialecte qui se trouve affecté d’une zone de transition et de variation, ou mieux, c’est chaque langue mineure qui se trouve affectée d’une zone de variation proprement dialectale. Selon Malmberg, on trouve rarement des frontières nettes sur les cartes de dialectes, mais des zones limitrophes et transitionnelles, d’indiscernabilité. On dit aussi que « la langue québécoise est riche de tant de modulations et variations d’accents régionaux et jeux d’accents toniques que, sans toutefois exagérer, il semble parfois qu’elle serait mieux préservée par la notation musicale que par tout système d’orthographe31 ». La notion même de dialecte est très incertaine. De plus, elle est relative, parce qu’il faut savoir par rapport à quelle langue majeure elle exerce sa fonction : par exemple, la langue québécoise ne s’évalue pas seulement par rapport à un français standard, mais par rapport à l’anglais majeur auquel elle emprunte toutes sortes d’éléments phonétiques et syntaxiques pour les faire varier. Les dialectes bantous ne s’évaluent pas seulement par rapport à une langue-mère, mais par rapport à l’afrikaans comme langue majeure, et à l’anglais comme langue contre-majeure préférée par les Noirs32. Bref, ce n’est pas la notion de dialecte qui éclaire celle de langue mineure, mais l’inverse, c’est la langue mineure qui définit des dialectes par ses propres possibilités de variation. Alors, faut-il distinguer des langues majeures et des langues mineures, soit en se plaçant dans la situation régionale d’un bilinguisme ou d’un multilinguisme qui comporte au moins une langue dominante et une langue dominée, soit en considérant une situation mondiale qui donne à certaines langues un pouvoir impérialiste par rapport à d’autres (ainsi le rôle de l’anglais-américain aujourd’hui) ?
Deux raisons au moins nous empêchent d’adopter ce point de vue. Comme le remarque Chomsky, un dialecte, une langue de ghetto, une langue mineure n’échappe pas aux conditions d’un traitement qui en dégage un système homogène et en extrait des constantes : le black-english a bien une grammaire propre qui ne se définit pas comme une somme de fautes ou d’infractions envers l’anglais-standard, mais justement cette grammaire ne peut être considérée qu’en lui appliquant les mêmes règles d’étude qu’à celle de l’anglais-standard. En ce sens, les notions de majeur et de mineur semblent n’avoir aucun intérêt linguistique. Le français, en perdant sa fonction majeure mondiale, ne perd rien de sa constance et de son homogénéité, de sa centralisation. Inversement, l’afrikaans a gagné son homogénéité quand il était une langue localement mineure en lutte contre l’anglais. Même et surtout politiquement, on voit mal comment les tenants d’une langue mineure peuvent opérer, sauf en lui donnant, ne serait-ce que par l’écriture, la constance et l’homogénéité qui en font une langue localement majeure capable de forcer la reconnaissance officielle (d’où le rôle politique des écrivains qui font valoir les droits d’une langue mineure). Mais il semble que l’argument contraire vaut davantage encore : plus une langue a ou acquiert les caractères d’une langue majeure, plus elle est travaillée par des variations continues qui la transposent en « mineur ». Il est vain de critiquer l’impérialisme mondial d’une langue en dénonçant les corruptions qu’elle introduit dans d’autres langues (par exemple, la critique des puristes contre l’influence anglaise, la dénonciation poujadiste ou académique du « franglais »). Car une langue, comme l’anglais, l’américain, n’est pas mondialement majeure sans être travaillée par toutes les minorités du monde, avec des procédés de variation très divers. Manière dont le gaélique, l’anglo-irlandais, fait varier l’anglais. Manière dont le black-english et tant de « ghettos » font varier l’américain, au point que New York est presque une ville sans langue. (Bien plus, l’américain ne s’est pas constitué, dans ses différences avec l’anglais, sans ce travail linguistique des minorités.) Ou bien la situation linguistique dans l’ancien empire autrichien : l’allemand n’est pas langue majeure par rapport aux minorités sans subir de leur part un traitement qui en fait une langue mineure par rapport à l’allemand des Allemands. Or il n’y a pas de langue qui n’ait ses minorités internes, endogènes, intralinguistiques. Si bien que, du point de vue le plus général de la linguistique, la position de Chomsky et celle de Labov ne cessent de passer l’une dans l’autre, et de se convertir. Chomsky peut dire qu’une langue même mineure, dialectale ou de ghetto, n’est pas étudiable hors des conditions qui en dégagent des invariants, et qui éliminent les variables « extrinsèques ou mixtes » ; mais Labov, répondre qu’une langue, même majeure et standard, n’est pas étudiable indépendamment des variations « inhérentes », qui ne sont précisément ni mixtes ni extrinsèques. Vous n’atteindrez pas à un système homogène qui ne soit encore ou déjà travaillé par une variation immanente, continue et réglée (pourquoi Chomsky fait-il semblant de ne pas comprendre ?).
