8. 1874 – Trois nouvelles, ou

« qu’est-ce qui s’est passé ? »

L’essence de la « nouvelle », comme genre littéraire, n’est pas très difficile à déterminer : il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question « Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? » Le conte est le contraire de la nouvelle, parce qu’il tient le lecteur haletant sous une tout autre question : qu’est-ce qui va se passer ? Toujours quelque chose va arriver, va se passer. Quant au roman, lui, il s’y passe toujours quelque chose, bien que le roman intègre dans la variation de son perpétuel présent vivant (durée) des éléments de nouvelle et de conte. Le roman policier est à cet égard un genre particulièrement hybride, puisque, le plus souvent, quelque chose = x s’est passé dans l’ordre d’un meurtre ou d’un vol, mais ce qui s’est passé va être découvert, et cela dans le présent déterminé par le policier-modèle. On aurait tort toutefois de réduire ces différents aspects aux trois dimensions du temps. Quelque chose s’est passé, ou quelque chose va se passer, peuvent désigner pour leur part un passé tellement immédiat, un futur tellement proche, qu’ils ne font qu’un (dirait Husserl) avec des rétentions et protentions du présent lui-même. La distinction n’en reste pas moins légitime, au nom des différents mouvements qui animent le présent, qui sont contemporains du présent, l’un se mouvant avec lui, mais un autre le rejetant déjà dans le passé dès qu’il est présent (nouvelle), un autre l’entraînant dans l’avenir en même temps (conte). Nous avons la chance de disposer d’un même sujet traité par un conteur et un nouvelliste : de deux amants, l’un meurt soudainement dans la chambre de l’autre. Dans le conte de Maupassant, « Une ruse », tout est orienté vers les questions « Qu’est-ce qui va se passer ? comment le survivant va-t-il se tirer de cette situation ? qu’est-ce que le tiers-sauveur, en l’occurrence un médecin, va pouvoir inventer ? » Dans la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, « Le rideau cramoisi », tout s’oriente vers : il s’est passé quelque chose, mais quoi ? Non seulement parce qu’on ne sait vraiment pas de quoi la froide jeune fille vient de mourir, mais l’on ne saura jamais pourquoi elle s’est donnée au petit officier, et l’on ne saura pas davantage comment le tiers-sauveur, ici le colonel du régiment, a pu ensuite arranger les choses1. Qu’on ne pense pas qu’il est plus facile de tout laisser dans le vague : qu’il se soit passé quelque chose, et même plusieurs choses successives, qu’on ne saura jamais, n’exige pas moins de minutie et de précision que l’autre cas, où l’auteur doit inventer en détail ce qu’il faudra savoir. On ne saura jamais ce qui vient de se passer, on va toujours savoir ce qui se passera, tels sont les deux halètements différents du lecteur, face à la nouvelle et au conte, mais ce sont deux manières dont se divise à chaque instant le présent vivant. Dans la nouvelle on n’attend pas que quelque chose se passe, on s’attend à ce que quelque chose vienne déjà de se passer. La nouvelle est une dernière nouvelle, tandis que le conte est un premier conte. La « présence » du conteur et du nouvelliste sont complètement différentes (différente aussi la présence du romancier). N’invoquons donc pas trop les dimensions du temps : la nouvelle a si peu à voir avec une mémoire du passé, ou avec un acte de réflexion, qu’elle joue au contraire sur un oubli fondamental. Elle évolue dans l’élément de « ce qui s’est passé », parce qu’elle nous met en rapport avec un inconnaissable ou un imperceptible (et non pas l’inverse : ce n’est pas parce qu’elle parlerait d’un passé dont elle n’aurait plus la possibilité de nous donner connaissance). À la limite même, rien ne s’est passé, mais c’est justement ce rien qui nous fait dire : « Qu’est-ce qui a pu se passer pour que j’oublie où j’ai mis mes clefs, que je ne sache plus si j’ai envoyé cette lettre..., etc.? Quelle petite artère dans mon cerveau a bien pu craquer ? Quel est ce rien qui fait que quelque chose s’est passé ? La nouvelle est fondamentalement en rapport avec un secret (non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à découvrir, mais avec la forme du secret qui reste impénétrable), tandis que le conte est en rapport avec la découverte (la forme de la découverte, indépendamment de ce qu’on peut découvrir). Et aussi la nouvelle met en scène des postures du corps et de l’esprit, qui sont comme des plis ou des enveloppements, tandis que le conte met en jeu des attitudes, des positions, qui sont des déploiements et des développements, même les plus inattendus. On voit bien chez Barbey le goût qu’il a pour la posture du corps, c’est-à-dire pour des états où le corps est surpris lorsque quelque chose vient de se passer. Barbey suggère même, dans la préface des Diaboliques, qu’il y a un diabolisme des postures du corps, une sexualité, une pornographie et une scatologie de ces postures, très différentes de celles qui marquent, pourtant aussi et en même temps, les attitudes ou les positions du corps. La posture est comme un suspens inversé. Il ne s’agit donc pas de renvoyer la nouvelle au passé, et le conte au futur, mais de dire que la nouvelle renvoie dans le présent lui-même à la dimension formelle de quelque chose qui s’est passé, même si ce quelque chose n’est rien ou reste inconnaissable. De même on n’essaiera pas de faire coïncider la différence nouvelle-conte avec des catégories comme celles du fantastique, du merveilleux, etc. : ce serait un autre problème, tout cela n’a aucune raison de se recouper. L’enchaînement de la nouvelle, c’est : Qu’est-ce qui s’est passé ? (modalité ou expression), Secret (forme), Posture du corps (contenu).

