Un nouveau régime
On appelle régime de signes toute formalisation d’expression spécifique, au moins dans le cas où l’expression est linguistique. Un régime de signes constitue une sémiotique. Mais il semble difficile de considérer les sémiotiques en elles-mêmes : en effet, il y a toujours une forme de contenu, à la fois inséparable et indépendante de la forme d’expression ; et les deux formes renvoient à des agencements qui ne sont pas principalement linguistiques. Toutefois, on peut faire comme si la formalisation d’expression était autonome et suffisante. Car, même dans ces conditions, il y a une telle diversité dans les formes d’expression, une telle mixité de ces formes, que l’on ne peut attacher aucun privilège particulier à la forme ou au régime du « signifiant ». Si l’on appelle sémiologie la sémiotique signifiante, la sémiologie n’est qu’un régime de signes parmi d’autres, et pas le plus important. D’où la nécessité de revenir à une pragmatique, où jamais le langage n’a d’universalité en lui-même, ni de formalisation suffisante, ni de sémiologie ou de métalangage généraux. C’est donc d’abord l’étude du régime signifiant qui témoigne de l’inadéquation des présupposés linguistiques, au nom même des régimes de signes.
Le régime signifiant du signe (le signe signifiant) a une formule générale simple : le signe renvoie au signe, et ne renvoie qu’au signe à l’infini. C’est pourquoi l’on peut même, à la limite, se passer de la notion de signe, puisqu’on ne retient pas principalement son rapport à un état de choses qu’il désigne, ni à une entité qu’il signifie, mais seulement le rapport formel du signe avec le signe en tant qu’il définit une chaîne dite signifiante. L’illimité de la signifiance a remplacé le signe. Quand on suppose que la dénotation (ici, l’ensemble de la désignation et de la signification) fait déjà partie de la connotation, on est en plein dans ce régime signifiant du signe. On ne s’occupe pas spécialement des indices, c’est-à-dire des états de choses territoriaux qui constituent le désignable. On ne s’occupe pas spécialement des icônes, c’est-à-dire des opérations de reterritorialisation qui constituent à leur tour le signifiable. Le signe a donc atteint déjà un haut degré de déterritorialisation relative, sous lequel il est considéré comme symbole dans un renvoi constant du signe au signe. Le signifiant, c’est le signe qui redonde avec le signe. Les signes quelconques se font signe. Il ne s’agit pas encore de savoir ce que signifie tel signe, mais à quels autres signes il renvoie, quels autres signes s’ajoutent à lui, pour former un réseau sans début ni fin qui projette son ombre sur un continuum amorphe atmosphérique. C’est ce continuum amorphe qui joue pour le moment le rôle de « signifié », mais il ne cesse de glisser sous le signifiant auquel il sert seulement de médium ou de mur : tous les contenus viennent dissoudre en lui leurs formes propres. Atmosphérisation ou mondanisation des contenus. On fait donc abstraction du contenu. On est dans la situation décrite par Lévi-Strauss : le monde a commencé par signifier avant qu’on sache ce qu’il signifiait, le signifié est donné sans être pour autant connu1. Votre femme vous a regardé d’un air étrange, et ce matin la concierge vous a tendu une lettre d’impôt en croisant les doigts, puis vous avez marché sur une crotte de chien, vous avez vu sur le trottoir deux petits morceaux de bois qui se joignaient comme les aiguilles d’une montre, on a chuchoté derrière vous quand vous arriviez au bureau. Peu importe ce que ça veut dire, c’est toujours du signifiant. Le signe qui renvoie au signe est frappé d’une étrange impuissance, d’une incertitude, mais puissant est le signifiant qui constitue la chaîne. Aussi le paranoïaque participe-t-il à cette impuissance du signe déterritorialisé qui l’assaille de tous côtés dans l’atmosphère glissante, mais il accède d’autant plus au sur-pouvoir du signifiant, dans le sentiment royal de la colère, comme maître du réseau qui se répand dans l’atmosphère. Régime despotique paranoïaque : ils m’attaquent et me font souffrir, mais je devine leurs intentions, je les devance, je le savais de tout temps, j’ai le pouvoir jusque dans mon impuissance, « je les aurai ».
On n’en finit avec rien dans un tel régime. C’est fait pour ça, c’est le régime tragique de la dette infinie, dont on est à la fois débiteur et créancier. Un signe renvoie à un autre signe dans lequel il passe, et qui, de signe en signe, le reconduit pour passer dans d’autres encore. « Quitte à faire retour circulairement... » Les signes ne font pas seulement réseau infini, le réseau des signes est infiniment circulaire. L’énoncé survit à son objet, le nom survit à son possesseur. Soit passant dans d’autres signes, soit mis en réserve un certain temps, le signe survit à son état de choses comme à son signifié, il bondit à la façon d’une bête ou d’un mort pour reprendre sa place dans la chaîne et investir un nouvel état, un nouveau signifié d’où il s’extrait encore2. Impression d’éternel retour. Il y a tout un régime d’énoncés flottants, baladeurs, de noms suspendus, de signes qui guettent, attendant pour revenir d’être poussés en avant par la chaîne. Le signifiant comme redondance avec soi du signe déterritorialisé, monde mortuaire et de terreur.
Mais ce qui compte, c’est moins cette circularité des signes que la multiplicité des cercles ou des chaînes. Le signe ne renvoie pas seulement au signe sur un même cercle, mais d’un cercle à un autre ou d’une spire à une autre. Robert Lowie raconte comment les Crow et les Hopi réagissent différemment quand ils sont trompés par leurs femmes (les Crow sont des chasseurs nomades, tandis que les Hopi sont des sédentaires liés à une tradition impériale) : « Un Indien Crow, trompé par sa femme, lui taillade le visage, tandis que, sans se départir de son calme, un Hopi, victime de la même infortune, fait retraite et prie pour que la sécheresse et la famine s’abattent sur le village. » On voit de quel côté est la paranoïa, l’élément despotique ou le régime signifiant, « la bigoterie » comme dit encore Lévi-Strauss : « C’est qu’en effet pour un Hopi tout est lié : un désordre social, un incident domestique, mettent en cause le système de l’univers dont les niveaux sont unis par de multiples correspondances ; un bouleversement sur un plan n’est intelligible, et moralement tolérable, que comme projection d’autres bouleversements, affectant les autres niveaux3. » Le Hopi saute d’un cercle à l’autre, ou d’un signe à l’autre sur deux spires. On sort du village ou de la cité, on y revient. Il arrive que ces sauts soient réglés non seulement par des rituels présignifiants, mais par toute une bureaucratie impériale qui décide de leur légitimité. On ne saute pas n’importe comment, ni sans règles ; et non seulement les sauts sont réglés, mais il y en a d’interdits : ne pas dépasser le cercle le plus extérieur, ne pas s’approcher du cercle le plus central... La différence des cercles vient de ceci : bien que tous les signes ne renvoient les uns aux autres que déterritorialisés, tournés vers un même centre de signifiance, distribués dans un continuum amorphe, ils n’en ont pas moins des vitesses de déterritorialisation différentes qui témoignent d’un lieu d’origine (le temple, le palais, la maison, la rue, le village, la brousse, etc.), des rapports différentiels qui maintiennent la distinction des cercles ou qui constituent des seuils dans l’atmosphère du continuum (le privé et le public, l’incident familial et le désordre social). Ces seuils et ces cercles ont d’ailleurs une répartition mouvante suivant les cas. Il y a une tricherie fondamentale dans le système. Sauter d’un cercle à l’autre, toujours déplacer la scène, la jouer ailleurs, c’est l’opération hystérique du tricheur comme sujet, qui répond à l’opération paranoïaque du despote installé dans son centre de signifiance.
Il y a encore un autre aspect : le régime signifiant ne se trouve pas seulement devant la tâche d’organiser en cercles les signes émis de toutes parts ; il doit sans cesse assurer l’expansion des cercles ou de la spirale, refournir du signifiant au centre pour vaincre l’entropie propre au système, et pour que de nouveaux cercles s’épanouissent ou que les anciens soient réalimentés. Il faut donc un mécanisme secondaire au service de la signifiance : c’est l’interprétance ou l’interprétation. Cette fois, le signifié prend une nouvelle figure : il cesse d’être ce continuum amorphe, donné sans être connu, sur lequel le réseau des signes jetait son filet. On fera correspondre à un signe ou à un groupe de signes une portion de signifié déterminé comme conforme, dès lors connaissable. À l’axe syntagmatique du signe qui renvoie au signe s’ajoute un axe paradigmatique où le signe ainsi formalisé se taille un signifié conforme (donc là encore abstraction du contenu, mais d’une nouvelle façon). Le prêtre interprétatif, le devin, est un des bureaucrates du dieu-despote. Apparaît un nouvel aspect de la tricherie, la tricherie du prêtre : l’interprétation va à l’infini, et ne rencontre jamais rien à interpréter qui ne soit déjà soi-même une interprétation. Si bien que le signifié ne cesse de redonner du signifiant, de le recharger ou d’en produire. La forme vient toujours du signifiant. Le signifié ultime, c’est donc le signifiant lui-même dans sa redondance ou son « excédent ». Il est parfaitement inutile de prétendre dépasser l’interprétation et même la communication par la production de signifiant, puisque c’est la communication de l’interprétation qui sert toujours à reproduire et à produire du signifiant. Ce n’est certes pas ainsi qu’on peut renouveler la notion de production. Ç’a été la découverte des prêtres psychanalystes (mais que tous les autres prêtres et tous les autres devins avaient faite en leur temps) : que l’interprétation devait être soumise à la signifiance, au point que le signifiant ne donnait aucun signifié sans que le signifié ne redonnât à son tour du signifiant. À la limite, en effet, il n’y a même plus à interpréter, mais parce que la meilleure interprétation, la plus lourde, la plus radicale, c’est le silence éminemment significatif. Il est bien connu que le psychanalyste ne parle même plus, et qu’il n’en interprète que davantage, ou, mieux encore, donne à interpréter, pour le sujet qui saute d’un cercle de l’enfer à l’autre. En vérité, signifiance et interprétose sont les deux maladies de la terre ou de la peau, c’est-à-dire de l’homme, la névrose de base.
Du centre de signifiance, du Signifiant en personne, il y a peu à dire, car il est pure abstraction non moins que principe pur, c’est-à-dire rien. Manque ou excès, peu importe. C’est la même chose de dire que le signe renvoie au signe à l’infini, ou que l’ensemble infini des signes renvoie à un signifiant majeur. Mais justement, cette pure redondance formelle du signifiant ne pourrait pas même être pensée sans une substance d’expression particulière pour laquelle il faut trouver un nom : la visagéité. Non seulement le langage est toujours accompagné par des traits de visagéité, mais le visage cristallise l’ensemble des redondances, il émet et reçoit, lâche et recapte les signes signifiants. Il est à lui-même tout un corps : il est comme le corps du centre de signifiance, sur lequel s’accrochent tous les signes déterritorialisés, et il marque la limite de leur déterritorialisation. C’est du visage que la voix sort ; c’est même pourquoi, quelle que soit l’importance fondamentale d’une machine d’écriture dans la bureaucratie impériale, l’écrit garde un caractère oral, non livresque. Le visage est l’Icône propre du régime signifiant, la reterritorialisation intérieure au système. Le signifiant se reterritorialise sur le visage. C’est le visage qui donne la substance du signifiant, c’est lui qui donne à interpréter, et qui change, qui change de traits, quand l’interprétation redonne du signifiant à sa substance. Tiens, il a changé de visage. Le signifiant est toujours visagéifié. La visagéité règne matériellement sur tout cet ensemble des signifiances et des interprétations (les psychologues ont beaucoup écrit sur les rapports du bébé avec le visage de la mère, les sociologues, sur le rôle du visage dans les mass-media ou la publicité). Le dieu-despote n’a jamais caché son visage, au contraire : il s’en fait un et même plusieurs. Le masque ne cache pas le visage, il l’est. Le prêtre manie le visage du dieu. Tout est public chez le despote, et tout ce qui est public l’est par le visage. Le mensonge, la tricherie, font partie fondamentalement du régime signifiant, mais pas le secret4. Inversement, quand le visage s’efface, quand les traits de visagéité disparaissent, on peut être sûr qu’on est entré dans un autre régime, dans d’autres zones infiniment plus muettes et imperceptibles où s’opèrent des devenirs-animaux, des devenirs-moléculaires souterrains, des déterritorialisations nocturnes qui débordent les limites du système signifiant. Le despote ou le dieu brandit son visage solaire qui est tout son corps, comme corps du signifiant. Il m’a regardé d’un drôle d’air, il a froncé le sourcil, qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il change de visage ? J’ai sa photo devant moi, on dirait qu’elle me regarde... Surveillance du visage, disait Strindberg, surcodage du signifiant, irradiation en tous sens, omniprésence illocalisée.
Enfin le visage, ou le corps du despote ou du dieu, a comme un contre-corps : le corps du supplicié, ou, mieux encore, de l’exclu. Que ces deux corps communiquent, c’est certain, puisqu’il arrive que le corps du despote soit soumis à des épreuves d’humiliation et même de supplice, ou d’exil et d’exclusion. « À l’autre pôle, on pourrait imaginer de placer le corps du condamné, il a lui aussi son statut juridique, il suscite son cérémonial (...) non point pour fonder le plus de pouvoir qui affectait la personne du souverain, mais pour coder le moins de pouvoir dont sont marqués ceux qu’on soumet à une punition. Dans la région la plus sombre du champ politique, le condamné dessine la figure symétrique et inversée du roi5. » Le supplicié, c’est d’abord celui qui perd son visage, et qui entre dans un devenir-animal, dans un devenir-moléculaire dont on disperse les cendres aux vents. Mais on dirait que le supplicié n’est pas du tout le terme ultime, c’est au contraire le premier pas avant l’exclusion. Œdipe au moins l’avait compris. Il se supplicie, crève ses yeux, puis s’en va. Le rite, le devenir-animal du bouc émissaire le montre bien : un premier bouc expiatoire est sacrifié, mais un second bouc est chassé, envoyé dans le désert aride. Dans le régime signifiant, le bouc émissaire représente une nouvelle forme de remontée de l’entropie pour le système des signes : il est chargé de tout ce qui est « mauvais », sur une période donnée, c’est-à-dire tout ce qui a résisté aux signes signifiants, tout ce qui a échappé aux renvois de signe en signe à travers les cercles différents ; il assume aussi tout ce qui n’a pas su recharger le signifiant dans son centre, il emporte encore tout ce qui déborde le cercle le plus extérieur. Il incarne enfin et surtout la ligne de fuite que le régime signifiant ne peut pas supporter, c’est-à-dire une déterritorialisation absolue que ce régime doit bloquer ou qu’il ne peut déterminer que de façon négative, justement parce qu’elle excède le degré de déterritorialisation, si fort qu’il soit déjà, du signe signifiant. La ligne de fuite, c’est comme une tangente aux cercles de signifiance et au centre du signifiant. Elle sera frappée de malédiction. L’anus du bouc s’oppose au visage du despote ou du dieu. On tuera et on fera fuir ce qui risque de faire fuir le système. Tout ce qui excède l’excédent du signifiant, ou tout ce qui passe en dessous, sera marqué de valeur négative. Vous n’aurez de choix qu’entre le cul du bouc et le visage du dieu, les sorciers et les prêtres. Le système complet comprend donc : le visage ou le corps paranoïaque du dieu-despote au centre signifiant du temple ; les prêtres interprétatifs, qui rechargent toujours dans le temple le signifié en signifiant ; la foule hystérique au-dehors, en cercles compacts, et qui saute d’un cercle à l’autre ; le bouc émissaire dépressif, sans visage, émanant du centre, choisi et traité, orné par les prêtres, traversant les cercles dans sa fuite éperdue vers le désert. – Tableau trop sommaire qui n’est pas seulement celui du régime despotique impérial, mais qui figure aussi dans tous les groupes centrés, hiérarchiques, arborescents, assujettis : partis politiques, mouvements littéraires, associations psychanalytiques, familles, conjugalités... La photo, la visagéité, la redondance, la signifiance et l’interprétation interviennent partout. Monde triste du signifiant, son archaïsme à fonction toujours actuelle, sa tricherie essentielle qui en connote tous les aspects, sa pitrerie profonde. Le signifiant règne sur toutes les scènes de ménage, comme dans tous les appareils d’État.