Il n’y a donc pas deux sortes de langues, mais deux traitements possibles d’une même langue. Tantôt l’on traite les variables de manière à en extraire des constantes et des rapports constants, tantôt, de manière à les mettre en état de variation continue. Nous avons eu tort parfois de faire comme si les constantes existaient à côté des variables, constantes linguistiques à côté de variables d’énonciation : c’était par commodité d’exposé. Car il est évident que les constantes sont tirées des variables elles-mêmes ; les universaux n’ont pas plus d’existence en soi dans la linguistique que dans l’économie, et sont toujours conclus d’une universalisation ou d’une uniformisation qui portent sur les variables. Constante ne s’oppose pas à variable, c’est un traitement de la variable qui s’oppose à l’autre traitement, celui de la variation continue. Les règles dites obligatoires correspondent au premier traitement, tandis que les règles facultatives concernent la construction d’un continuum de variation. Bien plus, un certain nombre de catégories ou de distinctions ne peuvent pas être invoquées, elles ne sont pas applicables ni objectables, parce qu’elles supposent déjà le premier traitement et sont tout entières subordonnées à la recherche des constantes : ainsi la langue en tant qu’on l’oppose à la parole ; la synchronie, à la diachronie ; la compétence, à la performance ; les traits distinctifs, à des traits non distinctifs (ou secondairement distinctifs). Car les traits non distinctifs, pragmatiques, stylistiques, prosodiques, ne sont pas seulement des variables omniprésentes qui se distinguent de la présence ou de l’absence d’une constante, des éléments surlinéaires et « suprasegmentaux » qui se distinguent des éléments segmentaux linéaires : leurs caractères mêmes leur donnent la puissance de mettre tous les éléments de la langue en état de variation continue – ainsi l’action du ton sur les phonèmes, de l’accent sur les morphèmes, de l’intonation sur la syntaxe. Ce ne sont donc pas des traits secondaires, mais un autre traitement de la langue, qui ne passe plus par des catégories précédentes.
« Majeur » et « mineur » ne qualifient pas deux langues, mais deux usages ou fonctions de la langue. Le bilinguisme a certes une valeur exemplaire, mais, là encore, par simple commodité. Sans doute, dans l’empire autrichien, le tchèque est langue mineure par rapport à l’allemand ; mais l’allemand de Prague fonctionne déjà comme langue potentiellement mineure par rapport à celui de Vienne ou de Berlin ; et Kafka, Juif tchèque écrivant en allemand, c’est à l’allemand qu’il fait subir un traitement créateur de langue mineure, construisant un continuum de variation, négociant toutes les variables pour, à la fois, resserrer les constantes et étendre les variations : faire bégayer la langue, ou la faire « piauler »..., tendre des tenseurs dans toute la langue, même écrite, et en tirer des cris, des clamés, des hauteurs, durées, timbres, accents, intensités. On a souvent marqué deux tendances conjointes des langues dites mineures : un appauvrissement, une déperdition des formes, syntaxiques ou lexicales ; mais en même temps une curieuse prolifération d’effets changeants, un goût de la surcharge et de la paraphrase. On peut le dire aussi bien de l’allemand de Prague, du black-english, ou du québécois. Mais, sauf de rares exceptions, l’interprétation des linguistes a été plutôt malveillante, invoquant une pauvreté et une préciosité consubstantielles. La prétendue pauvreté est en fait une restriction des constantes, comme la surcharge, une extension des variations, pour déployer un continuum emportant toutes les composantes. Cette pauvreté n’est pas un manque, mais un vide ou une ellipse qui font que l’on contourne une constante sans s’y engager, ou qu’on l’aborde par en dessus ou en dessous sans s’y installer. Et cette surcharge n’est pas une figure de rhétorique, une métaphore ou structure symbolique, c’est une paraphrase mouvante qui témoigne de la présence illocalisée d’un discours indirect au sein de tout énoncé. Des deux côtés on assiste à un refus des repères, à une dissolution de la forme constante au profit des différences de dynamique. Et plus une langue entre dans cet état, plus elle est proche, non seulement d’une notation musicale, mais de la musique elle-même33.
Soustraire et mettre en variation, retrancher et mettre en variation, c’est une seule et même opération. Il n’y a pas une pauvreté et une surcharge qui caractériseraient les langues mineures par rapport à une langue majeure ou standard ; il y a une sobriété et une variation qui sont comme un traitement mineur de la langue standard, un devenir-mineur de la langue majeure. Le problème n’est pas celui d’une distinction entre langue majeure et langue mineure, mais celui d’un devenir. La question n’est pas de se reterritorialiser sur un dialecte ou un patois, mais de déterritorialiser la langue majeure. Les Noirs-américains n’opposent pas le black à l’english, ils font avec l’américain qui est leur propre langue un black-english. Les langues mineures n’existent pas en soi : n’existant que par rapport à une langue majeure, ce sont aussi des investissements de cette langue pour qu’elle devienne elle-même mineure. Chacun doit trouver la langue mineure, dialecte ou plutôt idiolecte, à partir de laquelle il rendra mineure sa propre langue majeure. Telle est la force des auteurs qu’on appelle « mineurs », et qui sont les plus grands, les seuls grands : avoir à conquérir leur propre langue, c’est-à-dire arriver à cette sobriété dans l’usage de la langue majeure, pour la mettre en état de variation continue (le contraire d’un régionalisme). C’est dans sa propre langue qu’on est bilingue ou multilingue. Conquérir la langue majeure pour y tracer des langues mineures encore inconnues. Se servir de la langue mineure pour faire filer la langue majeure. L’auteur mineur est l’étranger dans sa propre langue. S’il est bâtard, s’il se vit comme bâtard, ce n’est pas par mixité ou mélange de langues, mais plutôt par soustraction et variation de la sienne, à force d’y tendre des tenseurs.