Soit Fitzgerald. C’est un conteur et un nouvelliste génial. Mais il est nouvelliste chaque fois qu’il se demande : Qu’est-ce qui a pu se passer pour qu’on en arrive là ? Lui seul a su porter cette question à ce point d’intensité. Non pas que ce soit une question de la mémoire, de la réflexion, ni de la vieillesse ou de la fatigue, tandis que le conte serait d’enfance, d’action ou d’élan. Il est pourtant vrai que Fitzgerald ne pose sa question de nouvelliste que lorsqu’il est personnellement usé, fatigué, malade, pire encore. Mais, là non plus, ce n’est pas nécessairement lié : ce pourrait être une question de vigueur, et d’amour. C’en est une encore, même dans ces conditions désespérées. Il faudrait plutôt concevoir les choses comme une affaire de perception : on entre dans une pièce, et l’on perçoit quelque chose comme déjà là, venant d’arriver, même si ce n’est pas encore fait. Ou bien l’on sait que ce qui est en train de se faire, c’est déjà la dernière fois, c’est fini. On entend un « je t’aime », dont on sait qu’il est dit pour la dernière fois. Sémiotique perceptive. Dieu, qu’est-ce qui a pu se passer, tandis que tout est et reste imperceptible, et pour que tout soit et reste imperceptible à jamais ?

Et puis il n’y a pas seulement la spécificité de la nouvelle, il y a la façon spécifique dont la nouvelle traite une matière universelle. Car nous sommes faits de lignes. Nous ne voulons pas seulement parler de lignes d’écriture, les lignes d’écriture se conjuguent avec d’autres lignes, lignes de vie, lignes de chance ou de malchance, lignes qui font la variation de la ligne d’écriture elle-même, lignes qui sont entre les lignes écrites. Il se peut que la nouvelle ait sa manière propre de faire surgir, et de combiner ces lignes qui appartiennent pourtant à tout le monde et à tout genre. Avec une grande sobriété, Vladimir Propp disait que le conte devait se définir en fonction de mouvements extérieurs et intérieurs, qu’il qualifiait, formalisait et combinait à sa manière spécifique2. Nous voudrions montrer que la nouvelle se définit en fonction de lignes vivantes, lignes de chair, dont elle opère de son côté une révélation très spéciale. Marcel Arland a raison de dire de la nouvelle : « Ce ne sont que lignes pures jusque dans les nuances, et ce n’est que pure et consciente vertu du verbe3. »

PREMIÈRE NOUVELLE,

« DANS LA CAGE », HENRY JAMES, 1898, tr. fr. Stock.