Le régime signifiant du signe se définit par huit aspects ou principes : 1) le signe renvoie au signe, à l’infini (l’illimité de la signifiance, qui déterritorialise le signe) ; 2) le signe est ramené par le signe, et ne cesse de revenir (la circularité du signe déterritorialisé) ; 3) le signe saute d’un cercle à l’autre, et ne cesse de déplacer le centre en même temps que de s’y rapporter (la métaphore ou hystérie des signes) ; 4) l’expansion des cercles est toujours assurée par des interprétations qui donnent du signifié et redonnent du signifiant (l’interprétose du prêtre) ; 5) l’ensemble infini des signes renvoie à un signifiant majeur qui se présente aussi bien comme manque que comme excès (le signifiant despotique, limite de déterritorialisation du système ; 6) la forme du signifiant a une substance, ou le signifiant a un corps qui est Visage (principe des traits de visagéité, qui constitue une reterritorialisation) ; 7) la ligne de fuite du système est affectée d’une valeur négative, condamnée comme ce qui excède la puissance de déterritorialisation du régime signifiant (principe du bouc émissaire) ; 8) c’est un régime d’universelle tricherie, à la fois dans les sauts, dans les cercles réglés, dans les règlements des interprétations du devin, dans la publicité du centre visagéifié, dans le traitement de la ligne de fuite.
Non seulement une telle sémiotique n’est pas la première, mais on ne voit aucune raison de lui accorder un privilège particulier du point de vue d’un évolutionnisme abstrait. Nous voudrions indiquer très brièvement certains caractères de deux autres sémiotiques. D’abord, la sémiotique pré-signifiante dite primitive, beaucoup plus proche des encodages « naturels » opérant sans signes. On n’y trouvera aucune réduction à la visagéité comme seule substance d’expression : aucune élimitation des formes de contenu par l’abstraction d’un signifié. Pour autant qu’on fait quand même abstraction du contenu dans une perspective étroitement sémiotique, c’est au profit d’un pluralisme ou d’une polyvocité des formes d’expression, qui conjurent toute prise de pouvoir par le signifiant, et qui conservent des formes expressives propres au contenu lui-même : ainsi des formes de corporéité, de gestualité, de rythme, de danse, de rite coexistent dans l’hétérogène avec la forme vocale6. Plusieurs formes et plusieurs substances d’expressions s’entrecoupent et se relaient. C’est une sémiotique segmentaire, mais plurilinéaire, multidimensionnelle, qui combat d’avance toute circularité signifiante. La segmentarité est la loi des lignages. Si bien que le signe doit ici son degré de déterritorialisation relatif, non plus à un renvoi perpétuel au signe, mais à la confrontation des territorialités et des segments comparés dont chaque signe est extrait (le camp, la brousse, le changement de camp). Non seulement la polyvocité des énoncés est préservée, mais on est capable d’en finir avec un énoncé : un nom usé est aboli, ce qui est très différent de la mise en réserve ou de la transformation signifiante. Quand elle est présignifiante, l’anthropophagie a précisément ce sens : manger le nom, c’est une sémiographie, qui fait pleinement partie d’une sémiotique, malgré son rapport au contenu (mais rapport expressif)7. On évitera de penser que c’est par ignorance, par refoulement ou forclusion du signifiant qu’une telle sémiotique fonctionne. Elle est au contraire animée du lourd pressentiment de ce qui va venir, elle n’a pas besoin de comprendre pour combattre, elle est tout entière destinée par sa segmentarité même et sa polyvocité à empêcher ce qui menace déjà : l’abstraction universalisante, l’érection du signifiant, l’uniformisation formelle et substantielle de l’énonciation, la circularité des énoncés, avec leurs corrélats, appareil d’État, installation du despote, caste de prêtres, bouc émissaire..., etc. Et chaque fois qu’on mange un mort, on peut dire : encore un que l’État n’aura pas.
Et puis encore une autre sémiotique, qu’on appellera contre-signifiante (notamment celle des terribles nomades éleveurs et guerriers, par différence avec les nomades chasseurs qui faisaient partie de la précédente). Cette fois, cette sémiotique procède moins par segmentarité que par arithmétique et numération. Certes, le nombre avait déjà une grande importance dans la division ou la réunion des lignages segmentaires ; il avait aussi une fonction décisive dans la bureaucratie impériale signifiante. Mais c’était un nombre qui représentait ou signifiait, « provoqué, produit, causé par autre chose que lui ». Au contraire, un signe numérique qui n’est produit par rien d’extérieur au marquage qui l’institue, marquant une répartition plurale et mobile, posant lui-même des fonctions et des relations, procédant à des arrangements plus qu’à des totaux, à des distributions plus qu’à des collections, opérant par coupure, transition, migration et accumulation plus que par combinaison d’unités, un tel signe semble appartenir à la sémiotique d’une machine de guerre nomade, à son tour dirigée contre l’appareil d’État. Nombre nombrant8. L’organisation numérique en 10, 50, 100, 1 000..., etc., et l’organisation spatiale qui lui est associée, seront évidemment reprises par les armées d’État, mais témoignent d’abord d’un système militaire propre aux grands nomades des steppes, des Hyksos aux Mongols, et se superposent au principe des lignages. Le secret, l’espionnage sont des éléments importants de cette sémiotique des Nombres dans la machine de guerre. Le rôle des Nombres dans la Bible n’est pas indépendant des nomades, puisque Moïse en reçoit l’idée de son beau-père, Jéthro le Qénien : il en fait un principe d’organisation pour la marche et la migration, et l’applique lui-même au domaine militaire. Dans cette sémiotique contre-signifiante, la ligne de fuite despotique impériale est remplacée par une ligne d’abolition qui se retourne contre les grands empires, les traverse ou les détruit, à moins de les conquérir et de s’y intégrer en formant une sémiotique mixte.
Nous voudrions parler plus particulièrement d’un quatrième régime de signes encore, régime post-signifiant, qui s’oppose à la signifiance avec de nouveaux caractères, et qui se définit par un procédé original, de « subjectivation ». – Des régimes de signes, il y en a donc beaucoup. Notre liste elle-même est arbitrairement limitée. Il n’y a aucune raison d’identifier un régime ou une sémiotique avec un peuple, ni avec un moment de l’histoire. Dans un même moment ou dans un même peuple, il y a un tel mélange qu’on peut seulement dire qu’un peuple, une langue ou un moment assure la dominance relative d’un régime. Peut-être toutes les sémiotiques sont-elles mixtes, se combinant non seulement avec des formes de contenu divers, mais aussi combinant des régimes de signes différents. Des éléments présignifiants sont toujours actifs, des éléments contre-signifiants sont toujours au travail et présents, des éléments post-signifiants sont déjà là dans le régime signifiant. Et encore c’est marquer trop de temporalité. Les sémiotiques et leur mixité peuvent apparaître dans une histoire où s’affrontent et se mélangent les peuples, mais aussi dans des langages où plusieurs fonctions concourent, dans un hôpital psychiatrique où des formes de délires coexistent, et même se greffent en un même cas, dans une conversation ordinaire où des gens qui parlent la même langue ne parlent pas même langage (tout d’un coup surgit un fragment d’une sémiotique inattendue). Nous ne faisons pas d’évolutionnisme, ni même d’histoire. Les sémiotiques dépendent d’agencements, qui font que tel peuple, tel moment ou telle langue, mais aussi tel style, telle mode, telle pathologie, tel événement minuscule dans une situation restreinte peuvent assurer la prédominance de l’une ou de l’autre. Nous essayons de construire des cartes de régimes de signes : nous pouvons les retourner, retenir telles ou telles de leurs coordonnées, telles ou telles de leurs dimensions, et suivant le cas nous aurons une formation sociale, un délire pathologique, un événement historique..., etc. Nous le verrons encore dans une autre occasion : tantôt l’on a affaire à un système social daté, « amour courtois », tantôt à une entreprise privée, nommée « masochisme ». Nous pouvons aussi combiner ces cartes, ou les séparer. Pour distinguer deux types de sémiotiques, par exemple le régime post-signifiant et le régime signifiant, nous devons considérer simultanément des domaines très divers.
Dans les débuts du XXe siècle, la psychiatrie au sommet de sa finesse clinique s’est trouvée devant le problème des délires non hallucinatoires, avec conservation d’intégrité mentale, sans « diminution intellectuelle ». Il y avait un premier grand groupe, délires paranoïaques et d’interprétation, comportant déjà différents aspects. Mais la question concernait l’indépendance éventuelle d’un autre groupe, esquissé dans la Monomanie d’Esquirol, la Quérulance de Kraepelin, puis défini dans le délire de Revendication de Serieux et Capgras, et dans le délire passionnel de Clérambault (« quérulance ou revendication, jalousie, érotomanie »). Suivant les très belles études de Serieux et Capgras d’une part, et de Clérambault d’autre part (c’est lui qui va le plus loin dans la voie de la distinction), on opposerait un régime idéel de signifiance, paranoïaque-interprétatif, et un régime subjectif, post-signifiant, passionnel. Le premier se définit par un début insidieux, un centre caché témoignant de forces endogènes autour d’une idée ; puis par un développement en réseau sur un continuum amorphe, une atmosphère glissante où le moindre incident peut être pris ; une organisation rayonnante en cercles, une extension par irradiation circulaire en tous sens, où l’individu saute d’un point à l’autre, d’un cercle à l’autre, se rapproche du centre ou s’en éloigne, fait de la prospective et de la rétrospective ; par une transformation de l’atmosphère, suivant des traits variables ou des centres secondaires qui se regroupent autour du noyau principal. Le second régime se définit au contraire par une occasion extérieure décisive, par un rapport avec le dehors qui s’exprime plutôt comme émotion que comme idée, et comme effort ou action que comme imagination (« délire des actes plutôt que des idées ») ; par une constellation limitée, opérant dans un seul secteur ; par un « postulat » ou une « formule concise » qui est le point de départ d’une série linéaire, d’un procès, jusqu’à l’épuisement qui marquera le départ d’un nouveau procès ; bref, par la succession linéaire et temporelle de procès finis, plutôt que par la simultanéité des cercles en expansion illimitée9.
Cette histoire de deux délires sans diminution intellectuelle est d’une grande importance. Car elle ne vient pas troubler une psychiatrie préexistante, elle est au cœur de la constitution de la psychiatrie au XIXe siècle, et explique que le psychiatre dès le début naît comme il ne cessera pas d’être : il naît coincé, pris entre des exigences humanitaires, policières, juridiques, etc., accusé de ne pas être un vrai médecin, soupçonné de prendre pour fous ceux qui ne le sont pas et de ne pas voir ceux qui le sont, lui-même en proie à des drames de conscience, la dernière belle âme hégélienne. Si l’on considère en effet les deux types de délirants intacts, on peut dire des uns qu’ils ont l’air complètement fous, mais qu’ils ne le sont pas : le président Schreber développe en tous sens sa paranoïa irradiante et ses rapports avec Dieu, il n’est pas fou pour autant qu’il reste capable de gérer sagement sa fortune, et de distinguer les cercles. À l’autre pôle, il y en a qui n’ont pas l’air fous du tout, seulement ils le sont, comme en témoignent leurs actions soudaines, querelles, incendies, assassinats (déjà les quatre grandes monomanies d’Esquirol, érotique, raisonnante, incendiaire, homicide). Bref, la psychiatrie ne s’est nullement constituée en rapport avec le concept de folie, ni même avec un remaniement de ce concept, mais plutôt avec sa dissolution dans ces deux directions opposées. Et n’est-ce pas notre double image à tous que la psychiatrie nous révèle ainsi, tantôt avoir l’air fou sans l’être, tantôt l’être sans en avoir l’air ? (Ce double constat sera encore le point de départ de la psychanalyse, sa façon d’enchaîner avec la psychiatrie : nous avons l’air fous, mais nous ne le sommes pas, voyez le rêve, nous sommes fous, mais nous n’en avons pas l’air, voyez la vie quotidienne). Le psychiatre était donc tantôt amené à plaider l’indulgence et la compréhension, à souligner l’inutilité de l’internement, à solliciter des asiles open-door ; tantôt, au contraire, à réclamer une surveillance accrue, des asiles spéciaux de sûreté, d’autant plus durs que le fou ne le paraissait pas10. Est-ce par hasard que la distinction des deux grands délires, d’idées et d’actions, recoupe en bien des points la distinction des classes (le paranoïaque qui n’a pas tellement besoin d’être interné, c’est d’abord un bourgeois, tandis que le monomaniaque, le revendicateur passionnel, est le plus souvent extrait des classes rurales et ouvrières, ou des cas marginaux d’assassins politiques11). Une classe aux idées rayonnantes, irradiantes (forcément) contre une classe réduite aux actions locales, partielles, sporadiques, linéaires... Tous les paranoïaques ne sont pas bourgeois, tous les passionnels ou les monomaniaques ne sont pas prolétaires. Mais, dans les mélanges de fait, Dieu et ses psychiatres sont chargés de reconnaître ceux qui conservent un ordre social de classe, même délirant, et ceux qui apportent le désordre, même étroitement localisé, incendie de meule, meurtre de parent, amour ou agressivité déclassés.