C’est une notion très complexe, celle de minorité, avec ses renvois musicaux, littéraires, linguistiques, mais aussi juridiques, politiques. Minorité et majorité ne s’opposent pas d’une manière seulement quantitative. Majorité implique une constante, d’expression ou de contenu, comme un mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue. Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound). Il est évident que « l’homme » a la majorité, même s’il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les homosexuels..., etc. C’est qu’il apparaît deux fois, une fois dans la constante, une fois dans la variable d’où l’on extrait la constante. La majorité suppose un état de pouvoir et de domination, et non l’inverse. Elle suppose le mètre-étalon et non l’inverse. Même le marxisme « a traduit presque toujours l’hégémonie du point de vue de l’ouvrier national, qualifié, mâle et de plus de trente-cinq ans34 ». Une autre détermination que la constante sera donc considérée comme minoritaire, par nature et quel que soit son nombre, c’est-à-dire comme un sous-système ou comme hors-système. On le voit bien dans toutes les opérations, électorales ou autres, où l’on vous donne à choisir, à condition que votre choix reste conforme aux limites de la constante (« vous n’avez pas à choisir un changement de société... »). Mais, à ce point, tout se renverse. Car la majorité, dans la mesure où elle est analytiquement comprise dans l’étalon abstrait, ce n’est jamais personne, c’est toujours Personne – Ulysse –, tandis que la minorité, c’est le devenir de tout le monde, son devenir potentiel pour autant qu’il dévie du modèle. Il y a un « fait » majoritaire, mais c’est le fait analytique de Personne, qui s’oppose au devenir-minoritaire de tout le monde. C’est pourquoi nous devons distinguer : le majoritaire comme système homogène et constant, les minorités comme sous-systèmes, et le minoritaire comme devenir potentiel et créé, créatif. Le problème n’est jamais d’acquérir la majorité, même en instaurant une nouvelle constante. Il n’y a pas de devenir majoritaire, majorité n’est jamais un devenir. Il n’y a de devenir que minoritaire. Les femmes, quel que soit leur nombre, sont une minorité, définissable comme état ou sous-ensemble ; mais elles ne créent qu’en rendant possible un devenir, dont elles n’ont pas la propriété, dans lequel elles ont elles-mêmes à entrer, un devenir-femme qui concerne l’homme tout entier, hommes et femmes y compris. C’est la même chose pour les langues mineures : ce ne sont pas simplement des sous-langues, idiolectes ou dialectes, mais des agents potentiels pour faire entrer la langue majeure dans un devenir minoritaire de toutes ses dimensions, de tous ses éléments. On distinguera des langues mineures, la langue majeure, et le devenir-mineur de la langue majeure. Bien sûr, les minorités sont des états définissables objectivement, états de langue, d’ethnie, de sexe, avec leurs territorialités de ghetto ; mais elles doivent être considérées aussi comme des germes, des cristaux de devenir, qui ne valent qu’en déclenchant des mouvements incontrôlables et des déterritorialisations de la moyenne ou de la majorité. C’est pourquoi Pasolini montrait que l’essentiel, précisément dans le discours indirect libre, n’était ni dans une langue A, ni dans une langue B, mais « dans une langue X, qui n’est autre que la langue A en train de devenir réellement une langue B35 ». Il y a une figure universelle de la conscience minoritaire, comme devenir de tout le monde, et c’est ce devenir qui est création. Ce n’est pas en acquérant la majorité qu’on y atteint. Cette figure, c’est précisément la variation continue, comme une amplitude qui ne cesse de déborder par excès et par défaut le seuil représentatif de l’étalon majoritaire. En dressant la figure d’une conscience universelle minoritaire, on s’adresse à des puissances de devenir qui sont d’un autre domaine que celui du Pouvoir et de la Domination. C’est la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au Fait majoritaire de Personne. Le devenir minoritaire comme figure universelle de la conscience s’appelle autonomie. Ce n’est certes pas en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme ou du ghetto, qu’on devient révolutionnaire ; c’est en utilisant beaucoup d’éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant, qu’on invente un devenir spécifique autonome, imprévu36.
Le mode majeur et le mode mineur sont deux traitements de la langue, l’un consistant à en extraire des constantes, l’autre à la mettre en variation continue. Mais, dans la mesure où le mot d’ordre est la variable d’énonciation qui effectue la condition de la langue, et définit l’usage des éléments d’après l’un ou l’autre traitement, c’est bien au mot d’ordre qu’il faut revenir, comme au seul « métalangage » capable de rendre compte de cette double direction, de ce double traitement des variables. Si le problème des fonctions du langage est généralement mal posé, c’est parce qu’on laisse de côté cette variable-mot d’ordre, qui se subordonne toutes les fonctions possibles. Conformément aux indications de Canetti, nous pouvons partir de la situation pragmatique suivante : le mot d’ordre est sentence de mort, il implique toujours une telle sentence, même très adoucie, devenue symbolique, initiatique, temporaire..., etc. Le mot d’ordre apporte une mort directe à celui qui reçoit l’ordre, ou bien une mort éventuelle s’il n’obéit pas, ou bien une mort qu’il doit lui-même infliger, porter ailleurs. Un ordre du père à son fils, « tu feras ceci », « tu ne feras pas cela », ne se laisse pas séparer de la petite sentence de mort que le fils éprouve en un point de sa personne. Mort, mort, tel est le seul jugement, et ce qui fait du jugement un système. Verdict. Mais le mot d’ordre est aussi autre chose, inséparablement lié : il est comme un cri d’alarme ou un message de fuite. Il serait trop simple de dire que la fuite est une réaction contre le mot d’ordre ; elle est plutôt comprise en lui, comme son autre face dans un agencement complexe, son autre composante. Canetti a raison d’invoquer le rugissement du lion, qui énonce ensemble la fuite et la mort37. Le mot d’ordre a deux tons. Le prophète ne reçoit pas moins les mots d’ordre en prenant la fuite qu’en souhaitant la mort : le prophétisme juif a soudé le vœu d’être mort et l’élan de fuite au mot d’ordre divin.