L’héroïne, une jeune télégraphiste, a une vie très découpée, très comptabilisée, qui procède par segments délimités : les télégrammes qu’elle enregistre successivement chaque jour, les personnes qui envoient ces télégrammes, la classe sociale de ces personnes qui ne se servent pas du télégraphe de la même façon, les mots qu’il faut compter. Bien plus, sa cage de télégraphiste est comme un segment contigu à l’épicerie voisine, où travaille son fiancé. Contiguïté des territoires. Et le fiancé ne cesse de planifier, de découper leur avenir, travail, vacances, maison. Il y a là, comme pour chacun de nous, une ligne de segmentarité dure où tout semble comptable et prévu, le début et la fin d’un segment, le passage d’un segment à l’autre. Notre vie est ainsi faite : non seulement les grands ensembles molaires (États, institutions, classes), mais les personnes comme éléments d’un ensemble, les sentiments comme rapports entre personnes sont segmentarisés, d’une manière qui n’est pas faite pour troubler, ni disperser, mais au contraire pour garantir et contrôler l’identité de chaque instance, y compris l’identité personnelle. Le fiancé peut dire à la jeune fille : compte tenu des différences entre nos segments, nous avons les mêmes goûts et nous sommes pareils. Je suis homme et tu es femme, tu es télégraphiste et je suis épicier, tu comptes les mots et je pèse les choses, nos segments s’accordent, se conjuguent. Conjugalité. Tout un jeu de territoires bien déterminés, planifiés. On a un avenir, pas de devenir. Voilà une première ligne de vie, ligne de segmentarité dure ou molaire, pas morte du tout, puisqu’elle occupe et traverse notre vie, et finalement semblera toujours l’emporter. Elle comporte même beaucoup de tendresse et d’amour. Ce serait trop facile de dire : « cette ligne-là est mauvaise », car vous la retrouverez partout, et dans toutes les autres.

Un couple riche entre dans le bureau de poste, et apporte à la jeune fille la révélation, du moins la confirmation d’une autre vie : télégrammes multiples, chiffrés, signés de pseudonymes. On ne sait plus très bien qui est qui, ni ce que signifie quoi. Au lieu d’une ligne dure, faite de segments bien déterminés, le télégraphe forme maintenant un flux souple, marqué de quanta qui sont comme autant de petites segmentations en acte, saisies à leur naissance comme dans un rayon de lune ou sur une échelle intensive. Grâce à « son art prodigieux de l’interprétation », la jeune fille saisit l’homme comme ayant un secret qui le met en danger, de plus en plus en danger, en posture de danger. Il ne s’agit pas seulement de ses relations amoureuses avec la femme. Henry James en est arrivé à ce moment de son œuvre où ce n’est plus la matière d’un secret qui l’intéresse, même s’il a réussi à faire que cette matière soit tout à fait banale et de peu d’importance. Ce qui compte maintenant, c’est la forme du secret dont la matière n’a même plus à être découverte (on ne saura pas, il y aura plusieurs possibilités, il y aura une indétermination objective, une sorte de molécularisation du secret). Et justement par rapport à cet homme, et directement avec lui, la jeune télégraphiste développe une étrange complicité passionnelle, toute une vie moléculaire intense qui n’entre même pas en rivalité avec celle qu’elle mène avec son propre fiancé. Qu’est-ce qui s’est passé, qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Cette vie pourtant n’est pas dans sa tête, et n’est pas imaginaire. On dirait plutôt qu’il y a là deux politiques, comme la jeune fille le suggère dans une remarquable conversation avec le fiancé : une macro-politique, et une micro-politique, qui n’envisagent pas du tout de la même façon les classes, les sexes, les personnes, les sentiments. Ou bien qu’il y a deux types de relations très distinctes : des rapports intrinsèques de couples qui mettent en jeu des ensembles ou des éléments bien déterminés (les classes sociales, les hommes et les femmes, telle et telle personne), et puis des rapports moins localisables, toujours extérieurs à eux-mêmes, qui concernent plutôt des flux et des particules s’échappant de ces classes, de ces sexes, de ces personnes. Pourquoi ces derniers rapports sont-ils des rapports de doubles, plutôt que de couples ? « Elle craignait cet autre elle-même qui l’attendait sans doute au-dehors ; peut-être était-ce lui qui l’attendait, lui qui était son autre elle-même et dont elle avait peur. » En tout cas, voilà une ligne très différente de la précédente, une ligne de segmentation souple ou moléculaire, où les segments sont comme des quanta de déterritorialisation. C’est sur cette ligne que se définit un présent dont la forme même est celle d’un quelque chose qui s’est passé, déjà passé, si proche qu’on en soit, puisque la matière insaisissable de ce quelque chose est entièrement molécularisée, à des vitesses qui dépassent les seuils ordinaires de perception. Pourtant on ne dira pas qu’elle vaut forcément mieux.