Nous cherchons donc à distinguer un régime de signes despotique, signifiant et paranoïaque, et un régime autoritaire, post-signifiant, subjectif ou passionnel. Assurément l’autoritaire n’est pas la même chose que le despotique, le passionnel n’est pas la même chose que le paranoïaque, le subjectif pas la même chose que le signifiant. Qu’est-ce qui se passe dans ce second régime, par opposition au régime signifiant, précédemment défini ? En premier lieu, un signe ou un paquet de signes se détache du réseau circulaire irradiant, se met à travailler pour son compte, à filer sur la ligne droite, comme s’il s’engouffrait dans une mince voie ouverte. Le système signifiant traçait déjà une ligne de fuite ou de déterritorialisation qui excédait l’indice propre de ses signes déterritorialisés ; mais justement, cette ligne, il la frappait de valeur négative, y faisant fuir l’émissaire. On dirait maintenant que cette ligne reçoit un signe positif, qu’elle est effectivement occupée et suivie par tout un peuple qui y trouve sa raison d’être ou son destin. Et certes, là encore, nous ne faisons pas de l’histoire : nous ne disons pas qu’un peuple invente ce régime de signes, mais seulement qu’il effectue à tel moment l’agencement qui assure la dominance relative de ce régime dans des conditions historiques (et ce régime, cette dominance, cet agencement peuvent être assurés dans d’autres conditions, par exemple pathologiques ou littéraires, ou amoureuses, ou tout à fait quotidiennes, etc.). Nous ne disons pas qu’un peuple soit possédé par tel type de délire, mais que la carte d’un délire, compte tenu de ses coordonnées, peut coïncider avec celle d’un peuple, compte tenu des siennes. Ainsi le Pharaon paranoïaque et l’Hébreu passionnel ? Avec le peuple juif, un groupe de signes se détache du réseau impérial égyptien dont il faisait partie, se met à suivre une ligne de fuite dans le désert, opposant la subjectivité la plus autoritaire à la signifiance despotique, le délire le plus passionnel et le moins interprétatif au délire paranoïaque interprétateur, bref « le procès ou la revendication » linéaires au réseau circulaire irradiant. Votre revendication, votre procès, ce sera le mot de Moïse à son peuple, et les procès se succèdent sur une ligne de Passion12. Kafka en tirera sa propre conception de la quérulance ou du procès, et la succession des segments linéaires : le procès-père, le procès-hôtel, le procès-bateau, le procès-tribunal...
On ne peut pas négliger ici l’événement le plus fondamental ou le plus extensif de l’histoire du peuple juif : la destruction du temple, qui se fait en deux temps (587 av. J.-C.-70 ap.). Toute l’histoire du Temple, d’abord la mobilité et la fragilité de l’Arche, puis la construction d’une Maison par Salomon, sa reconstruction sous Darius, etc., ne prennent leur sens que par rapport à des procès renouvelés de destruction, qui trouvent leurs deux grands moments avec Nabuchodonosor et avec Titus. Temple mobile, fragile ou détruit : l’arche n’est plus qu’un petit paquet de signes qu’on emporte avec soi. Ce qui est devenu impossible, c’est une ligne de fuite seulement négative, occupée par l’animal ou le bouc, en tant que chargé de tous les dangers qui menaçaient le signifiant. Que le mal retombe sur nous, est la formule qui scande l’histoire juive : c’est nous qui devons suivre la ligne la plus déterritorialisée, la ligne du bouc, en en changeant le signe, en en faisant la ligne positive de notre subjectivité, de notre Passion, de notre procès ou revendication. Nous serons notre propre bouc. Nous serons l’agneau : « le Dieu qui, comme un lion, était honoré du sang des sacrifices, doit maintenant être remisé à l’arrière-plan, pour que le Dieu sacrifié occupe le devant de la scène. (...) Dieu est devenu l’animal immolé au lieu d’être l’animal qui immole13 ». Nous suivrons, nous épouserons la tangente qui sépare la terre et les eaux, nous séparerons le réseau circulaire et le continuum glissant, nous ferons nôtre la ligne de séparation pour y tracer notre chemin et dissocier les éléments du signifiant (la colombe de l’Arche). Un étroit défilé, un entre-deux qui n’est pas une moyenne, mais une ligne effilée. Il y a toute une spécificité juive, qui s’affirme déjà dans une sémiotique. Cette sémiotique pourtant n’est pas moins mixte qu’une autre. D’une part elle est en rapport intime avec la sémiotique contre-signifiante des nomades (les Hébreux ont tout un passé nomade, tout un rapport actuel avec l’organisation numérique nomade dont ils s’inspirent, tout un devenir-nomade spécifique ; et leur ligne de déterritorialisation emprunte beaucoup à la ligne militaire de destruction nomadique14). D’autre part elle est en rapport essentiel avec la sémiotique signifiante elle-même, dont la nostalgie ne cesse de les traverser, eux-mêmes et leur Dieu : rétablir une société impériale ou s’y intégrer, se donner un roi comme tout le monde (Samuel), reconstruire un temple enfin solide (David et Salomon, Zacharie), faire la spirale de la tour de Babel et retrouver le visage du Dieu, non seulement arrêter l’errance, mais surmonter la diaspora qui n’existe elle-même qu’en fonction d’un idéal de grand rassemblement. On peut seulement marquer ce qui, dans cette sémiotique mixte, témoigne du nouveau régime passionnel ou subjectif, post-signifiant.
La visagéité subit une profonde transformation. Le dieu détourne son visage, que personne ne doit voir ; mais inversement le sujet détourne le sien, saisi d’une véritable peur de dieu. Les visages qui se détournent, et se mettent de profil, remplacent le visage irradiant vu de face. C’est dans ce double détournement que se trace la ligne de fuite positive. Le prophète est le personnage de cet agencement ; il a besoin d’un signe lui garantissant la parole divine, il est lui-même frappé d’un signe marquant le régime spécial auquel il appartient. C’est Spinoza qui fit la théorie la plus profonde du prophétisme, en tenant compte de cette sémiotique propre. Déjà, Caïn, détourné de Dieu qui se détournait de lui, suit la ligne de déterritorialisation, protégé par le signe qui le fait échapper à la mort. Signe de Caïn. Châtiment pire que la mort impériale ? Le Dieu juif invente le sursis, l’existence en sursis, l’atermoiement illimité15. Mais aussi positivité de l’alliance comme nouveau rapport avec le dieu, puisque le sujet reste toujours vivant. Abel n’est rien, dont le nom est vanité, mais Caïn est le vrai homme. Ce n’est plus du tout le système du truquage ou de la tricherie, qui animait le visage du signifiant, l’interprétation du devin et les déplacements du sujet. C’est le régime de la trahison, de l’universelle trahison, où le vrai homme ne cesse de trahir Dieu autant que Dieu trahit l’homme, dans une colère de Dieu qui définit la nouvelle positivité. Avant sa mort, Moïse reçoit les paroles du grand cantique de la trahison. Contrairement au prêtre-devin, même le prophète est fondamentalement traître, et réalise ainsi l’ordre de Dieu mieux que ne l’aurait fait un fidèle. Dieu charge Jonas d’aller à Ninive pour inviter les habitants à s’amender, eux qui n’ont pas cessé de trahir Dieu. Mais le premier geste de Jonas est de prendre la direction opposée, il trahit Dieu à son tour, et fuit « loin de la face d’Adonaï ». Il prend un bateau vers Tarsis et s’y endort, comme un juste. La tempête suscitée par Dieu le fait jeter à l’eau, avaler par le gros poisson, recracher à la limite de la terre et des eaux, la limite de séparation ou la ligne de fuite qui était déjà celle de la colombe de l’Arche (Jonas est précisément le nom de la colombe). Mais, en fuyant de la face de Dieu, Jonas a fait précisément ce que Dieu voulait, prendre le mal de Ninive sur soi, et il l’a fait mieux que Dieu ne le voulait, il a devancé Dieu. C’est pourquoi il dormait comme un juste. Dieu le maintient en vie, provisoirement protégé par l’arbre de Caïn, mais faisant mourir l’arbre à son tour, puisque Jonas a reconstitué l’alliance en occupant la ligne de fuite16. C’est Jésus qui pousse à l’universel le système de la trahison : trahissant le Dieu des juifs, trahissant les Juifs, trahi par Dieu (pourquoi m’as-tu abandonné ?), trahi par Judas, le vrai homme. Il a pris le mal sur lui, mais les Juifs qui le tuent prennent aussi le mal sur eux. À Jésus on demande le signe de sa filiation divine : il invoque un signe de Jonas. Caïn, Jonas et Jésus forment trois grands procès linéaires où les signes s’engouffrent et se relaient. Il y en a bien d’autres. Partout le double détournement sur la ligne de fuite.
Quand le prophète décline la charge que lui confie Dieu (Moïse, Jérémie, Isaïe, etc.), ce n’est pas au sens où cette charge serait trop lourde pour lui, à la manière d’un oracle ou d’un devin d’empire qui récuserait une mission dangereuse : c’est plutôt à la façon de Jonas qui devance l’intention de Dieu, en se dérobant et en fuyant, en trahissant, bien mieux que s’il obéissait. Le prophète ne cesse d’être forcé par Dieu, littéralement violé par lui, beaucoup plus qu’inspiré. Le prophète n’est pas un prêtre. Le prophète ne sait pas parler, Dieu lui enfonce les paroles dans la bouche, manducation de la parole, sémiophagie d’une nouvelle forme. À l’opposé du devin, le prophète n’interprète rien : il a un délire d’action plus que d’idée ou d’imagination, un rapport avec Dieu, passionnel et autoritaire plutôt que despotique et signifiant ; il devance et détecte les puissances de l’avenir plutôt qu’il n’applique les pouvoirs présents et passés. Les traits de visagéité n’ont plus pour fonction d’empêcher la formation d’une ligne de fuite, ou de former un corps de signifiance qui la contrôle et n’y envoie qu’un bouc sans visage. C’est la visagéité au contraire qui organise la ligne de fuite, dans le face-à-face des deux visages qui se creusent et se détournent, se mettent de profil. La trahison est devenue l’idée fixe, l’obsession majeure, qui remplace la tricherie du paranoïaque et de l’hystérique. Le rapport « persécuteur-persécuté » n’est nullement pertinent : il change entièrement de sens suivant le régime paranoïaque despotique, et suivant le régime passionnel autoritaire.
Une chose nous trouble encore une fois, l’histoire d’Œdipe. Car Œdipe dans le monde grec est presque unique. Toute la première partie est impériale, despotique, paranoïaque, interprétative, devineresque. Mais toute la seconde partie, c’est l’errance d’Œdipe, sa ligne de fuite dans le double détournement, de son propre visage et du visage de Dieu. Au lieu des limites bien précises qu’on franchit en ordre, ou au contraire qu’on n’a pas le droit de franchir (hybris), un dérobement de la limite où s’engouffre Œdipe. Au lieu de l’irradiation signifiante interprétative, un procès linéaire subjectif qui permettra juste à Œdipe de garder un secret comme résidu capable de relancer un nouveau procès linéaire. Œdipe, nommé atheos : il invente quelque chose de pire que la mort ou que l’exil, il prend la ligne de séparation ou de déterritorialisation étrangement positive où il erre et survit. Hölderlin et Heidegger y voient la naissance du double détournement, le changement de visage, et la naissance de la tragédie moderne, dont ils font bénéficier bizarrement les Grecs : l’aboutissement n’est plus le meurtre et la mort brusque, mais une survivance en sursis, un atermoiement illimité17. Nietzsche suggérait qu’Œdipe, par opposition à Prométhée, c’était le mythe sémite des Grecs, la glorification de la Passion ou de la passivité18. Œdipe, le Caïn grec. Revenons encore à la psychanalyse. Ce n’est pas par hasard que Freud a bondi sur Œdipe. C’est vraiment le cas d’une sémiotique mixte : régime despotique de la signifiance et de l’interprétation, avec irradiation du visage ; mais aussi régime autoritaire de la subjectivation et du prophétisme, avec détournement du visage (du coup, le psychanalyste situé derrière le patient prend tout son sens). Les efforts récents pour expliquer qu’un « signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » sont typiquement du syncrétisme : procès linéaire de la subjectivité, en même temps que développement circulaire du signifiant et de l’interprétation. Deux régimes de signes absolument différents pour un mixte. Mais c’est là-dessus que les pires pouvoirs, les plus sournois, se fondent.
Un mot encore sur l’histoire de la trahison passionnelle autoritaire, par opposition à la tricherie paranoïaque despotique. Tout est infamie, mais Borges a raté son histoire de l’infamie universelle. Il aurait fallu distinguer le grand domaine des tricheries, et le grand domaine des trahisons. Et puis, les diverses figures de trahison. Il y a en effet une seconde figure de la trahison, surgissant à tels moments, en tels lieux, mais toujours en vertu d’un agencement qui varie d’après de nouvelles composantes. Le christianisme est un cas particulièrement important de sémiotique mixte, avec sa combinaison impériale signifiante, mais aussi sa subjectivité juive post-signifiante. Il transforme le système idéel signifiant, mais pas moins le système passionnel post-signifiant. Il invente un nouvel agencement. Les hérésies font encore partie de la tricherie, comme l’orthodoxie de la signifiance. Mais déjà il y a des hérésies qui sont plus que des hérésies, et qui se réclament de la trahison pure : les Bougres, ce n’est pas par hasard que les Bulgares ont une place spéciale. Méfiez-vous des Bulgares, disait Monsieur Plume. Problème des territorialités par rapport aux profonds mouvements de déterritorialisation. Et puis une autre territorialité ou une autre déterritorialisation, l’Angleterre : Cromwell, traître partout, ligne droite de subjectivation passionnelle qui s’oppose au centre royal de signifiance et aux cercles intermédiaires : le dictateur contre le despote. Richard III, le malfait, le tortueux, qui se donne comme idéal de tout trahir : il affronte lady Anne dans un face-à-face où les deux visages se détournent, mais où chacun sait qu’il est pour l’autre, destiné à l’autre. Différence avec d’autres drames historiques de Shakespeare : les rois qui trichent pour prendre le pouvoir, assassins, mais devenant de bons rois. Ce sont des hommes d’État. Richard III vient d’ailleurs : son affaire, y compris avec les femmes, vient d’une machine de guerre plus que d’un appareil d’État. C’est le traître, issu des grands nomades, et de leur secret. Il le dit dès le début, parlant d’un projet secret, qui déborde infiniment la conquête du pouvoir. Il veut ramener la machine de guerre, dans l’État fragile comme dans les couples pacifiés. Seule lady Anne le devine, fascinée, terrifiée, consentante. Tout le théâtre élisabéthain est traversé par ces personnages de traîtres qui se veulent absolus, qui s’opposent aux tricheries de l’homme de cour ou même d’État. – Les grandes découvertes dans la chrétienté, la découverte des terres et des continents nouveaux, combien de trahisons les accompagnent : lignes de déterritorialisations, où de petits groupes trahissent tout, leurs compagnons, le roi, les indigènes, l’explorateur voisin, dans l’espoir fou de fonder avec une femme de leur famille une race enfin pure qui fera tout recommencer. Le film d’Herzog, Aguirre, très shakespearien. Aguirre pose la question : comment être traître partout, en tout ? C’est moi le seul traître, ici. Fini de tricher, commence le moment de trahir. Quel grand rêve ! Je serai le dernier traître, le traître total, donc le dernier homme. – Et puis la Réforme : la prodigieuse figure de Luther comme traître à toutes choses et à toutes gens, son rapport personnel avec le diable d’où découle l’universelle trahison dans les bonnes œuvres autant que dans les mauvaises. – Il y a toujours retour à l’Ancien Testament dans ces nouvelles figures de la traîtrise : je suis la colère de Dieu. Mais la trahison est devenue humaniste, elle ne passe plus entre Dieu et ses propres hommes, elle s’appuie sur Dieu pour passer entre ses hommes et les autres dénoncés comme tricheurs. À la limite, il n’y a qu’un homme de Dieu ou de la colère de Dieu, un seul traître contre tous les tricheurs. Mais, toujours mixte, quel tricheur ne se prend pour cet homme-là ? et quel traître ne se dit pas un jour qu’il n’était après tout qu’un tricheur ? (Cf. l’étrange cas de Maurice Sachs.)