Or, si nous considérons le premier aspect du mot d’ordre, c’est-à-dire la mort comme exprimé de l’énoncé, nous voyons bien qu’il correspond aux exigences précédentes : la mort a beau concerner essentiellement les corps, s’attribuer aux corps, elle doit à son immédiateté, à son instantanéité, le caractère authentique d’une transformation incorporelle. Ce qui la précède et ce qui la suit peuvent être un long système d’actions et de passions, un lent travail des corps ; en elle-même, elle n’est ni action ni passion, mais pur acte, pure transformation que l’énonciation soude avec l’énoncé, sentence. Cet homme est mort... Tu es déjà mort quand tu reçois le mot d’ordre... La mort en effet est partout comme cette frontière infranchissable, idéelle, qui sépare les corps, leurs formes et leurs états, et comme la condition, même initiatique, même symbolique, par laquelle un sujet doit passer pour changer de forme ou d’état. C’est en ce sens que Canetti parle de l’« énantiomorphose » : un régime qui renvoie à un Maître immuable et hiératique, légiférant à chaque moment par constantes, interdisant ou limitant strictement les métamorphoses, fixant aux figures des contours nets et stables, opposant deux à deux les formes, imposant aux sujets de mourir pour passer de l’une à l’autre. C’est toujours par quelque chose d’incorporel qu’un corps se sépare et se distingue d’un autre. En tant qu’elle est l’extrémité d’un corps, la figure est l’attribut non corporel qui le limite et le finit : la mort est la Figure. C’est par une mort qu’un corps s’achève non seulement dans le temps, mais dans l’espace, et que ses lignes forment, cernent un contour. Il y a des espaces morts non moins que des temps morts. « La répétition de l’énantiomorphose conduit à une réduction du monde (...) ; les interdictions sociales de métamorphose sont peut-être les plus importantes de toutes. (...) C’est la mort elle-même que l’on interpose entre les classes, frontière on ne peut plus stricte. » Dans un tel régime, tout nouveau corps exige l’érection d’une forme opposable autant que la formation de sujets distincts : la mort est la transformation générale incorporelle qui s’attribue à tous les corps du point de vue de leurs formes et de leurs substances (par exemple, le corps du Parti ne se détachera pas sans une opération d’énantiomorphie, et sans la formation de nouveaux militants qui supposent l’élimination d’une première génération).
Il est vrai que nous invoquons ici des considérations de contenu non moins que d’expression. En effet, au moment même où les deux plans se distinguent le plus, comme le régime de corps et le régime de signes dans un agencement, ils renvoient encore à leur présupposition réciproque. La transformation incorporelle est l’exprimé des mots d’ordre, mais aussi bien l’attribut des corps. Ce ne sont pas seulement les variables linguistiques d’expression, mais aussi les variables non linguistiques de contenu, qui entrent respectivement dans des rapports d’opposition ou de distinction formelles, aptes à dégager des constantes. Comme l’indique Hjelmslev, c’est de la même manière qu’une expression se divise en unités phoniques, par exemple, et qu’un contenu se divise en unités physiques, zoologiques ou sociales (« veau » se divise en bovin-mâle-jeune38). Le réseau des binarités, des arborescences, vaut d’un côté comme de l’autre. Il n’y a pourtant nulle ressemblance, ni correspondance ou conformité analytiques des deux plans. Mais leur indépendance n’exclut pas l’isomorphisme, c’est-à-dire l’existence du même type de relations constantes d’un côté ou de l’autre. Et c’est ce type de relations qui fait dès le début que les éléments linguistiques et non linguistiques ne sont pas séparables, malgré leur absence de correspondance. C’est en même temps que les éléments de contenu vont donner des contours nets aux mélanges de corps, et les éléments d’expression un pouvoir de sentence ou de jugement aux exprimés non corporels. Tous ces éléments ont des degrés d’abstraction et de déterritorialisation différents, mais ils opèrent à chaque fois une reterritorialisation de l’ensemble de l’agencement, sur tels mots d’ordre et tels contours. C’est même le sens de la doctrine du jugement synthétique, d’avoir montré qu’il y avait un lien a priori (isomorphisme) entre la Sentence et la Figure, la forme d’expression et la forme de contenu.