Il est certain que les deux lignes ne cessent d’interférer, de réagir l’une sur l’autre, et d’introduire chacune dans l’autre ou bien un courant de souplesse, ou bien un point de rigidité. Dans son essai sur le roman, Nathalie Sarraute fait gloire aux romanciers anglais de ne pas avoir seulement découvert, comme Proust ou Dostoïevsky, les grands mouvements, les grands territoires et les grands points de l’inconscient qui font retrouver le temps ou revivre le passé, mais d’avoir suivi à contretemps ces lignes moléculaires, à la fois présentes et imperceptibles. Elle montre comment le dialogue ou la conversation obéissent bien aux coupures d’une segmentarité fixe, à de vastes mouvements de distribution réglée correspondant aux attitudes et positions de chacun, mais aussi comment ils se trouvent parcourus et entraînés par des micro-mouvements, des segmentations fines tout autrement distribuées, particules introuvables d’une matière anonyme, minuscules fêlures et postures qui ne passent plus par les mêmes instances, même dans l’inconscient, lignes secrètes de désorientation ou de déterritorialisation : toute une subconversation dans la conversation, dit-elle, c’est-à-dire une micropolitique de la conversation4.

Et puis l’héroïne de James en arrive, dans sa segmentarité souple ou dans sa ligne de flux, à une sorte de quantum maximum au-delà duquel elle ne peut plus aller (même elle le voudrait, il n’y aurait pas à aller plus loin). Ces vibrations qui nous traversent, danger de les exaspérer au-delà de notre endurance. S’est dissous dans la forme du secret – qu’est-ce qui s’est passé ? – le rapport moléculaire de la télégraphiste avec le télégraphiant – puisque rien ne s’est passé. Chacun des deux se trouvera rejeté vers sa segmentarité dure, il épousera la dame devenue veuve, elle va épouser son fiancé. Et pourtant tout a changé. Elle a atteint comme une nouvelle ligne, une troisième, une sorte de ligne de fuite, également réelle, même si elle se fait sur place : ligne qui n’admet plus du tout de segments, et qui est plutôt comme l’explosion des deux séries segmentaires. Elle a percé le mur, elle est sortie des trous noirs. Elle a atteint à une sorte de déterritorialisation absolue. « Elle avait fini par en savoir tant qu’elle ne pouvait plus rien interpréter. Il n’y avait plus d’obscurités pour elle qui lui fissent voir plus clair, il ne restait qu’une lumière crue. » On ne peut aller plus loin dans la vie que dans cette phrase de James. Le secret a encore changé de nature. Sans doute le secret a-t-il toujours affaire avec l’amour, et avec la sexualité. Mais tantôt c’était seulement la matière cachée, d’autant plus cachée qu’elle était ordinaire, donnée dans le passé, et que nous ne savions pas trop quelle forme lui trouver : voyez, je ploie sous mon secret, voyez quel mystère me travaille, une manière de faire l’intéressant, ce que Lawrence appelait « le sale petit secret », mon Œdipe en quelque sorte. Tantôt le secret devenait la forme d’un quelque chose dont toute la matière était molécularisée, imperceptible, inassignable : non pas un donné