Il est évident que le livre, ou ce qui en tient lieu, change de sens, entre le régime paranoïaque signifiant et le régime passionnel post-signifiant. Dans le premier cas, il y a d’abord l’émission du signifiant despotique, et son interprétation par les scribes ou les prêtres, qui fixe du signifié et redonne du signifiant ; mais il y a aussi, de signe en signe, un mouvement qui va d’un territoire à un autre et qui, circulant, assure une certaine vitesse de déterritorialisation (par exemple la circulation d’une épopée, la rivalité de plusieurs cités pour la naissance d’un héros, et là encore le rôle des prêtres-scribes dans les échanges de territorialités et de généalogies19). Mais ce qui tient lieu de livre a toujours ici un modèle extérieur, un référent, visage, famille ou territoire, qui gardent au livre un caractère oral. On dirait au contraire que dans le régime passionnel le livre s’intériorise, et intériorise tout : il devient Livre écrit sacré. C’est lui qui tient lieu de visage, et Dieu qui dérobe le sien donne à Moïse les tables de pierre écrites. Dieu se manifeste par les trompes et par la Voix ; mais dans le son on entend le non-visage, comme dans le livre on voit les paroles. Le livre est devenu le corps de la passion, comme le visage était le corps du signifiant. C’est maintenant le livre, le plus déterritorialisé, qui fixe les territoires et les généalogies. Celles-ci sont ce que dit le livre, et ceux-là, là où se dit le livre. Si bien que l’interprétation change tout à fait de fonction. Ou bien elle disparaît complètement, au profit d’une pure récitation de la lettre qui interdit le moindre changement, la moindre adjonction, le moindre commentaire (le fameux « abêtissez-vous » chrétien fait partie de cette ligne passionnelle ; et le Coran va le plus loin dans cette direction). Ou bien l’interprétation subsiste, mais devient intérieure au livre lui-même, qui perd sa fonction circulatoire entre éléments du dehors : par exemple, c’est d’après des axes intérieurs aux livres que se fixent les différents types d’interprétation codés ; c’est d’après des correspondances entre deux livres, ainsi l’Ancien et le Nouveau Testament, que l’interprétation s’organise, quitte à induire un troisième livre encore qui baigne dans le même élément d’intériorité20. Ou bien enfin l’interprétation récuse tout intermédiaire comme tout spécialiste, elle devient immédiate, parce que le livre est à la fois écrit en lui-même et dans le cœur, une fois comme point de subjectivation, une fois dans le sujet (conception réformiste du livre). En tout cas, la passion délirante du livre, comme origine et finalité du monde, trouve ici son point de départ. Le livre unique, l’œuvre totale, toutes les combinaisons possibles à l’intérieur du livre, le livre-arbre, le livre-cosmos, tous ces ressassements chers aux avant-gardes, qui coupent le livre de ses relations avec le dehors, sont encore pires que le chant du signifiant. Certes, ils en participent étroitement dans la sémiotique mixte. Mais ils ont une origine particulièrement pieuse en vérité. Wagner, Mallarmé et Joyce, Marx et Freud, ce sont encore des Bibles. Si le délire passionnel est profondément monomaniaque, la monomanie de son côté a trouvé un élément fondamental de son agencement dans le monothéisme et dans le Livre. Le plus étrange culte.
Voilà ce qui se passe dans le régime passionnel ou de subjectivation. Il n’y a plus de centre de signifiance en rapport avec des cercles ou une spirale en expansion, mais un point de subjectivation qui donne le départ de la ligne. Il n’y a plus de rapport signifiant-signifié, mais un sujet d’énonciation, qui découle du point de subjectivation, et un sujet d’énoncé dans un rapport déterminable à son tour avec le premier sujet. Il n’y a plus circularité du signe au signe, mais procès linéaire où le signe s’engouffre à travers les sujets. Considérons trois domaines divers :
1) Les Juifs par opposition aux empires : Dieu retirant son visage, devenu point de subjectivation pour le tracé d’une ligne de fuite ou de déterritorialisation ; Moïse comme sujet d’énonciation, qui se constitue à partir des tables de Dieu remplaçant le visage ; le peuple juif, constituant le sujet d’énoncé, pour la traîtrise, mais aussi pour la nouvelle terre, formant une alliance ou un « procès » linéaire toujours à reprendre, au lieu d’une expansion circulaire.
2) La philosophie dite moderne, ou chrétienne : Descartes par opposition à la philosophie antique : l’idée d’infini comme première, point de subjectivation absolument nécessaire ; le Cogito, la conscience, le « Je pense », comme sujet d’énonciation qui réfléchit son propre emploi, et ne se conçoit que suivant une ligne de déterritorialisation représentée par le doute méthodique ; le sujet d’énoncé, l’union de l’âme et du corps ou le sentiment, qui seront garantis de façon complexe par le cogito, et qui opèrent les reterritorialisations nécessaires. Le cogito, toujours à recommencer comme un procès, avec la possibilité de trahison qui le hante, Dieu trompeur et malin Génie. Et quand Descartes dit : je peux inférer « je pense donc je suis », alors que je ne peux pas pour « je me promène donc je suis », il lance la distinction des deux sujets (ce que les linguistes actuels toujours cartésiens appellent shifter, quitte à retrouver dans le second sujet la trace du premier).
3) La psychiatrie du XIXe siècle : la monomanie séparée de la manie ; le délire subjectif isolé des délires idéels ; la « possession », remplaçant la sorcellerie ; un lent dégagement des délires passionnels, qui se distinguent de la paranoïa... Le schéma du délire passionnel suivant Clérambault, c’est : le Postulat comme point de subjectivation (Il m’aime) ; l’orgueil comme tonalité du sujet d’énonciation (poursuite délirante de l’être aimé) ; le Dépit, la Rancune (comme effet de la rechute dans le sujet d’énoncé). Le délire passionnel est un véritable cogito. Dans cet exemple de l’érotomanie, comme pour la jalousie ou la quérulance, Clérambault insiste beaucoup sur ceci : que le signe doit aller jusqu’au bout d’un segment ou procès linéaire avant d’en recommencer un autre, tandis que les signes dans le délire paranoïaque ne cessent de former un réseau qui se développe en tous sens et se remanie. De même le cogito suit un procès temporel linéaire qui doit être recommencé. L’histoire des Juifs était scandée de catastrophes où chaque fois subsistaient juste assez de survivants pour recommencer un nouveau procès. L’ensemble d’un procès est souvent marqué par ceci : le pluriel est employé tant qu’il y a mouvement linéaire, mais apparaît une recollection dans le Singulier dès qu’un repos, un arrêt fixent la fin d’un mouvement, avant qu’un autre ne recommence21. Segmentarité fondamentale : il faut qu’un procès soit terminé (et sa terminaison, marquée) avant qu’un autre ne commence, et pour que l’autre puisse commencer.
La ligne passionnelle du régime post-signifiant trouve son origine dans le point de subjectivation. Celui-ci peut être n’importe quoi. Il suffit qu’à partir de ce point on puisse retrouver les traits caractéristiques de la sémiotique subjective : le double détournement, la trahison, l’existence en sursis. L’aliment joue ce rôle pour l’anorexique (l’anorexique n’affronte pas la mort, mais se sauve en trahissant l’aliment, et l’aliment n’est pas moins traître, soupçonné de contenir des larves, des vers et des microbes). Une robe, une lingerie, une chaussure sont des points de subjectivation pour un fétichiste. Un trait de visagéité pour un amoureux, mais la visagéité a changé de sens, cessant d’être le corps d’un signifiant pour devenir le point de départ d’une déterritorialisation qui fait fuir tout le reste. Une chose, un animal peuvent faire l’affaire. Il y a des cogito sur toute chose. « Deux yeux très écartés, une tête taillée dans le quartz, une hanche qui semblait douée de vie personnelle (...), chaque fois que la beauté devient irrésistible, elle peut se réduire à une qualité unique » : point de subjectivation dans le départ d’une ligne passionnelle22. Bien plus, plusieurs points coexistent pour un individu ou un groupe donné, toujours engagés dans plusieurs procès linéaires distincts, pas toujours compatibles. Les diverses formes d’éducation ou de « normalisation » imposées à un individu consistent à lui faire changer de point de subjectivation, toujours plus haut, toujours plus noble, toujours plus conforme à un idéal supposé. Puis du point de subjectivation découle le sujet d’énonciation, en fonction d’une réalité mentale déterminée par ce point. Et du sujet d’énonciation découle à son tour un sujet d’énoncé, c’est-à-dire un sujet pris dans des énoncés conformes à une réalité dominante (dont la réalité mentale de tout à l’heure n’est qu’une partie, même quand elle a l’air de s’y opposer). Ce qui est important, ce qui fait donc de la ligne passionnelle post-signifiante une ligne de subjectivation ou d’assujettissement, c’est la constitution, le dédoublement des deux sujets, et le rabattement de l’un sur l’autre, du sujet d’énonciation sur le sujet d’énoncé (ce que les linguistes reconnaissent lorsqu’ils parlent d’une « empreinte du procès d’énonciation dans l’énoncé »). La signifiance opérait une uniformisation substantielle de l’énonciation, mais la subjectivité en opère maintenant une individuation, collective ou particulière. Comme on dit, la substance est devenue sujet. Le sujet d’énonciation se rabat sur le sujet d’énoncé, quitte à ce que celui-ci refournisse à son tour du sujet d’énonciation pour un autre procès. Le sujet de l’énoncé est devenu le « répondant » du sujet de l’énonciation, sous une sorte d’écholalie réductrice, dans un rapport bi-univoque. Ce rapport, ce rabattement, est aussi bien celui de la réalité mentale sur la réalité dominante. Il y a toujours un appel à une réalité dominante qui fonctionne du dedans (déjà dans l’Ancien Testament ; ou bien dans la Réforme, avec le commerce et le capitalisme). Il n’y a même plus besoin d’un centre transcendant de pouvoir, mais plutôt d’un pouvoir immanent qui se confond avec le « réel », et qui procède par normalisation. Il y a là une étrange invention : comme si le sujet dédoublé était, sous une de ses formes, cause des énoncés dont il fait lui-même partie sous l’autre de ses formes. C’est le paradoxe du législateur-sujet, qui remplace le despote signifiant : plus tu obéis aux énoncés de la réalité dominante, plus tu commandes comme sujet d’énonciation dans la réalité mentale, car finalement tu n’obéis qu’à toi-même, c’est à toi que tu obéis ! C’est quand même toi qui commandes, en tant qu’être raisonnable... On a inventé une nouvelle forme d’esclavage, être esclave de soi-même, ou la pure « raison », le Cogito. Y a-t-il rien de plus passionnel que la raison pure ? Y a-t-il une passion plus froide et plus extrême, plus intéressée, que le Cogito ?
Althusser a bien dégagé cette constitution des individus sociaux en sujets : il la nomme interpellation (« hé, vous, là-bas !), il appelle Sujet absolu le point de subjectivation, il analyse « le redoublement spéculaire » des sujets, et mène sa démonstration avec l’exemple de Dieu, de Moïse et du peuple juif23. Des linguistes comme Benveniste font une curieuse personnologie linguistique, toute proche du Cogito : le Tu, qui peut sans doute désigner la personne à laquelle on s’adresse, mais plus encore un point de subjectivation à partir duquel chacun se constitue comme sujet ; le Je comme sujet d’énonciation, désignant la personne qui énonce et réfléchit son propre emploi dans l’énoncé (« signe vide non référentiel »), tel qu’il apparaît dans des propositions du type « je crois, je suppose, je pense... » ; enfin le je comme sujet d’énoncé, qui indique un état auquel on pourrait toujours substituer un Il (« je souffre, je marche, je respire, je sens...24 »). Il ne s’agit pas toutefois d’une opération linguistique, car jamais un sujet n’est condition de langage ni cause d’énoncé : il n’y a pas de sujet, mais seulement des agencements collectifs d’énonciation, la subjectivation n’étant que l’un d’entre eux, et désignant à ce titre une formalisation de l’expression ou un régime de signes, non pas une condition intérieure du langage. Il ne s’agit pas davantage, comme le dit Althusser, d’un mouvement qui caractériserait l’idéologie : la subjectivation comme régime de signes ou forme d’expression renvoie à un agencement, c’est-à-dire à une organisation de pouvoir qui fonctionne déjà pleinement dans l’économie, et qui ne vient pas se superposer à des contenus ou à des rapports de contenus déterminés comme réels en dernière instance. Le capital est un point de subjectivation par excellence.
Cogito psychanalytique : le psychanalyste se présente comme point de subjectivation idéel, qui va faire abandonner au patient ses anciens points dits névrotiques. Le patient sera partiellement sujet d’énonciation dans tout ce qu’il dit au psychanalyste, et dans les conditions mentales artificielles de la séance : aussi sera-t-il nommé « psychanalysant ». Mais, dans tout ce qu’il dit ou fait ailleurs, il est sujet d’énoncé, éternellement psychanalysé, de procès linéaire en procès linéaire, quitte à changer de psychanalyste, d’autant plus soumis à la normalisation d’une réalité dominante. C’est en ce sens que la psychanalyse, dans sa sémiotique mixte, participe pleinement d’une ligne de subjectivation. Le psychanalyste n’a même plus besoin de parler, le psychanalysant prend sur soi l’interprétation ; quant au psychanalysé, c’est un sujet d’autant meilleur qu’il pense à « sa » prochaine séance, ou à la précédente, en segments.