Mais, si l’on considère l’autre aspect du mot d’ordre, la fuite et non la mort, il apparaît que les variables y entrent dans un nouvel état, qui est celui de la variation continue. Le passage à la limite apparaît maintenant comme la transformation incorporelle, qui ne cesse pourtant de s’attribuer aux corps : la seule manière, non pas de supprimer la mort, mais de la réduire ou d’en faire elle-même une variation. À la fois le langage est poussé par ce mouvement qui le fait tendre vers ses propres limites, et les corps, pris dans le mouvement de la métamorphose de leur contenu, ou dans l’exhaustion qui leur fait atteindre ou dépasser la limite de leurs figures. Il y aurait lieu d’opposer ici des sciences mineures aux sciences majeures : par exemple l’élan de la ligne brisée vers la courbe, toute une géométrie opérative du trait et du mouvement, une science pragmatique des mises en variation, qui procède autrement que la science majeure ou royale des invariants d’Euclide, et qui traverse une longue histoire de suspicion et même de répression (nous reviendrons sur cette question). Le plus petit intervalle est toujours diabolique : le maître des métamorphoses s’oppose au roi hiératique invariant. C’est comme si une matière intense se libérait, un continuum de variation, ici dans les tenseurs intérieurs de la langue, là dans les tensions intérieures de contenu. L’idée du plus petit intervalle ne s’établit pas entre des figures de même nature, mais implique au moins la courbe et la droite, le cercle et la tangente. On assiste à une transformation des substances et à une dissolution des formes, passage à la limite ou fuite des contours, au profit des forces fluides, des flux, de l’air, de la lumière, de la matière qui font qu’un corps ou un mot ne s’arrêtent en aucun point précis. Puissance incorporelle de cette matière intense, puissance matérielle de cette langue. Une matière plus immédiate, plus fluide et ardente que les corps et les mots. Dans la variation continue, il n’y a même plus lieu de distinguer une forme d’expression et une forme de contenu, mais deux plans même inséparables en présupposition réciproque. Maintenant, la relativité de leur distinction s’est pleinement réalisée sur le plan de consistance où la déterritorialisation devient absolue, entraînant l’agencement. Absolu ne signifie pourtant pas indifférencié : les différences, devenues « infiniment petites », se feront dans une seule et même matière qui servira d’expression comme puissance incorporelle, mais également de contenu comme corporéité sans limites. Les variables de contenu et d’expression ne sont plus dans le rapport de présupposition qui suppose encore deux formes : la mise en variation continue des variables opère plutôt le rapprochement des deux formes, la conjonction des pointes de déterritorialisation d’un côté comme de l’autre, sur le plan d’une même matière libérée, sans figures, délibérément non formée, qui ne retient justement que ces pointes, ces tenseurs ou tensions dans l’expression comme dans le contenu. Les gestes et les choses, les voix et les sons, sont pris dans le même « opéra », emportés dans les effets changeants de bégaiement, de vibrato, de trémolo et de débordement. Un synthétiseur met en variation continue tous les paramètres, et fait que, peu à peu, « des éléments foncièrement hétérogènes finissent par se convertir l’un dans l’autre de quelque manière ». Il y a matière commune dès qu’il y a cette conjonction. C’est seulement là qu’on atteint à la machine abstraite, ou au diagramme de l’agencement. Le synthétiseur a pris la place du jugement, comme la matière celle de la figure ou de la substance formée. Il ne convient même plus de grouper d’une part des intensités énergétiques, physico-chimiques, biologiques, d’autre part des intensités sémiotiques, informatives, linguistiques, esthétiques, mathématiques..., etc. La multiplicité des systèmes d’intensités se conjugue, se rhizomatise sur l’agencement tout entier, dès le moment qu’il est entraîné par ces vecteurs ou tensions de fuite. Car la question n’était pas : comment échapper au mot d’ordre ? – mais comment échapper à la sentence de mort qu’il enveloppe, comment développer sa puissance de fuite, comment empêcher la fuite de tourner dans l’imaginaire, ou de tomber dans un trou noir, comment maintenir ou dégager la potentialité révolutionnaire d’un mot d’ordre ? Hofmannsthal se lance à lui-même le mot d’ordre « Allemagne, Allemagne ! », besoin de reterritorialiser, même dans un « miroir mélancolique ». Mais, sous ce mot d’ordre, il en entend un autre : comme si les vieilles « figures » allemandes étaient de simples constantes qui s’effaçaient maintenant pour indiquer un rapport avec la nature, avec la vie, d’autant plus profond qu’il est plus variable – en quel cas ce rapport avec la vie doit être un raidissement, dans quel cas une soumission, à quel moment il s’agit de se révolter, à quel moment se rendre, ou bien être impassible, et quand faut-il une parole sèche, quand faut-il une exubérance ou un divertissement39 ? Quelles que soient les coupures ou les ruptures, seule la variation continue dégagera cette ligne virtuelle, ce continuum virtuel de la vie, « l’élément essentiel ou le réel derrière le quotidien ». Dans un film d’Herzog, il y a un énoncé splendide. Se posant une question, le personnage du film dit : qui donnera une réponse à cette réponse ? Il n’y a pas de question, en effet, on ne répond jamais qu’à des réponses. À la réponse déjà contenue dans une question (interrogatoire, concours, plébiscite, etc.), on opposera des questions qui viennent d’une autre réponse. On dégagera un mot d’ordre du mot d’ordre. Dans le mot d’ordre, la vie doit répondre à la réponse de la mort, non pas en fuyant, mais en faisant que la fuite agisse et crée. Il y a des mots de passe sous les mots d’ordre. Des mots qui seraient comme de passage, des composantes de pasage, tandis que les mots d’ordre marquent des arrêts, des compositions stratifiées, organisées. La même chose, le même mot, a sans doute cette double nature : il faut extraire l’une de l’autre – transformer les compositions d’ordre en composantes de passages.
1. Georges Darien, L’épaulette, 10-18, p. 435. Ou bien Zola, La bête humaine, Gallimard, p. 188 : « Et elle disait cela, non pour le convaincre, mais uniquement pour l’avertir qu’elle devait être innocente aux yeux des autres. » Ce type de phrase nous paraît caractéristique du roman en général, beaucoup plus que la phrase informative « la marquise sortit à cinq heures ».
2. Spengler, L’homme et la technique, Gallimard, « Idées », p. 103.
3. Brice Parain, Sur la dialectique, Gallimard. Parain développe une théorie de la « supposition » ou du présupposé dans le langage, en rapport avec ces ordres donnés à la vie ; mais il y voit moins un pouvoir au sens politique qu’un devoir au sens moral.