dans le passé, mais le non-donnable de « qu’est-ce qui s’est passé ? ». Mais, sur la troisième ligne, il n’y a même plus de forme – plus rien qu’une pure ligne abstraite. C’est parce que nous n’avons plus rien à cacher que nous ne pouvons plus être saisis. Devenir soi-même imperceptible, avoir défait l’amour pour devenir capable d’aimer. Avoir défait son propre moi pour être enfin seul, et rencontrer le vrai double à l’autre bout de la ligne. Passager clandestin d’un voyage immobile. Devenir comme tout le monde, mais justement ce n’est un devenir que pour celui qui sait n’être personne, n’être plus personne. Il s’est peint gris sur gris. Comme dit Kierkegaard, rien ne distingue le chevalier de la foi d’un bourgeois allemand qui rentre chez lui ou se rend au bureau de poste : aucun signe télégraphique spécial n’en émane, il produit ou reproduit constamment des segments finis, mais il est déjà sur une autre ligne qu’on ne soupçonne même pas5. En tout cas, la ligne télégraphique n’est pas un symbole, et elle n’est pas simple. Il y en a trois au moins, de segmentarité dure et bien tranchée, de segmentation moléculaire, et puis la ligne abstraite, la ligne de fuite, non moins mortelle, non moins vivante. Sur la première il y a beaucoup de paroles et de conversations, questions ou réponses, interminables explications, mises au point ; la seconde est faite de silences, d’allusions, de sous-entendus rapides, qui s’offrent à l’interprétation. Mais si la troisième fulgure, si la ligne de fuite est comme un train en marche, c’est parce qu’on y saute linéairement, on peut enfin y parler « littéralement », de n’importe quoi, brin d’herbe, catastrophe ou sensation, dans une acceptation tranquille de ce qui arrive où rien ne peut plus valoir pour autre chose. Les trois lignes ne cessent pas de se mélanger pourtant.

DEUXIÈME NOUVELLE,

« THE CRACK UP », FITZGERALD, 1936, tr. fr. Gallimard.

Qu’est-ce qui s’est passé ? c’est la question que Fitzgerald ne cesse d’agiter, à la fin, une fois dit que « toute vie est, bien entendu, un processus de démolition ». Comment entendre ce « bien entendu » ? On peut dire d’abord que la vie ne cesse de s’engager dans une segmentarité de plus en plus dure et desséchée. Pour l’écrivain Fitzgerald, il y a l’usure des voyages, avec leurs segments bien découpés. Il y a aussi, de segments en segments, la crise économique, la perte de richesse, la fatigue et le vieillissement, l’alcoolisme, la faillite de conjugalité, la montée du cinéma, l’avènement du fascisme, du stalinisme, la perte de succès et de talent – là même où Fitzgerald va trouver son génie. De « grandes poussées soudaines qui viennent ou semblent venir du dehors », et qui procèdent par coupures trop signifiantes, nous faisant passer d’un terme à l’autre, dans des « choix » binaires successifs : riche-pauvre... Quand même le changement se ferait dans l’autre sens, rien ne viendrait compenser le durcissement, le vieillissement qui surcode tout ce qui arrive. Voilà une ligne de segmentarité dure, qui met en jeu de grandes masses, même si elle était souple au départ.