Tout comme le régime paranoïaque avait deux axes, d’une part le signe renvoyant au signe (et par là signifiant), d’autre part le signifiant renvoyant au signifié, le régime passionnel, la ligne de subjectivation, a aussi ses deux axes, syntagmatique et paradigmatique : le premier, nous venons de voir, c’est la conscience. La conscience comme passion est précisément ce dédoublement des deux sujets, en sujet d’énonciation et sujet d’énoncé, et le rabattement de l’un sur l’autre. Mais la deuxième forme de subjectivation, c’est l’amour comme passion, l’amour-passion, un autre type de double, de dédoublement et de rabattement. Là encore, un point de subjectivation variable va servir à la distribution de deux sujets qui déroberont leur visage autant qu’ils le tendront l’un vers l’autre, et épouseront une ligne de fuite, une ligne de déterritorialisation qui les rapproche et les sépare pour toujours. Mais tout change : il y a un côté célibataire de la conscience qui se dédouble, il y a un couple de l’amour passionnel qui n’a plus besoin de conscience ni de raison. Et pourtant c’est bien le même régime, même dans la trahison, et même si la trahison est assurée par un tiers. Adam et Ève, la femme de Caïn (dont la Bible aurait dû parler davantage). Richard III le traître finit dans la conscience que lui apporte le rêve, mais il est passé par l’étrange face-à-face avec lady Anne, de deux visages qui se dérobent en sachant qu’ils sont promis l’un à l’autre suivant la même ligne qui va pourtant les séparer. L’amour le plus loyal et le plus tendre, ou le plus intense, distribue un sujet d’énonciation et un sujet d’énoncé qui ne cessent de s’échanger, dans la douceur d’être soi-même un énoncé nu dans la bouche de l’autre, et que l’autre soit une énonciation nue dans ma propre bouche. Mais il y a toujours un traître qui couve. Quel amour ne sera trahi ? Quel cogito n’a pas son malin génie, le traître dont il ne se débarrasse pas ? « Tristan... Isolde... Isolde... Tristan... » : le cri des deux sujets monte ainsi toute l’échelle des intensités, jusqu’à atteindre au sommet d’une conscience étouffante, tandis que le navire suit la ligne des eaux, de la mort et de l’inconscient, de la trahison, la ligne de mélodie continue. L’amour passionnel est un cogito à deux, comme le cogito une passion pour soi tout seul. Il y a un couple potentiel dans le cogito, comme le dédoublement d’un unique sujet virtuel dans l’amour-passion. Klossowski a pu tirer les plus étranges figures de cette complémentarité d’une pensée trop intense et d’un couple trop fiévreux. La ligne de subjectivation est donc tout entière occupée par le Double, mais elle a deux figures comme il y a deux sortes de doubles : la figure syntagmatique de la conscience ou le double conscientiel qui concerne la forme (Moi = Moi) ; la figure paradigmatique du couple ou le double passionnel qui concerne la substance (Homme = Femme, le double étant immédiatement la différence des sexes).
On peut suivre le devenir de ces doubles dans des sémiotiques mixtes, qui forment aussi bien des mélanges que des dégradations. D’une part, le double amoureux passionnel, le couple de l’amour-passion tombe dans une relation conjugale, ou même dans une « scène de ménage » : qui est sujet d’énonciation ? qui est sujet d’énoncé ? Lutte des sexes : Tu me voles mes pensées, la scène de ménage a toujours été un cogito à deux, un cogito de guerre, Strindberg a poussé jusqu’au bout cette chute de l’amour-passion dans la conjugalité despotique et la scène paranoïaque-hystérique (« elle » dit qu’elle a tout trouvé par elle-même ; en fait, elle me doit tout, écho, vol de pensées, ô Strindberg25 !). D’autre part, le double conscientiel de la pensée pure, le couple du législateur-sujet tombe dans une relation bureaucratique, et une nouvelle forme de persécution, où l’un s’empare du rôle de sujet d’énonciation tandis que l’autre n’est plus que sujet d’énoncé : le cogito devient lui-même « scène de bureau », délire amoureux bureaucratique, une nouvelle forme de bureaucratie se substitue ou se conjugue à la vieille bureaucratie impériale, le bureaucrate dit Je pense (c’est Kafka qui va le plus loin dans ce sens, comme dans l’exemple du Château, Sortini et Sordini, ou bien les diverses subjectivations de Klamm26). La conjugalité est le développement du couple, comme la bureaucratie celui du cogito : mais l’un est dans l’autre, bureaucratie amoureuse et couple bureaucratique. On a trop écrit sur le double, n’importe comment, métaphysiquement, en le mettant partout, dans n’importe quel miroir, sans voir son régime propre aussi bien dans une sémiotique mixte où il introduit de nouveaux moments que dans la sémiotique pure de subjectivation où il s’inscrit sur la ligne de fuite pour y imposer des figures très particulières. Encore une fois : les deux figures de la pensée-conscience et de l’amour-passion dans le régime post-signifiant ; les deux moments de la conscience bureaucratique et de la relation conjugale dans la chute ou la combinaison mixtes. Mais, même dans le mixte, la ligne originale se dégage aisément sous les conditions d’une analyse sémiotique.
Il y a une redondance de la conscience et de l’amour, qui n’est pas la même chose que la redondance signifiante de l’autre régime. Dans le régime signifiant, la redondance est un phénomène de fréquence objective, affectant les signes ou éléments de signes (phonèmes, lettres, groupes de lettres dans une langue) : il y a à la fois une fréquence maximale du signifiant par rapport à chaque signe, et une fréquence comparative d’un signe par rapport à un autre. On dirait en tout cas que ce régime développe une sorte de « mur » où les signes s’inscrivent, dans leur rapport les uns avec les autres comme dans leur rapport avec le signifiant. Dans le régime post-signifiant au contraire, la redondance est de résonance subjective, et affecte avant tout les embrayeurs, pronoms personnels et noms propres. Là aussi, on distinguera une résonance maximale de la conscience de soi (Moi = Moi) et une résonance comparée des noms (Tristan... Isolde...) Mais cette fois il n’y a plus un mur où la fréquence se comptabilise, c’est plutôt un trou noir qui attire la conscience et la passion, dans lequel elles résonnent. Tristan appelle Isolde, Isolde appelle Tristan, tous deux avancent vers le trou noir d’une conscience de soi où le flot les entraîne, la mort. Lorsque les linguistes distinguent les deux formes de redondance, fréquence et résonance, ils donnent souvent à la seconde un statut seulement dérivé27. En fait, il s’agit de deux sémiotiques, qui se mélangent, mais n’en ont pas moins leurs principes distincts (de même on pourrait définir d’autres formes de redondance encore, rythmiques ou gestuelles, numériques, renvoyant aux autres régimes de signes). Ce qui distingue le plus essentiellement le régime signifiant et le régime subjectif, aussi bien que leurs redondances respectives, c’est le mouvement de déterritorialisation qu’ils effectuent. Parce que le signe signifiant ne renvoie plus qu’au signe, et l’ensemble des signes au signifiant lui-même, la sémiotique correspondante jouit d’un haut niveau de déterritorialisation, mais encore relatif, exprimé comme fréquence. Dans ce système, la ligne de fuite reste négative, affectée d’un signe négatif. Nous avons vu que le régime subjectif procédait tout autrement : justement parce que le signe rompt son rapport de signifiance avec le signe, et se met à filer sur une ligne de fuite positive, il atteint à une déterritorialisation absolue, qui s’exprime dans le trou noir de la conscience et de la passion. Déterritorialisation absolue du cogito. C’est pourquoi la redondance subjective a l’air de se greffer sur la signifiante, et d’en dériver, comme une redondance au second degré.
Et c’est encore plus compliqué que nous ne disons. La subjectivation affecte la ligne de fuite d’un signe positif, elle porte la déterritorialisation à l’absolu, l’intensité au plus haut degré, la redondance à une forme réfléchie, etc. Mais, sans retomber dans le régime précédent, elle a sa manière à elle de renier la positivité qu’elle libère, ou de relativiser l’absolu qu’elle atteint. L’absolu de la conscience est l’absolu de l’impuissance, et l’intensité de la passion, la chaleur du vide, dans cette redondance de résonance. C’est que la subjectivation constitue essentiellement des procès linéaires finis, tels que l’un se termine avant qu’un autre ne commence : ainsi pour un cogito toujours recommencé, pour une passion ou une revendication toujours reprises. Chaque conscience poursuit sa propre mort, chaque amour-passion poursuit sa propre fin, attirés par un trou noir, et tous les trous noirs résonnant ensemble. Par là, la subjectivation impose à la ligne de fuite une segmentarité qui ne cesse pas de la renier, et à la déterritorialisation absolue un point d’abolition qui ne cesse pas de la barrer, de la détourner. La raison en est simple : les formes d’expression ou les régimes de signes sont encore des strates (même quand on les considère pour eux-mêmes, en faisant abstraction des formes de contenu) ; la subjectivation n’est pas moins une strate que la signifiance.
Les principales strates qui ligotent l’homme, ce sont l’organisme, mais aussi la signifiance et l’interprétation, la subjectivation et l’assujettissement. Ce sont toutes ces strates ensemble qui nous séparent du plan de consistance et de la machine abstraite, là où il n’y a plus de régime de signes, mais où la ligne de fuite effectue sa propre positivité potentielle, et la déterritorialisation sa puissance absolue. Or le problème à cet égard est bien de faire basculer l’agencement le plus favorable : le faire passer, de sa face tournée vers les strates, à l’autre face tournée vers le plan de consistance ou le corps sans organes. La subjectivation porte le désir à un tel point d’excès et de décollement qu’il doit ou bien s’abolir dans un trou noir, ou bien changer de plan. Déstratifier, s’ouvrir sur une nouvelle fonction, diagrammatique. Que la conscience cesse d’être son propre double, et la passion le double de l’un pour l’autre. Faire de la conscience une expérimentation de vie, et de la passion un champ d’intensités continues, une émission de signes-particules. Faire le corps sans organes de la conscience et de l’amour. Se servir de l’amour et de la conscience pour abolir la subjectivation : « pour devenir le grand amant, le magnétiseur et le catalyseur, il faut d’abord vivre la sagesse de n’être que le dernier des idiots28 ». Se servir du Je pense pour un devenir-animal, et de l’amour pour un devenir-femme de l’homme. Désubjectiver la conscience et la passion. N’y a-t-il pas des redondances diagrammatiques qui ne se confondent ni avec les signifiantes, ni avec les subjectives ? Des redondances qui ne seraient plus des nœuds d’arborescence, mais des reprises et des élancements dans un rhizome ? Être bègue du langage, étranger dans sa propre langue,
« ne do ne domi ne passi ne dominez pas
ne dominez pas vos passions passives ne
....................
ne do dévorants ne do ne dominez pas
vos rats vos rations vos rats rations ne ne...29 ».
C’est comme s’il fallait distinguer trois types de déterritorialisation : les unes, relatives, propres aux strates, et qui culminent avec la signifiance ; les autres, absolues, mais encore négatives et stratiques, qui apparaissent dans la subjectivation (Ratio et Passio) ; enfin l’éventualité d’une déterritorialisation positive absolue sur le plan de consistance ou le corps sans organes.
Nous n’avons certes pas réussi à éliminer les formes de contenu (par exemple le rôle du Temple, ou bien la position d’une Réalité dominante, etc.). Mais, dans des conditions artificielles, nous avons isolé un certain nombre de sémiotiques présentant des caractères très divers. La sémiotique présignifiante, où le « surcodage » qui marque le privilège du langage s’exerce d’une façon diffuse : l’énonciation y est collective, les énoncés eux-mêmes polyvoques, les substances d’expression multiples ; la déterritorialisation relative y est déterminée par la confrontation des territorialités et des lignages segmentaires qui conjurent l’appareil d’État. La sémiotique signifiante : là où le surcodage s’effectue pleinement par le signifiant, et l’appareil d’État qui l’émet ; il y a uniformisation de l’énonciation, unification de la substance d’expression, contrôle des énoncés dans un régime de circularité ; la déterritorialisation relative y est poussée au plus haut point par un renvoi perpétuel et redondant du signe au signe. La sémiotique contre-signifiante : le surcodage y est assuré par le Nombre comme forme d’expression ou d’énonciation, et par la Machine de guerre dont il dépend ; la déterritorialisation emprunte une ligne de destruction ou d’abolition active. La sémiotique post-signifiante, où le surcodage est assuré par la redondance de la conscience ; se produit une subjectivation de l’énonciation sur une ligne passionnelle qui rend l’organisation de pouvoir immanente, et élève la déterritorialisation à l’absolu, bien que d’une manière encore négative. – Or nous devons considérer deux aspects : d’une part ces sémiotiques, même abstraction faite des formes de contenu, sont concrètes, mais seulement dans la mesure où elles sont mixtes, où elles constituent des combinaisons mixtes. Toute sémiotique est mixte, et ne fonctionne qu’ainsi ; chacune capture forcément des fragments d’une ou de plusieurs autres (plus-values de code). Même de ce point de vue, la sémiotique signifiante n’a aucun privilège à faire valoir pour former une sémiologie générale : la façon notamment dont elle se combine avec la sémiotique passionnelle de subjectivation (« le signifiant pour le sujet ») n’implique rien de préférentiel par rapport à d’autres combinaisons, par exemple entre la sémiotique passionnelle et la contre-signifiante, ou bien entre la contre-signifiante et la signifiante elle-même (quand les Nomades se font impériaux), etc. Il n’y a pas de sémiologie générale.
Par exemple, et sans privilège d’un régime sur l’autre, on peut faire des schémas concernant la sémiotique signifiante et la sémiotique post-signifiante, où les possibilités de mixité concrète apparaissent évidemment :
1. Le Centre ou le Signifiant, visagéité du dieu, du despote ; 2. Le Temple ou le Palais, avec prêtres et bureaucrates ; 3. L’organisation en cercles, et le signe qui renvoie au signe, sur un même cercle ou d’un cercle à l’autre ; 4. Le développement interprétatif du signifiant en signifié, pour redonner du signifiant ; 5. Le bouc expiatoire, barrage de la ligne de fuite ; 6. Le bouc émissaire, signe négatif de la ligne de fuite.
Mais l’autre aspect, complémentaire et très différent, consiste en ceci : la possibilité de transformer une sémiotique pure ou abstraite dans une autre, en vertu de la traductibilité qui découle du surcodage comme caractère particulier du langage. Cette fois il ne s’agit plus des sémiotiques mixtes concrètes, mais des transformations d’une sémiotique abstraite en une autre (même si cette transformation n’est pas abstraite pour son compte, c’est-à-dire a lieu effectivement, sans être opérée par un « traducteur » comme pur savant). On appellerait transformations analogiques toutes celles qui feraient passer une sémiotique quelconque dans le régime présignifiant ; symboliques, dans le régime signifiant ; polémiques ou stratégiques, dans le régime contre-signifiant ; conscientielles ou mimétiques, dans le régime post-signifiant ; diagrammatiques enfin, celles qui feraient éclater les sémiotiques ou les régimes de signes sur le plan de consistance d’une déterritorialisation positive absolue. Une transformation ne se confond pas avec un énoncé d’une sémiotique pure ; ni même avec un énoncé ambigu, où il faut toute une analyse pragmatique pour savoir à quelle sémiotique il appartient ; ni avec un énoncé appartenant à une sémiotique mixte (bien que la transformation puisse avoir un tel effet). Un énoncé transformationnel marque plutôt la manière dont une sémiotique traduit pour son compte des énoncés venus d’ailleurs, mais en les détournant, en en laissant des résidus intransformables, et en résistant activement à la transformation inverse. Bien plus, les transformations ne se limitent pas à la liste précédente. C’est toujours par transformation qu’une nouvelle sémiotique est capable de se créer pour son compte. Les traductions peuvent être créatrices. On forme de nouveaux régimes de signes purs par transformation et traduction. Là non plus on ne trouvera pas de sémiologie générale, mais plutôt une transsémiotique.