4. Deux auteurs surtout ont dégagé l’importance du discours indirect, notamment sous sa forme dite « libre », du point de vue d’une théorie de l’énonciation qui déborde les catégories linguistiques traditionnelles : Mickhael Bakhtine (pour le russe, l’allemand et le français), Le marxisme et la philosophie du langage, Éd. de Minuit, IIIe partie ; P.P. Pasolini (pour l’italien), L’expérience hérétique, Payot, Ire partie. Nous nous servons aussi d’une étude inédite de J.-P. Bamberger sur « Les formes du discours indirect dans le cinéma, muet et parlant ».
5. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, p. 61 : « On n’a pas constaté qu’une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. »
6. William Labov a bien montré la contradiction, ou du moins le paradoxe sur lequel débouchait la distinction langue-parole : on définit la langue comme « la partie sociale » du langage, on renvoie la parole aux variations individuelles ; mais, la partie sociale étant fermée sur soi, il en découle nécessairement qu’un seul individu témoignera en droit pour la langue, indépendamment de toute donnée extérieure, tandis que la parole ne se découvrira que dans un contexte social. De Saussure à Chomsky, c’est le même paradoxe : « l’aspect social du langage se laisse étudier dans l’intimité d’un bureau, tandis que son aspect individuel exige une recherche au cœur de la communauté » (Sociolinguistique, Éd. de Minuit, p. 259 sq. 361 sq.).
7. Benveniste, Problèmes de linguistique générale (Ve partie) : sur l’élimination de l’illocutoire, cf. p. 274 sq.
8. Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, p. 70-80 (et « De Saussure à la philosophie du langage », préface aux Actes de langage, J.R. Searle, Hermann). Ducrot met en question les notions d’information et de code, de communication et de subjectivité linguistiques. Il élabore une théorie de la « présupposition linguistique » ou de l’implicite non discursif, par opposition à l’implicite discursif et conclu qui se refère encore à un code. Il construit une pragmatique qui pénètre toute la linguistique, et tend vers une étude des agencements d’énonciation, considérés d’un point de vue « juridique », « polémique » ou « politique ».
9. De deux manières différentes, Bakhtine et Labov ont insisté sur le caractère social de l’énonciation. Par là ils s’opposent non seulement au subjectivisme mais au structuralisme, pour autant que celui-ci renvoie le système de la langue à la compréhension d’un individu de droit, et les facteurs sociaux, aux individus de fait en tant qu’ils parlent.
10. Ducrot, p. 77 : « Qualifier une action de crime (vol, abus de confiance, chantage, etc), ce n’est pas, au sens que nous donnons à ce terme, la présenter comme un acte, puisque la situation juridique de culpabilité, qui définit le crime, est cencée découler de telles ou telles autres conséquences de l’activité décrite : telle activité est considérée comme punissable parce qu’elle nuit à autrui, à l’ordre, à la société, etc. L’énoncé d’une sentence par un magistrat peut au contraire être considéré comme un acte juridique, puisque aucun effet ne vient s’intercaler entre la parole du magistrat et la transformation de l’accusé en condamné. »
11. J.K. Galbraith, L’argent, Gallimard, « Idées », « L’Inflation finale », p. 259 sq. : « Le rideau tomba le 20 novembre 1923. Comme pour l’Autriche un an auparavant, la fin survint brutalement. Et comme l’inflation française de moindre ampleur, elle se termina avec une facilité déconcertante. Elle s’est peut-être terminée parce qu’elle ne pouvait plus continuer. Le 20 novembre, on décréta que le vieux reichsmarck n’était plus une monnaie. On en instaura une nouvelle, la rentenmark. (...) On décréta que ce nouveau rentenmark serait gagé sur une hypothèque sur l’ensemble du sol et des autres actifs matériels détenus par le Reich. L’origine de ces idées remonte aux assignats : mais elle était nettement plus frauduleuse [Galbraith veut dire : déterritorialisée]. Dans la France de 1789, il existait de vastes terres récemment confisquées à l’Église contre lesquelles la monnaie pouvait être échangée au début. Mais, si un Allemand avait exercé un droit de saisie sur la propriété foncière, on aurait douté de sa santé mentale. Et pourtant le système fonctionna. Avec l’aide des circonstances. (...) Si, après 1923, le budget allemand avait été soumis aux mêmes exigences que précédemment (les réparations et le coût de la résistance passive) rien n’aurait sauvé le mark et sa réputation. »
12. Bakhtine, p. 156-157. Et sur « les rapports de force symbolique » en tant que variables intérieures à l’énonciation, cf. P. Bourdieu, « L’économie des échanges linguistiques », in Linguistique et sociolinguistique, Langue française, mai 1977, Larousse, p. 18-21.
13. La notion même de classe prolétarienne est justiciable de la question : le prolétariat existe-t-il déjà à tel moment, et comme corps ? (ou bien existe-t-il encore ?) On voit comment les marxistes en font un usage anticipateur, par exemple quand ils parlent d’un « prolétariat embryonnaire ».
14. Cité par David Cooper, Le langage de la folie, Éd. du Seuil, p. 32-33. Cooper commente : « le terme entendre des voix signifie qu’on devient conscient de quelque chose qui dépasse la conscience du discours normal [i.e direct] et qui doit, en conséquence, être expérimenté comme différent ».