Mais Fitzgerald dit qu’il y a un autre type de craquements, suivant une tout autre segmentarité. Ce ne sont plus de grandes coupures, mais des micro-fêlures, comme sur une assiette, beaucoup plus subtiles et plus souples, et qui se produisent plutôt quand les choses vont mieux de l’autre côté. S’il y a vieillissement aussi sur cette ligne, ce n’est pas de la même manière : on ne vieillit ici que quand on ne le sent pas sur l’autre ligne, et on ne s’en aperçoit sur l’autre ligne que quand « ça » s’est déjà passé sur celle-ci. À tel moment, qui ne correspond pas aux âges de l’autre ligne, on a atteint un degré, un quantum, une intensité au-delà de laquelle on ne pouvait plus aller. (C’est très délicat, cette histoire d’intensités : la plus belle intensité devient nocive quand elle dépasse nos forces à ce moment, il faut pouvoir supporter, être en état.) Mais, justement, qu’est-ce qui s’est passé ? Rien d’assignable ni de perceptible en vérité ; des changements moléculaires, des redistributions de désir qui font que, quand quelque chose arrive, le moi qui l’attendait est déjà mort, ou bien celui qui l’attendrait, pas encore arrivé. Cette fois, poussées et craquements dans l’immanence d’un rhizome, au lieu des grands mouvements et des grandes coupures déterminés par la transcendance d’un arbre. La fêlure « se produit sans presque qu’on le sache, mais on en prend conscience vraiment d’un seul coup ». Cette ligne moléculaire plus souple, pas moins inquiétante, beaucoup plus inquiétante, n’est pas simplement intérieure ou personnelle : elle aussi met toutes choses en jeu, mais à une autre échelle et sous d’autres formes, avec des segmentations d’une autre nature, rhizomatiques au lieu d’arborescentes. Une micro-politique.

Et puis il y a encore une troisième ligne, comme une ligne de rupture, et qui marque l’explosion des deux autres, leur percussion... au profit d’autre chose ? « J’en vins à l’idée que ceux qui avaient survécu avaient accompli une vraie rupture. Rupture veut beaucoup dire et n’a rien à voir avec rupture de chaîne, où l’on est généralement destiné à trouver une autre chaîne ou à reprendre l’ancienne. » Fitzgerald oppose ici la rupture aux pseudo-coupures structurales dans des chaînes dites signifiantes. Mais il ne la distingue pas moins des liaisons ou des tiges plus souples, plus souterraines, du type « voyage » ou même transports moléculaires. « La célèbre Évasion ou la fuite loin de tout est une excursion dans un piège, même si le piège comprend les mers du Sud, qui ne sont faites que pour ceux qui veulent y naviguer ou les peindre. Une vraie rupture est quelque chose sur quoi on ne peut pas revenir, qui est irrémissible parce qu’elle fait que le passé a cessé d’exister. » Est-il possible que les voyages soient toujours un retour à la segmentarité dure ? Est-ce toujours son papa et sa maman qu’on rencontre en voyage, et, comme Melville, jusque dans les mers du Sud ? Les muscles durcis ? Faut-il croire que la segmentarité souple elle-même reforme au microscope, et miniaturisées, les grandes figures auxquelles elle prétendait échapper ? Sur tous les voyages, pèse la phrase inoubliable de Beckett : « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache ; nous sommes cons, mais pas à ce point. »

Voilà que, dans la rupture, non seulement la matière du passé s’est volatilisée, mais la forme de ce qui s’est passé, d’un quelque chose d’imperceptible qui s’est passé dans une matière volatile, n’existe même plus. On est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. Plus rien ne peut se passer, ni s’être passé. Plus personne ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires, au contraire : parce que je suis en train de les tracer. Finies les grandes ou les petites guerres. Finis les voyages, toujours à la traîne de quelque chose. Je n’ai plus aucun secret, à force d’avoir perdu le visage, forme et matière. Je ne suis plus qu’une ligne. Je suis devenu capable d’aimer, non pas d’un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir, et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n’a pas plus de moi que moi. On s’est sauvé par amour et pour l’amour, en abandonnant l’amour et le moi. On n’est plus qu’une ligne abstraite, comme une flèche qui traverse le vide. Déterritorialisation absolue. On est devenu comme tout le monde, mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. On ne doit pas dire que le génie est un homme extraordinaire, ni que tout le monde a du génie. Le génie, c’est celui qui sait faire de tout-le-monde un devenir (peut-être Ulysse, l’ambition ratée de Joyce, à moitié réussie de Pound). On est entré dans des devenirs-animaux, des devenirs-moléculaires, enfin des devenirs-imperceptibles. « J’étais pour toujours de l’autre côté de la barricade. L’horrible sensation d’enthousiasme continuait. (...) J’essaierai d’être un animal aussi correct que possible, et si vous me jetez un os avec assez de viande dessus je serai peut-être même capable de vous lécher la main. » Pourquoi ce ton désespéré ? La ligne de rupture ou de vraie fuite n’aurait-elle pas son danger, pire que les autres encore ? Il est temps de mourir. En tout cas, Fitzgerald nous propose la distinction de trois lignes qui nous traversent, et composent « une vie » (titre à la Maupassant). Ligne de coupure, ligne de fêlure, ligne de rupture. La ligne de segmentarité dure, ou de coupure molaire ; la ligne de segmentation souple, ou de fêlure moléculaire ; la ligne de fuite ou de rupture, abstraite, mortelle et vivante, non segmentaire.