1. Le point de subjectivation, remplaçant le centre de signifiance ; 2. Les deux visages qui se détournent ; 3. Le sujet d’énonciation, qui découle du point de subjectivation dans le détournement ; 4. Le sujet d’énoncé, sur lequel se rabat le sujet d’énonciation ; 5. La succession des procès linéaires finis, avec une nouvelle forme de prêtres et une nouvelle bureaucratie ; 6. En quoi la ligne de fuite, libérée mais encore segmentarisée, reste négative et barrée.
Dans les transformations analogiques, on voit souvent comment le sommeil, la drogue, l’exaltation amoureuse peuvent former des expressions qui traduisent en présignifiant les régimes signifiants ou subjectifs qu’on veut leur imposer, mais auxquels elles résistent en leur imposant à leur tour une segmentarité et une polyvocité inattendues. Le christianisme a subi d’étranges traductions créatrices en passant chez les « barbares » ou même les « sauvages ». L’introduction des signes monétaires dans certains circuits commerciaux africains fait subir à ces signes une transformation analogique très difficile à manier (à moins que ce soit ces circuits qui subissent au contraire une transformation destructrice30). Les chansons des Noirs américains, y compris et surtout les paroles, auraient une valeur encore plus exemplaire, parce qu’on y entend d’abord comment les esclaves « traduisent » le signifiant anglais, et font un usage présignifiant ou même contre-signifiant de la langue, la mélangeant à leurs propres langues africaines, tout comme ils mélangent à leurs nouveaux travaux forcés le chant d’anciens travaux d’Afrique ; puis comment, avec la christianisation et avec l’abolition de l’esclavage, ils traversent un procès de « subjectivation » ou même d’« individuation », qui transforme leur musique en même temps qu’elle transforme ce procès par analogie ; comment aussi se posent des problèmes particuliers de « visagéité », lorsque des Blancs à « la face noircie » s’emparent des paroles et des chansons, mais que les Noirs, à leur tour, se noircissent la figure d’une couche supplémentaire, reconquièrent leurs danses et leurs chants en transformant ou traduisant même ceux des Blancs31. Certes, les transformations les plus visibles et grossières se font dans l’autre sens : traductions symboliques, lorsque le signifiant prend le pouvoir. Les mêmes exemples que précédemment, de signes monétaires ou de régime rythmique, pourraient encore nous servir en inversant leur sens. Le passage d’une danse africaine à une danse blanche manifeste souvent une traduction consciencieuse ou mimétique, avec prise de pouvoir opérée par la signifiance et la subjectivation. (« En Afrique, la danse est impersonnelle, sacrée et obscène. Quand le phallus s’érige et se manipule comme une banane, ce n’est pas de bander personnellement qu’il s’agit : c’est à une érection tribale que l’on assiste. (...) La danse rituelle du sexe, dans le cadre de la ville, se danse en solo ; et ce fait est à soi seul d’une signification stupéfiante. La loi interdit toute réponse, toute participation. Rien ne reste du rite primitif, que les mouvements suggestifs du corps. Et leur suggestion varie avec l’individualité de l’observateur32. »)
Ce ne sont pas de simples transformations linguistiques, lexicales ou même syntaxiques, qui déterminent l’importance d’une véritable traduction sémiotique. Ce serait même plutôt l’inverse. Il ne suffit pas d’un parler-fou. On est forcé d’évaluer pour chaque cas si l’on se trouve devant l’adaptation d’une vieille sémiotique, ou devant une nouvelle variété de telle sémiotique mixte, ou bien devant le processus de création d’un régime encore inconnu. Par exemple il est relativement facile de ne plus dire « je », on n’a pas dépassé pour ça le régime de subjectivation ; et inversement, on peut continuer à dire Je, pour faire plaisir, et être déjà dans un autre régime où les pronoms personnels ne fonctionnent plus que comme fictions. La signifiance et l’interprétation ont la peau si dure, elles forment avec la subjectivation un mixte si collant, qu’il est facile de croire qu’on est au-dehors tandis qu’on en sécrète encore. Il arrive qu’on dénonce l’interprétation, mais en tendant un visage tellement signifiant qu’on l’impose en même temps au sujet qui continue, pour survivre, à s’en nourrir. Qui peut croire réellement que la psychanalyse est capable de changer une sémiotique où toutes les tricheries se réunissent ? On a seulement échangé les rôles. Au lieu d’un patient qui signifiait, et d’un psychanalyste interprète, on a maintenant un psychanalyste signifiant, et c’est le patient qui se charge de toutes les interprétations. Dans l’expérience anti-psychiatrique de Kingsley Hall, Mary Barnes, ancienne infirmière devenue « schizophrène », épouse la nouvelle sémiotique du Voyage, mais pour s’approprier un véritable pouvoir dans la communauté, et réintroduire le pire régime d’interprétation psychanalytique comme délire collectif (« elle interprétait tout ce qu’on faisait pour elle, ou pour quelqu’un d’autre...33 »). On en finit difficilement avec une sémiotique fortement stratifiée. Même une sémiotique présignifiante, ou contre-signifiante, même un diagramme asignifiant comporte des nœuds de coïncidence tout prêts à constituer des centres de signifiance et des points de subjectivation virtuels. Certes, une opération traductrice n’est pas facile, quand il s’agit de détruire une sémiotique dominante atmosphérique. Un des intérêts profonds des livres de Castaneda, sous l’influence de la drogue ou d’autres choses, et du changement d’atmosphère, c’est précisément de montrer comment l’Indien arrive à combattre les mécanismes d’interprétation pour instaurer chez son disciple une sémiotique présignifiante ou même un diagramme asignifiant : Arrête ! Tu me fatigues ! expérimente au lieu de signifier et d’interpréter ! Trouve toi-même tes lieux, tes territorialités, tes déterritorialisations, ton régime, tes lignes de fuite ! Sémiotise toi-même, au lieu de chercher dans ton enfance toute faite et ta sémiologie d’Occidental... « Don Juan affirma que pour voir il fallait nécessairement stopper le monde. Stopper le monde exprime parfaitement certains états de conscience au cours desquels la réalité de la vie quotidienne est modifiée, ceci parce que le flot des interprétations, d’ordinaire continuel, est interrompu par un ensemble de circonstances étrangères à ce flot34. » Bref, une véritable transformation sémiotique fait appel à toutes sortes de variables, non seulement extérieures, mais implicites dans la langue, intérieures aux énoncés.
La pragmatique présente donc déjà deux composantes. On peut appeler la première générative, dans la mesure où elle montre comment les divers régimes abstraits forment des sémiotiques mixtes concrètes, avec quelles variantes, comment ils se combinent et sous quelle prédominance. La deuxième est la composante transformationnelle, qui montre comment ces régimes de signes se traduisent les uns dans les autres, et surtout en créent de nouveaux. La pragmatique générative fait en quelque sorte des calques de sémiotiques mixtes, tandis que la pragmatique transformationnelle fait des cartes de transformation. Bien qu’une sémiotique mixte n’implique pas nécessairement une créativité actuelle, mais puisse se contenter de possibilités de combinaison sans véritable transformation, c’est la composante transformationnelle qui rend compte de l’originalité d’un régime comme de la nouveauté des mixtes où il entre à tel moment et dans tel domaine. Aussi cette seconde composante est-elle la plus profonde, et le seul moyen de mesurer les éléments de la première35. Par exemple, on se demandera quand est-ce que des énoncés de type bolchevique ont paru, et comment le léninisme a opéré, lors de la rupture avec les sociaux-démocrates, une véritable transformation, créatrice d’une sémiotique originale, même si celle-ci devrait nécessairement tomber dans la sémiotique mixte de l’organisation stalinienne. Dans une étude exemplaire, Jean-Pierre Faye a étudié en détail les transformations qui produisirent le nazisme envisagé comme système d’énoncés nouveaux dans un champ social donné. Des questions du type : non seulement à quel moment, mais dans quel domaine un régime de signes s’installe-t-il ? – dans un peuple tout entier ? dans une fraction de ce peuple ? dans une marge plutôt repérable au sein d’un hôpital psychiatrique ? – ainsi nous avons vu qu’une sémiotique de subjectivation pouvait être repérée dans l’histoire ancienne des juifs, mais aussi dans le diagnostic psychiatrique du XIXe siècle – avec, évidemment, de profondes variations et même de véritables transformations dans la sémiotique correspondante – toutes ces questions sont du ressort de la pragmatique. Aujourd’hui, certainement, les transformations ou traductions créatrices les plus profondes ne passent pas par l’Europe. La pragmatique doit refuser l’idée d’un invariant qui pourrait se soustraire aux transformations, même l’invariant d’une « grammaticalité » dominante. Car le langage est affaire de politique avant d’être affaire de linguistique ; même l’appréciation des degrés de grammaticalité est matière politique.
Qu’est-ce qu’une sémiotique, c’est-à-dire un régime de signes ou une formalisation d’expression ? Ils sont à la fois plus et moins que le langage. Le langage se définit par sa condition de « surlinéarité » ; les langues se définissent par des constantes, éléments et rapports d’ordre phonologique, syntaxique et sémantique. Et sans doute chaque régime de signes effectue la condition du langage et utilise les éléments de la langue, mais rien de plus. Aucun régime ne peut s’identifier à la condition même, ni avoir la propriété des constantes. Comme Foucault le montre bien, les régimes de signes sont seulement des fonctions d’existence du langage, qui tantôt passent par des langues diverses, tantôt se distribuent dans une même langue, et qui ne se confondent ni avec une structure ni avec des unités de tel ou tel ordre, mais les croisent et les font apparaître dans l’espace et dans le temps. C’est en ce sens que les régimes de signes sont des agencements d’énonciation, dont aucune catégorie linguistique ne suffit à rendre compte : ce qui fait d’une proposition ou même d’un simple mot un « énoncé » renvoie à des présupposés implicites, non explicitables, qui mobilisent des variables pragmatiques propres à l’énonciation (transformations incorporelles). Il est donc exclu que l’agencement puisse s’expliquer par le signifiant, ou bien par le sujet, puisque ceux-ci renvoient au contraire à des variables d’énonciation dans l’agencement. C’est la signifiance, ou la subjectivation, qui supposent un agencement, non l’inverse. Les noms que nous avons donnés aux régimes de signes, « présignifiant, signifiant, contre-signifiant, post-signifiant », resteraient pris dans l’évolutionnisme si ne leur correspondaient effectivement des fonctions hétérogènes ou variétés d’agencement (la segmentarisation, la signifiance et l’interprétation, la numération, la subjectivation). Les régimes de signes se définissent ainsi par des variables intérieures à l’énonciation même, mais qui restent extérieures aux constantes de la langue et irréductibles aux catégories linguistiques.
Mais, à ce point, tout bascule, et les raisons pour lesquelles un régime de signes est moins que le langage deviennent des raisons pour lesquelles, aussi, il est plus que le langage. L’agencement n’est d’énonciation, il ne formalise l’expression, que sur une de ses faces ; sur son autre face inséparable, il formalise les contenus, il est agencement machinique ou de corps. Or les contenus ne sont pas des « signifiés » qui dépendraient du signifiant, d’une manière ou d’une autre, ni des « objets » qui seraient dans un rapport de causalité quelconque avec le sujet. En tant qu’ils ont leur formalisation propre, ils n’ont aucun rapport de correspondance symbolique ou de causalité linéaire avec la forme d’expression : les deux formes sont en présupposition réciproque, et l’on ne peut faire abstraction de l’une que très relativement, puisque ce sont les deux faces du même agencement. Aussi faut-il atteindre, dans l’agencement lui-même, à quelque chose qui est encore plus profond que ces faces, et qui rende compte à la fois des deux formes en présupposition, formes d’expression ou régimes de signes (systèmes sémiotiques), formes de contenu ou régimes de corps (systèmes physiques). C’est ce que nous appelons machine abstraite, la machine abstraite constituant et conjuguant toutes les pointes de déterritorialisation de l’agencement36. Et c’est de la machine abstraite qu’il faut dire : elle est nécessairement « beaucoup plus » que le langage. Lorsque des linguistes (à la suite de Chomsky) s’élèvent à l’idée d’une machine abstraite purement langagière, on objecte d’avance que cette machine, loin d’être trop abstraite, ne l’est pas encore assez, puisqu’elle reste limitée à la forme d’expression, et à de prétendus universaux qui supposent le langage. Dès lors, faire abstraction du contenu est une opération d’autant plus relative et insuffisante, du point de vue de l’abstraction même. Une véritable machine abstraite n’a aucun moyen de distinguer pour elle-même un plan d’expression et un plan de contenu, parce qu’elle trace un seul et même plan de consistance, qui va formaliser les contenus et les expressions d’après les strates ou les reterritorialisations. Mais, déstratifiée, déterritorialisée pour elle-même, la machine abstraite n’a pas de forme en elle-même (pas plus que de substance), et ne distingue pas en soi de contenu et d’expression, bien qu’elle préside hors d’elle à cette distinction, et la distribue dans les strates, dans les domaines et territoires. Une machine abstraite en soi n’est pas plus physique ou corporelle que sémiotique, elle est diagrammatique (elle ignore d’autant plus la distinction de l’artificiel et du naturel). Elle opère par matière, et non par substance ; par fonction, et non par forme. Les substances, les formes, sont d’expression « ou » de contenu. Mais les fonctions ne sont pas déjà formées « sémiotiquement », et les matières ne sont pas encore « physicalement » formées. La machine abstraite, c’est la pure Fonction-Matière – le diagramme, indépendamment des formes et des substances, des expressions et des contenus qu’il va répartir.