15. Elias Canetti est un des rares auteurs qui se soient intéressés au mode d’action psychologique du mot d’ordre (Masse et puissance, Gallimard, p. 321-353). Il suppose qu’un ordre imprime dans l’âme et dans la chair une sorte d’aiguillon qui forme un kyste, une partie indurée, éternellement conservée. On ne peut dès lors se soulager qu’en le passant le plus vite possible aux autres, pour faire « masse », quitte à ce que la masse se retourne contre l’émetteur du mot d’ordre. Mais aussi, que le mot d’ordre soit comme un corps étranger dans le corps, un discours indirect dans la parole, explique le prodigieux oubli : « L’exécutant ne s’accuse pas lui-même, il accuse l’aiguillon, l’instance étrangère, le vrai fautif pour ainsi dire, qu’il transporte partout avec lui. (...) L’aiguillon est le témoin perpétuel que l’on n’a pas été soi-même l’auteur de tel ou tel acte. On se sent sa victime, et il ne reste pas alors le moindre sentiment pour la vraie victime. Il est donc vrai que des hommes qui ont agi par ordre s’estiment parfaitement innocents », et ils recommencent d’autant mieux avec d’autres mots d’ordre (p. 352). Canetti donne ici une explication profonde du sentiment d’innocence des nazis, ou de la capacité d’oubli des anciens staliniens, d’autant plus amnésiques qu’ils invoquent leur mémoire et leur passé pour se donner le droit de lancer ou de suivre de nouveaux mots d’ordre encore plus sournois, « manie des aiguillons ». L’analyse de Canetti nous paraît essentielle à cet égard. Toutefois, elle présuppose l’existence d’une faculté psychique très particulière, sans laquelle le mot d’ordre ne pourrait pas avoir ce mode d’action. Toute la théorie rationaliste classique, d’un « sens commun », d’un bon sens universellement partagé, fondé sur l’information et la communication, est une manière de recouvrir ou de cacher, et de justifier d’avance, une faculté beaucoup plus inquiétante qui est celle des mots d’ordre. Faculté singulièrement irrationnelle que l’on cautionne d’autant plus qu’on la bénit du nom de la raison pure, rien que la raison pure...
16. Cf. le livre classique de Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Vrin : p. 12, p. 20, sur les énoncés « le couteau coupe la chair » ou « l’arbre verdoie ».
17. C’est ainsi que Staline, dans son texte célèbre sur la linguistique, prétend dégager deux formes neutres, qui servent indifféremment toute la société, toutes les classes et tous les régimes : d’une part les instruments et machines comme pur moyen de produire des biens quelconques, d’autre part le langage comme pur moyen d’information et de communication. Même Bakhtine définit le langage comme forme de l’idéologie, mais précise que la forme d’idéologie n’est pas elle-même idéologique.
18. Sur ces problèmes, cf. J.M. Sadock, « Hypersentences », Phil. Diss. Univ. of Illinois, 1968 ; D. Wunderlich, « Pragmatique, situation d’énonciation et Deixis », Langages, Larousse, juin 1972 ; et surtout S.K. Saumjan, qui propose un modèle d’objets abstraits, fondés sur l’opération d’application, M.G.A. modèle génératif applicatif (Langages, mars 1974). Saumjan se réclame de Hjelmslev : c’est que la force de Hjelmslev est d’avoir conçu la forme d’expression et la forme de contenu comme deux variables tout à fait relatives, sur un même plan, comme « les fonctifs d’une même fonction » (Prolégomènes à une théorie du langage, p. 85). Cette avancée vers une conception diagrammatique de la machine abstraite est toutefois contrariée par ceci : Hjelmslev conçoit encore la distinction de l’expression et du contenu sur le mode signifiant-signifié, et maintient ainsi la dépendance de la machine abstraite à la linguistique.
19. Cf. H.E. Brekle, Sémantique, Armand Colin, p. 94-104 : sur l’idée d’une pragmatique universelle et d’« universaux de dialogue ».
20. Sur ce bourgeonnement et ses différentes représentations, cf. Wunderlich, « Pragmatique... ».
21. Noam Chomsky et Mitsou Ronat, Dialogues, Flammarion, p. 72-74.
22. William Labov, Sociolinguistique, notamment p. 262-265. On remarquera que Labov tantôt s’impose la condition restrictive de considérer des énoncés qui ont à peu près le même sens, tantôt échappe à cette condition pour suivre un enchaînement d’énoncés complémentaires, mais hétérogènes.
23. C’est bien ainsi que Labov tend à définir sa notion de « règles variables ou facultatives », par opposition aux règles constantes : non pas simplement une fréquence constatée, mais une quantité spécifique qui note la probabilité de fréquence ou d’application de la règle (cf. Le parler ordinaire, Éd. de Minuit, t. II, p. 44 sq.)
24. Cf. l’article de Gilbert Rouget, « Un chromatisme africain », in L’Homme, septembre 1961 (où le disque des « Chants rituels Dahomey » est encarté).
25. Gherasim Luca, Le chant de la carpe, Éd. du Soleil noir ; et le disque édité par Givaudan, où G. Luca dit le poème « Passionnément ».
26. Le « et », and, a un rôle particulièrement important dans la littérature anglaise, en fonction non seulement de l’Ancien Testament, mais des « minorités » qui travaillent la langue : citons, entre autres, le cas de Synge (cf. les remarques de François Regnault sur la coordination en anglo-irlandais, traduction du Baladin du monde occidental, Bibl. du Graphe). On ne se contentera pas d’analyser le « et » comme une conjonction ; c’est plutôt une forme très spéciale de toute conjonction possible, et qui met en jeu une logique de la langue. On trouvera dans l’œuvre de Jean Wahl une profonde méditation sur ce sens du « et », sur la façon dont il met en question le primat du verbe être.