Nous définissons la machine abstraite par l’aspect, le moment où il n’y a plus que des fonctions et des matières. Un diagramme en effet n’a pas de substance ni de forme, et pas de contenu ni d’expression37. Tandis que la substance est une matière formée, la matière est une substance non formée, physicalement ou sémiotiquement. Tandis que l’expression et le contenu ont des formes distinctes et se distinguent réellement, la fonction n’a que des « traits », de contenu et d’expression, dont elle assure la connexion : on ne peut même plus dire si c’est une particule ou si c’est un signe. Un contenu-matière qui ne présente plus que des degrés d’intensité, de résistance, de conductibilité, d’échauffement, d’étirement, de vitesse ou de tardivité ; une expression-fonction qui ne présente plus que des « tenseurs », comme dans une écriture mathématique, ou bien musicale. Alors l’écriture fonctionne à même le réel, tout comme le réel écrit matériellement. C’est donc le contenu le plus déterritorialisé et l’expression la plus déterritorialisée que le diagramme retient, pour les conjuguer. Et le maximum de déterritorialisation vient tantôt d’un trait de contenu, tantôt d’un trait d’expression, qui sera dit « déterritorialisant » par rapport à l’autre, mais justement parce qu’il le diagrammatise, en l’emportant avec soi, en l’élevant à sa propre puissance. Le plus déterritorialisé fait franchir à l’autre un seuil qui rend possible une conjonction de leur déterritorialisation respective, une commune précipitation. C’est la déterritorialisation absolue, positive, de la machine abstraite. C’est en ce sens que les diagrammes doivent être distingués des indices, qui sont des signes territoriaux, mais aussi des icônes qui sont de reterritorialisation, et des symboles, qui sont de déterritorialisation relative ou négative38. Ainsi définie par son diagrammatisme, une machine abstraite n’est pas une infrastructure en dernière instance, pas plus qu’elle n’est une Idée transcendante en suprême instance. Elle a plutôt un rôle pilote. C’est qu’une machine abstraite ou diagrammatique ne fonctionne pas pour représenter, même quelque chose de réel, mais construit un réel à venir, un nouveau type de réalité. Elle n’est donc pas hors de l’histoire, mais toujours plutôt « avant » l’histoire, à chaque moment où elle constitue des points de création ou de potentialité. Tout fuit, tout crée, mais jamais tout seul, au contraire, avec une machine abstraite qui opère les continuums d’intensité, les conjonctions de déterritorialisation, les extractions d’expression et de contenu. C’est un Abstrait-Réel, qui s’oppose d’autant plus à l’abstraction fictive d’une machine d’expression supposée pure. C’est un Absolu, mais qui n’est ni indifférencié ni transcendant. Aussi les machines abstraites ont-elles des noms propres (et aussi des dates), qui ne désignent certes plus des personnes ou des sujets, mais des matières et des fonctions. Le nom d’un musicien, d’un savant, s’emploient comme le nom d’un peintre qui désigne une couleur, une nuance, une tonalité, une intensité : il s’agit toujours d’une conjonction de Matière et de Fonction. La double déterritorialisation de la voix et de l’instrument sera marquée d’une machine abstraite-Wagner, d’une machine abstraite-Webern, etc. On parlera d’une machine abstraite-Riemann, en physique et mathématique, d’une machine abstraite-Galois en algèbre (précisément définie par la ligne arbitraire dite d’adjonction qui se conjugue avec un corps de base), etc. Il y a diagramme chaque fois qu’une machine abstraite singulière fonctionne directement dans une matière.
Voilà donc que, au niveau diagrammatique ou sur le plan de consistance, il n’y a même pas de régimes de signes à proprement parler, puisqu’il n’y a plus de forme d’expression qui se distinguerait réellement d’une forme de contenu. Le diagramme ne connaît que des traits, des pointes, qui sont encore de contenu dans la mesure où ils sont matériels, ou d’expression dans la mesure où ils sont fonctionnels, mais qui s’entraînent les uns les autres, se relaient et se confondent dans une commune déterritorialisation : signes-particules, particles. Et ce n’est pas étonnant ; car la distinction réelle d’une forme d’expression et d’une forme de contenu se fait seulement avec les strates, et diversement pour chacune. C’est là qu’apparaît une double articulation qui va formaliser les traits d’expression pour leur compte, et les traits de contenu pour leur compte, et qui va faire avec les matières des substances formées physicalement ou sémiotiquement, avec les fonctions des formes d’expression ou de contenu. L’expression constitue alors des indices, des icônes ou des symboles qui entrent dans des régimes ou des sémiotiques. Le contenu constitue alors des corps, des choses ou des objets, qui entrent dans des systèmes physiques, des organismes et des organisations. Le mouvement plus profond qui conjuguait matière et fonction – la déterritorialisation absolue, comme identique à la terre elle-même – n’apparaît plus que sous la forme des territorialités respectives, des déterritorialisations relatives ou négatives, et des reterritorialisations compémentaires. Et sans doute tout culmine avec une strate langagière, installant une machine abstraite au niveau de l’expression, et qui fait d’autant plus abstraction du contenu qu’elle tend même à le destituer d’une forme propre (impérialisme du langage, prétention d’une sémiologie générale). Bref, les strates substantialisent les matières diagrammatiques, séparent un plan formé de contenu et un plan formé d’expression. Elles prennent les expressions et les contenus, chacun substantialisé et formalisé de son côté, dans des pinces de double articulation qui assure leur indépendance ou leur distinction réelle, et font régner un dualisme qui ne cesse de se reproduire ou de se rediviser. Elles cassent les continuums d’intensité, en introduisant des coupures d’une strate à une autre, et à l’intérieur de chaque strate. Elles empêchent les conjonctions de ligne de fuite, elles écrasent les pointes de déterritorialisation, soit en opérant les reterritorialisations qui vont rendre ces mouvements tout relatifs, soit en affectant telle ou telle de ces lignes d’une valeur seulement négative, soit en la segmentarisant, la barrant, la bouchant, la précipitant dans une sorte de trou noir.
Notamment, on ne confondra pas le diagrammatisme avec une opération du type axiomatique. Loin de tracer des lignes de fuite créatrices et de conjuguer des traits de déterritorialisation positive, l’axiomatique barre toutes les lignes, les soumet à un système ponctuel, et arrête les écritures algébriques et géométriques qui fuyaient de toutes parts. C’est comme pour la question de l’indéterminisme en physique : une « remise en ordre » s’est faite pour le réconcilier avec le déterminisme physique. Des écritures mathématiques se font axiomatiser, c’est-à-dire re-stratifier, re-sémiotiser ; des flux matériels se font re-physicaliser. C’est une affaire de politique autant que de science : la science ne doit pas devenir folle... Hilbert et de Broglie furent des hommes politiques autant que des savants : ils ont remis de l’ordre. Mais une axiomatisation, une sémiotisation, une physicalisation ne sont pas un diagramme, c’en est même le contraire. Programme de strate contre diagramme du plan de consistance. Ce qui n’empêche pas le diagramme de reprendre son chemin de fuite, et d’essaimer de nouvelles machines abstraites singulières (c’est contre l’axiomatisation que se fait la création mathématique des fonctions improbables, et contre la physicalisation que se fait l’invention matérielle des particules introuvables). Car la science en tant que telle est comme toute chose, il y a en elle autant de folie qui lui est propre que de mises et remises en ordre, et le même savant peut participer des deux aspects, avec sa folie propre, sa police propre, ses signifiances, ses subjectivations, mais aussi ses machines abstraites – en tant que savant. « Politique de la science » désigne bien ces courants intérieurs à la science, et non pas seulement les circonstances extérieures et facteurs d’État qui agissent sur elle, et lui font faire ici des bombes atomiques, là des programmes trans-spatiaux, etc. Ces influences ou déterminations politiques externes ne seraient rien si la science elle-même n’avait ses propres pôles, ses oscillations, ses strates et ses déstratifications, ses lignes de fuite et ses remises en ordre, bref les événements au moins potentiels de sa propre politique, toute sa « polémique » à elle, sa machine de guerre intérieure (dont font partie historiquement les savants contrariés, persécutés ou empêchés). Il ne suffit pas de dire que l’axiomatique ne tient pas compte de l’invention et de la création : il y a en elle une volonté délibérée d’arrêter, de fixer, de se substituer au diagramme, en s’installant à un niveau d’abstraction figée, déjà trop grand pour le concret, trop petit pour le réel. Nous verrons en quel sens c’est un niveau « capitaliste ».
On ne peut pas pourtant se contenter d’un dualisme entre le plan de consistance, ses diagrammes ou ses machines abstraites, et d’autre part les strates, leurs programmes et leurs agencements concrets. Les machines abstraites n’existent pas simplement sur le plan de consistance où elles développent des diagrammes, elles sont déjà là, enveloppées ou « encastrées » dans les strates en général, ou même dressées sur les strates particulières où elles organisent à la fois une forme d’expression et une forme de contenu. Et ce qui est illusoire dans ce dernier cas, c’est l’idée d’une machine abstraite exclusivement langagière ou expressive, mais non pas l’idée d’une machine abstraite intérieure à la strate, et qui doit rendre compte de la relativité des deux formes distinctes. Il y a donc comme un double mouvement : l’un par lequel les machines abstraites travaillent les strates, et ne cessent d’en faire fuir quelque chose, l’autre par lequel elles sont effectivement stratifiées, capturées par les strates. D’une part, jamais les strates ne s’organiseraient si elles ne captaient des matières ou fonctions de diagramme, qu’elles formalisent du double point de vue de l’expression et du contenu ; si bien que chaque régime de signes, même la signifiance, même la subjectivation, sont encore des effets diagrammatiques (mais relativisés ou négativisés). D’autre part, jamais les machines abstraites ne seraient présentes, y compris déjà dans les strates, si elles n’avaient le pouvoir ou la potentialité d’extraire et d’accélérer des signes-particules déstratifiés (passage à l’absolu). La consistance n’est pas totalisante, ni structurante, mais déterritorialisante (une strate biologique, par exemple, n’évolue pas par données statistiques, mais par pointes de déterritorialisation). La sécurité, la tranquillité, l’équilibre homéostatique des strates ne sont donc jamais complètement garantis : il suffit de prolonger les lignes de fuite qui travaillent les strates, de remplir les pointillés, de conjuguer les processus de déterritorialisation, pour retrouver un plan de consistance qui s’insère dans les systèmes de stratification les plus différents, et qui saute de l’un à l’autre. Nous avons vu en ce sens comment la signifiance et l’interprétation, la conscience et la passion pouvaient se prolonger, mais en même temps s’ouvrir sur une expérience proprement diagrammatique. Et tous ces états ou ces modes de la machine abstraite coexistent précisément dans ce qu’on appelle agencement machinique. L’agencement en effet a comme deux pôles ou vecteurs, l’un tourné vers les strates où il distribue les territorialités, les déterritorialisations relatives et les reterritorialisations, un autre vecteur tourné vers le plan de consistance ou de déstratification, où il conjugue les processus de déterritorialisation et les porte à l’absolu de la terre. C’est sur son vecteur stratique qu’il distingue une forme d’expression dans laquelle il apparaît comme agencement collectif d’énonciation, et une forme de contenu dans laquelle il apparaît comme agencement machinique de corps ; et il ajuste une forme à l’autre, une apparition à l’autre, en présupposition réciproque. Mais, sur son vecteur déstratifié, diagrammatique, il n’a plus deux faces, il ne retient que des traits de contenu comme d’expression, d’où il extrait des degrés de déterritorialisation qui s’ajoutent les uns aux autres, des pointes qui se conjuguent les unes avec les autres.
Un régime de signes n’a pas seulement deux composantes. Il y a en fait quatre composantes, qui font l’objet de la Pragmatique. La première, c’était la composante générative, qui montre comment la forme d’expression, sur une strate langagière, fait toujours appel à plusieurs régimes combinés, c’est-à-dire comment tout régime de signes ou toute sémiotique est concrètement mixte. Au niveau de cette composante, on peut faire abstraction des formes de contenu, mais d’autant mieux qu’on met l’accent sur les mélanges de régimes dans la forme d’expression : on n’en conclura donc pas à la prédominance d’un régime qui constituerait une sémiologie générale et unifierait la forme. La seconde composante, transformationnelle, montrait comment un régime abstrait peut être traduit dans un autre, se transformer dans un autre, et surtout se créer à partir d’autres. Cette seconde composante est évidemment plus profonde, parce qu’il n’y a aucun régime mixte qui ne suppose de telles transformations d’un régime à un autre, soit passées, soit actuelles, soit potentielles (en fonction d’une création de nouveaux régimes). Là encore, on fait ou on peut faire abstraction du contenu, puisqu’on s’en tient à des métamorphoses intérieures à la forme d’expression, même si celle-ci ne suffit pas à en rendre compte. Or la troisième composante est diagrammatique : elle consiste à prendre les régimes de signes ou les formes d’expression pour en extraire des signes-particules qui ne sont plus formalisés, mais constituent des traits non formés, combinables les uns avec les autres. C’est là le sommet de l’abstraction, mais aussi le moment où l’abstraction devient réelle ; tout y passe en effet par des machines abstraites-réelles (nommées et datées). Et si l’on peut faire abstraction des formes de contenu, c’est parce que l’on doit en même temps faire abstraction des formes d’expression, puisqu’on ne retient que des traits non formés des unes et des autres. D’où l’absurdité d’une machine abstraite purement langagière. Cette composante diagrammatique est évidemment plus profonde à son tour que la composante transformationnelle : les transformations-créations d’un régime de signes passent en effet par l’émergence de machines abstraites toujours nouvelles. Enfin, une dernière composante proprement machinique est censée montrer comment les machines abstraites s’effectuent dans des agencements concrets, qui donnent précisément une forme distincte aux traits d’expression, mais pas sans donner aussi une forme distincte à des traits de contenu – les deux formes étant en présupposition réciproque, ou ayant une relation nécessaire non formée, qui empêche une fois de plus la forme d’expression de se prendre pour suffisante (bien qu’elle ait son indépendance ou sa distinction proprement formelle).
La pragmatique (ou schizo-analyse) peut donc être représentée par les quatre composantes circulaires, mais qui bourgeonnent et font rhizome :
1) Composante générative : étude des sémiotiques mixtes concrètes, de leurs mélanges et de leurs variations.
2) Composante transformationnelle : étude des sémiotiques pures, de leurs traductions-transformations et de la création de nouvelles sémiotiques.
3) Composante diagrammatique : étude des machines abstraites, du point de vue des matières sémiotiquement non formées en rapport avec des matières physicalement non formées.
4) Composante machinique : étude des agencements qui effectuent les machines abstraites, et qui sémiotisent les matières d’expression, en même temps qu’elles physicalisent les matières de contenu.
L’ensemble de la pragmatique consisterait en ceci : faire le calque des sémiotiques mixtes dans la composante générative ; faire la carte transformationnelle des régimes, avec leurs possibilités de traduction et de création, de bourgeonnement sur les calques ; faire le diagramme des machines abstraites mises en jeu dans chaque cas, comme potentialités ou comme surgissements effectifs ; faire le programme des agencements qui ventilent l’ensemble et font circuler le mouvement, avec ses alternatives, ses sauts et mutations.