27. Hjelmslev, Le langage, Éd. de Minuit, p. 63 sq.
28. Nicolas Ruwet, « Parallélisme et déviations en poésie », in Langue, discours, société, Éd. du Seuil. Ruwet analyse le poème 29 dans les Fifty Poems de Cummings ; il donne une interprétation restreinte et structuraliste de ce phénomène de variation, en invoquant la notion de « parallélisme » ; dans d’autres textes, il diminue la portée de ces variations, en les rapportant à des exercices marginaux qui ne concernent pas les vrais changements dans la langue ; pourtant, son commentaire même nous paraît dépasser toutes ces restrictions d’interprétation.
29. Cf. Vidal Sephiha, « Introduction à l’étude de l’intensif », Langages, mars 1970. C’est une des premières études sur les tensions et variations atypiques du langage, telles qu’elles apparaissent notamment dans les langues dites mineures.
30. Sur les extensions et diffusions des états de langue, tantôt en « tache d’huile », tantôt en forme de « troupes aéroportées », cf. Bertil Malmberg, Les nouvelles tendances de la linguistique, P.U.F., ch. III (invoquant les études très importantes de N. Lindqvist sur la dialectologie). Il faudrait alors des études comparatives concernant la manière dont s’opèrent les homogénéisations et centralisations de telle ou telle langue majeure. À cet égard, l’histoire linguistique du français n’est pas du tout la même que celle de l’anglais ; le rapport avec l’écriture comme forme d’homogénéisation n’est pas le même non plus. Pour le français, langue centralisée par excellence, on se reportera à l’analyse de M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue, Gallimard. Cette analyse porte sur une très courte période, à la fin du XVIIIe siècle, autour de l’abbé Grégoire, et marque pourtant deux moments distincts : l’un où la langue centrale s’oppose aux dialectes ruraux, comme la ville à la campagne, la capitale à la province ; l’autre où elle s’oppose aux « idiomes féodaux », mais aussi au langage des émigrés, comme la Nation s’oppose à tout ce qui lui est étranger ou ennemi (p. 160 sq. : « Il est évident aussi que le refus des dialectes résulte d’une incapacité technique à saisir des lois stables dans l’oralité ou dans les parlers régionaux »).
31. Cf. Michèle Lalonde, in Change, no 30, où l’on trouve à la fois le poème précédent « Speak White », et un manifeste sur la langue québécoise.
32. Sur la situation complexe de l’afrikaans, le beau livre de Breyten Breytenbach, Feu froid, Bourgois : l’étude de G.M. Lory (p. 101-107) met en lumière l’entreprise de Breytenbach, la violence de son traitement poétique de la langue, sa volonté d’être « bâtard, avec une langue bâtarde ».
33. Sur le double aspect des langues mineures, pauvreté-ellipse, surcharge-variation, on se reportera à un certain nombre d’analyses exemplaires : celle que Wagenbach fait de l’allemand de Prague au début du XXe siècle (Franz Kafka, années de jeunesse, Mercure de France) ; celle de Pasolini, montrant que l’italien ne s’est pas construit sur un niveau standard ou moyen, mais a explosé dans deux directions simultanées, « vers le bas et vers le haut », matériau simplifié et exagération expressive (L’expérience hérétique, Payot, p. 46-47) ; celle de J.L. Dillard, dégageant la double tendance du black-english, d’une part omettre, perdre ou se débarrasser, d’autre part surcharger, élaborer un « fancy talk » (Black-english, Vintage Book, New York). Comme le remarque Dillard, il n’y a là nulle infériorité par rapport à une langue standard, mais corrélation de deux mouvements qui échappent nécessairement au niveau standard de la langue. Toujours à propos du black-english, LeRoi Jones montre à quel point ces deux directions conjointes rapprochent la langue de la musique (Le peuple du blues, Gallimard, p. 44-45 et tout le chapitre III). Plus généralement, on se rappellera l’analyse que Pierre Boulez fait d’un double mouvement musical, dissolution de la forme, surcharge ou prolifération dynamiques : Par volonté et par hasard, Éd. du Seuil, p. 22-24.
34. Yann Moulier, préface à Ouvriers et Capital, de Mario Tronti, Bourgois.
35. P.P. Pasolini, L’expérience hérétique, p. 62.
36. Cf. Le manifeste du « collectif Stratégie » à propos de la langue québécoise, in Change, no 30 : il dénonce « le mythe de la langue subversive », comme s’il suffisait d’un état de minorité pour avoir par là même une position révolutionnaire (« cette équation mécaniste relève d’une conception populiste de la langue. (...) Ce n’est pas parce qu’un individu parle la langue de la classe ouvrière qu’il est sur les positions de cette classe. (...) La thèse selon laquelle le joual possède une force subversive, contre-culturelle, est parfaitement idéaliste », p. 188).
37. Elias Canetti, Masse et puissance. (Cf. les deux chapitres essentiels correspondant aux deux aspects du mot d’ordre, « L’ordre » et « La métamorphose » ; et, surtout, p. 332-333, la description du pèlerinage de La Mecque, avec son double aspect codé, pétrification mortuaire et fuite panique.)
38. Nous avons vu que Hjelmslev imposait une condition restrictive, celle d’assimiler le plan de contenu à une sorte de « signifié ». On a raison alors de lui objecter que l’analyse du contenu, telle qu’il la propose, relève moins de la linguistique que d’autres disciplines, la zoologie par exemple (ainsi Martinet, La linguistique, Denoël, p. 353). Mais cette objection nous semble seulement porter contre la condition restrictive de Hjelmslev.
39. Cf. le détail du texte d’Hofmannsthal, Lettres du voyageur à son retour (lettre du 9 mai 1901), Mercure de France.