Par exemple, on considérerait une « proposition » quelconque, c’est-à-dire un ensemble verbal défini syntaxiquement, sémantiquement et logiquement, comme expression d’un individu ou d’un groupe : « Je t’aime », ou bien « Je suis jaloux... » On commencerait par demander à quel « énoncé » cette proposition correspond dans le groupe ou l’individu (car une même proposition peut renvoyer à des énoncés complètement différents). Cette question signifie : dans quel régime de signes la proposition est-elle prise, régime sans lequel les éléments syntaxiques, sémantiques et logiques resteraient des conditions universelles parfaitement vides ? Quel est l’élément non linguistique, la variable d’énonciation qui lui donne une consistance ? Il y a un « je t’aime » présignifiant, de type collectif où, comme disait Miller, une danse épouse toutes les femmes de la tribu ; un « je t’aime » contre-signifiant, de type distributif et polémique, pris dans la guerre, dans le rapport de forces, comme celui de Penthésilée à Achille ; un « je t’aime » qui s’adresse à un centre de signifiance, et fait correspondre par interprétation toute une série de signifiés à la chaîne signifiante ; un « je t’aime » passionnel ou post-signifiant, qui forme un procès à partir d’un point de subjectivation, puis un autre procès..., etc. De même la proposition « je suis jaloux » n’est évidemment pas le même énoncé suivant qu’elle est prise dans le régime passionnel de la subjectivation ou dans le régime paranoïaque de la signifiance : deux délires très distincts. En second lieu, une fois déterminé l’énoncé auquel correspond la proposition dans tel groupe ou tel individu à tel moment, on chercherait les possibilités non seulement de mixité, mais de traduction ou de transformation dans un autre régime, dans des énoncés appartenant à d’autres régimes, ce qui passe ou ce qui ne passe pas, ce qui reste irréductible ou ce qui coule dans une telle transformation. En troisième lieu, on pourrait chercher à créer de nouveaux énoncés encore inconnus pour cette proposition, même si c’était des patois de volupté, de physiques et de sémiotiques en morceaux, d’affects asubjectifs, de signes sans signifiance, où s’effondreraient la syntaxe, la sémantique et la logique. Cette recherche devrait être conçue du pire au meilleur, puisqu’elle couvrirait aussi bien des régimes mignards, métaphoriques et bêtifiants, que des cris-souffles, des improvisations fiévreuses, des devenirs-animaux, des devenirs moléculaires, des trans-sexualités réelles, des continuums d’intensités, des constitutions de corps sans organes... Et ces deux pôles, eux-mêmes inséparables, en perpétuels rapports de transformation, de conversion, de saut, de chute et de remontée. Cette dernière recherche mettrait en jeu les machines abstraites, les diagrammes et fonctions diagrammatiques d’une part, d’autre part en même temps les agencements machiniques, leurs distinctions formelles d’expression et de contenu, leurs investissements de mots et leurs investissements d’organes sous une présupposition réciproque. Par exemple, le « je t’aime » de l’amour courtois : quel est son diagramme, quel surgissement de machine abstraite, et quel nouvel agencement ? Aussi bien dans la déstratification que dans l’organisation des strates... Bref, il n’y a pas de propositions syntaxiquement définissables, ou sémantiquement, ou logiquement, qui viendraient transcender et surplomber les énoncés. Toute méthode de transcendantalisation du langage, toute méthode pour doter le langage d’universaux, depuis la logique de Russell jusqu’à la grammaire de Chomsky, tombe dans la pire des abstractions, au sens où elle entérine un niveau qui est à la fois déjà trop abstrait et pas assez encore. En vérité, ce ne sont pas les énoncés qui renvoient aux propositions, mais l’inverse. Ce ne sont pas les régimes de signes qui renvoient au langage, et le langage qui constitue par lui-même une machine abstraite, structurale ou générative. C’est le contraire. C’est le langage qui renvoie aux régimes de signes, et les régimes de signes à des machines abstraites, à des fonctions diagrammatiques et à des agencements machiniques qui débordent toute sémiologie, toute linguistique et toute logique. Il n’y a pas de logique propositionnelle universelle, ni de grammaticalité en soi, pas plus que de signifiant pour lui-même. « Derrière » les énoncés et les sémiotisations, il n’y a que des machines, des agencements, des mouvements de déterritorialisation qui passent à travers la stratification des différents systèmes, et échappent aux coordonnées de langage comme d’existence. C’est pourquoi la pragmatique n’est pas le complément d’une logique, d’une syntaxique ou d’une sémantique, mais au contraire l’élément de base dont tout le reste dépend.
1. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », Sociologie et anthropologie, P.U.F., p. 48-49 (Lévi-Strauss distinguera dans la suite du texte un autre aspect du signifié). Sur cette première valeur d’un continuum atmosphérique, cf. les descriptions psychiatriques de Binswanger et d’Arieti.
2. Cf. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, p. 278 sq. (analyse des deux cas).
3. Lévi-Strauss, Préface à Soleil Hopi, Plon, p. VI.
4. Par exemple, dans le mythe bantou, le premier fondateur d’État montre son visage, il mange et boit en public, tandis que le chasseur, puis le guerrier, inventent l’art du secret, se dérobent et mangent derrière un écran : cf. Luc de Heusch, Le roi ivre ou l’origine de l’État, Gallimard, p. 20-25. Heusch voit dans le second moment la preuve d’une civilisation plus « raffinée » : il nous semble plutôt qu’il s’agit d’une autre sémiotique, de guerre et non plus de travaux publics.
5. Foucault, Surveiller et punir, p. 33.
6. Cf. Greimas, « Pratiques et langages gestuels », Langages, no 10, juin 1968 ; mais Greimas rapporte cette sémiotique à des catégories comme « sujet d’énoncé », « sujet d’énonciation », qui nous semblent appartenir à d’autres régimes de signes.
7. Sur l’anthropophagie comme manière de conjurer l’action des âmes ou des noms morts ; et sur sa fonction sémiotique de « calendrier », cf. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, Plon, p. 332-340.
8. Les expressions précédentes concernant le nombre sont empruntées à Julia Kristeva, bien qu’elle s’en serve pour l’analyse de textes littéraires dans l’hypothèse du « signifiant » : Semeiotikè, Éd. du Seuil, p. 294 sq., 317.
9. Cf. Sérieux et Capgras, Les folies raisonnantes, Alcan 1909 ; Clérambault, Œuvre psychiatrique, rééd. P.U.F. ; mais Capgras croit à une sémiotique essentiellement mixte ou polymorphe, tandis que Clérambault dégage abstraitement deux sémiotiques pures, même s’il reconnaît leur mélange de fait. – Sur les origines de cette distinction de deux groupes de délires, on consultera principalement Esquirol, Des maladies mentales, 1838 (dans quelle mesure la « monomanie » est-elle séparable de la manie ?) ; et Kraepelin, Lehrbuch der Psychiatrie (dans quelle mesure la « quérulance » est-elle séparable de la paranoïa ?). La question du deuxième groupe de délires, ou délires passionnels, a été reprise et exposée historiquement par Lacan, De la psychose paranoïaque, Éd. du Seuil, et par Lagache, La jalousie amoureuse, P.U.F.
10. Cf. Sérieux et Capgras, p. 340 sq. Et Clérambault, p. 369 sq. : les délirants passionnels sont méconnus, même à l’asile, parce qu’ils sont tranquilles et rusés, « affectés d’un délire assez limité pour qu’ils sachent comment nous les jugeons » ; il est d’autant plus nécessaire de les maintenir internés ; « de tels malades ne doivent pas être questionnés, mais manœuvrés, et pour les manœuvrer, il n’y a qu’un seul moyen, les émouvoir ».
11. Esquirol suggère que la monomanie est une « maladie de la civilisation », et suit une évolution sociale : elle commence par être religieuse, mais tend de plus en plus à devenir politique, hantée par la police (Des maladies mentales, t. I, p. 400). Cf. aussi les remarques d’Emmanuel Regis, Les régicides dans l’histoire et dans le présent, 1890.
12. Deutéronome, I, 12. Dhorme, in La Pléiade, précise : « Votre revendication, littéralement votre procès. »
13. D.H. Lawrence, L’Apocalypse, Balland, ch. X.
14. Cf. Dhorme, La religion des Hébreux nomades, Bruxelles. Et Mayani, Les Hyksos et le monde de la Bible, Payot. L’auteur insiste sur les rapports des Hébreux avec les Habiru, nomades guerriers, et avec les Qéniens, forgerons nomades ; ce qui est propre à Moïse, ce n’est pas le principe d’organisation numérique, emprunté aux nomades, mais l’idée d’une convention-procès, d’un contrat-procès toujours révocable. Cette idée-là, précise Mayani, ne vient ni d’agriculteurs enracinés, ni de nomades guerriers, ni même de migrateurs, mais d’une tribu en marche qui se pense en termes de destin subjectif.
15. Cf. Kafka, Le procès. C’est le peintre Titorelli qui fait la théorie de l’atermoiement illimité. Mis à part l’acquittement définitif, qui n’existe pas, Titorelli distingue l’« acquittement apparent » et l’« atermoiement illimité » comme deux régimes juridiques : le premier est circulaire, et renvoie à une sémiotique du signifiant, tandis que le second est linéaire et segmentaire, renvoyant à la sémiotique passionnelle.
16. Jérôme Lindon a le premier analysé ce rapport du prophétisme juif et de la trahison, dans le cas exemplaire de Jonas, Jonas, Éd. de Minuit.
17. Hölderlin, Remarques sur Œdipe, 10-18 (mais déjà les restrictions de Hölderlin sur le caractère grec d’une telle mort « lente et difficile » ; et le beau commentaire de Jean Beaufret sur la nature de cette mort et ses rapports avec la trahison : « Au détournement catégorique du dieu qui n’est plus que Temps, l’homme se doit de correspondre en se détournant lui-même comme un traître »).
18. Nietzsche, La naissance de la tragédie, § 9.
19. Sur la nature de la « bibliothèque » épique (le caractère impérial, le rôle des prêtres, la circulation entre sanctuaires et cités), cf. Charles Autran, Homère et les origines sacerdotales de l’épopée grecque, Denoël.
20. Cf. les techniques d’interprétation du livre au Moyen Âge ; et la tentative extrême de Joachim de Flore, qui induit de l’intérieur un troisième état ou procès à partir des concordances entre les deux Testaments (L’Évangile éternel, Rieder).
21. Par exemple, Deutéronome XIX, 1 : « Ils partirent de Rephidim et arrivèrent au désert du Sinaï, ils campèrent dans le désert et là Israël campa devant la montagne. »
22. Henry Miller, Sexus, Buchet-Chastel, p. 334.
23. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », La Pensée, juin 1970, p. 29-35.
24. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, p. 252 sq., Benveniste parle d’un « procès ».
25. Un aspect du génie de Strindberg fut d’élever le couple, et la scène de ménage, à un niveau sémiotique intense, et d’en faire un facteur de création dans le régime des signes. Ce ne fut pas le cas de Jouhandeau. En revanche, Klossowski a su inventer de nouvelles sources et conflits d’un cogito passionnel à deux, du point de vue d’une théorie générale des signes (Les lois de l’hospitalité, Gallimard).
26. Cf. aussi Le Double de Dostoïevski.
27. Sur ces deux formes de redondance, cf. l’article « Redondance » in Martinet, La linguistique, guide alphabétique, Denoël, p. 331-333.
28. Henry Miller, Sexus, p. 307. Le thème de l’idiot est lui-même très varié. Il traverse explicitement le cogito selon Descartes et le sentiment selon Rousseau. Mais la littérature russe l’entraîne vers d’autres voies, au-delà de la conscience ou de la passion.
29. Gherasim Luca, Le chant de la carpe, p. 87-94.
30. Par exemple, quand les Blancs introduisent la monnaie chez les Siane de Nouvelle-Guinée, ceux-ci commencent par traduire les billets et les pièces en deux catégories de biens inconvertibles. Cf. Maurice Godelier, « Économie politique et anthropologie économique », L’Homme, septembre 1964, p. 123.
31. Sur ces traductions-transformations, cf. LeRoi Jones, Le peuple du blues, ch. III-VII.
32. Henry Miller, Sexus, p. 634.
33. Mary Barnes et Joseph Berke, Mary Barnes, un voyage à travers la folie, Éd. du Seuil, p. 269. L’échec de l’expérience anti-psychiatrique de Kingsley Hall semble dû à ces facteurs internes autant qu’aux circonstances extérieures.
34. Castaneda, Le voyage à Ixtlan, Gallimard, p. 12.
35. « Génératif » et « transformationnel » sont des termes de Chomsky, pour qui précisément le transformationnel est le moyen le meilleur et le plus profond de réaliser le génératif ; mais nous employons ces termes en un autre sens.
36. Michel Foucault a développé une théorie des énoncés, suivant des niveaux successifs et qui recoupent l’ensemble de ces problèmes. 1o) Dans L’archéologie du savoir, Foucault distingue deux sortes de « multiplicités », de contenu et d’expression, qui ne se laissent pas réduire à des rapports de correspondance ou de causalité, mais sont en présupposition réciproque ; 2o) Dans Surveiller et punir, il cherche une instance capable de rendre compte des deux formes hétérogènes imbriquées l’une dans l’autre, et la trouve dans des agencements de pouvoir ou micro-pouvoirs ; 3o) Mais aussi la série de ces agencements collectifs (école, armée, usine, hôpital, prison, etc.) ne sont que des degrés ou singularités dans un « diagramme » abstrait, qui comporte uniquement pour son compte matière et fonction (multiplicité humaine quelconque à contrôler) ; 4o) L’Histoire de la sexualité va encore dans une autre direction, puisque les agencements n’y sont plus rapportés et confrontés à un diagramme, mais à une « biopolitique de la population » comme machine abstraite. – Nos seules différences avec Foucault porteraient sur les points suivants ; 1o) les agencements ne nous paraissent pas avant tout de pouvoir, mais de désir, le désir étant toujours agencé, et le pouvoir une dimension stratifiée de l’agencement ; 2o) le diagramme ou la machine abstraite ont des lignes de fuite qui sont premières, et qui ne sont pas, dans un agencement, des phénomènes de résistance ou de riposte, mais des pointes de création et de déterritorialisation.
37. Hjelmslev a proposé une conception très importante, de la « matière » ou « sens » comme non-formé, amorphe ou informe : Prolégomènes à une théorie du langage, § 13 ; Essais linguistiques, Éd. de Minuit, p. 58 sq. (et la préface de François Rastier, p. 9).
38. La distinction des indices, icônes et symboles vient de Peirce, cf. Écrits sur le signe, Éd. du Seuil. Mais il les distingue par des relations entre signifiant et signifié (contiguïté pour l’indice, similitude pour l’icône, règle conventionnelle pour le symbole) ; ce qui l’entraîne à faire du « diagramme » un cas spécial d’icône (icône de relation). Peirce est vraiment l’inventeur de la sémiotique. C’est pourquoi nous pouvons lui emprunter des termes, même en en changeant l’acception. D’une part, indices, icônes et symboles nous semblent se distinguer par des rapports territorialité-déterritorialisation, et non par des rapports signifiant-signifié. D’autre part, le diagramme nous semble dès lors avoir un rôle distinct, irréductible à l’icône et au symbole. Sur les distinctions fondamentales de Peirce et le statut complexe du diagramme, on se reportera à l’analyse de Jakobson, « À la recherche de l’essence du langage », in Problèmes du langage, Gallimard, coll. « Diogène ».