TROISIÈME NOUVELLE,

« HISTOIRE DU GOUFFRE ET DE LA LUNETTE », PIERRETTE FLEUTIAUX, 1976, Julliard.

Il y a des segments, plus ou moins rapprochés, plus ou moins distants. Ces segments semblent entourer un gouffre, une sorte de grand trou noir. Sur chaque segment, il y a deux sortes de surveillants, les courts-voyeurs et les longs-voyeurs. Ce qu’ils surveillent, ce sont les mouvements, les poussées, les infractions, troubles et rebellions qui se produisent dans le gouffre. Mais il y a une grande différence entre les deux types de surveillants. Les courts-voyeurs ont une lunette simple. Dans le gouffre, ils voient le contour de cellules géantes, de grandes divisions binaires, des dichotomies, des segments eux-mêmes bien déterminés, du type « salle de classe, caserne, H.L.M. ou même pays vus d’avion ». Ils voient des branches, des chaînes, des rangs, des colonnes, des dominos, des stries. Parfois, sur les bords, ils découvrent une figure mal faite, un contour tremblé. Alors on va chercher la terrible Lunette à rayon. Celle-là ne sert pas à voir, mais à couper, à découper. C’est elle, l’instrument géométrique, qui émet un rayon laser, et fait régner partout la grande coupure signifiante, restaure l’ordre molaire un instant menacé. La lunette à découper surcode toute chose ; elle travaille dans la chair et le sang, mais n’est que géométrie pure, la géométrie comme affaire d’État, et la physique des courts-voyeurs au service de cette machine. Qu’est-ce que la géométrie, qu’est-ce que l’État, qu’est-ce que les courts-voyeurs ? Voilà bien des questions qui n’ont pas de sens (« je parle littéralement »), puisqu’il s’agit, même pas de définir, mais de tracer effectivement une ligne qui n’est plus d’écriture, une ligne de segmentarité dure où tout le monde sera jugé et rectifié d’après ses contours, individus ou collectivités.

Très différente est la situation des longues-vues, des longs-voyeurs, dans leur ambiguïté même. Ils sont peu nombreux, un par segment au maximum. Ils ont une lunette fine et complexe. Mais à coup sûr, ce ne sont pas des chefs. Et ils voient tout autre chose que les autres. Ils voient toute une micro-segmentarité, détails de détails, « toboggan de possibilités », minuscules mouvements qui n’attendent pas d’arriver sur les bords, lignes ou vibrations qui s’esquissent bien avant les contours, « segments qui bougent par saccades ». Tout un rhizome, une segmentarité moléculaire qui ne se laisse pas surcoder par un signifiant comme machine à découper, ni même attribuer à telle figure, tel ensemble ou tel élément. Cette seconde ligne est inséparable de la segmentation anonyme qui la produit, et qui remet tout en cause à chaque instant, sans but et sans raison : « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Les longs-voyeurs peuvent deviner l’avenir, mais c’est toujours sous la forme du devenir d’un quelque chose qui s’est déjà passé dans une matière moléculaire, particules introuvables. C’est comme en biologie : comment les grandes divisions et dichotomies cellulaires, dans leurs contours, s’accompagnent de migrations, d’invaginations, de déplacements, d’élans morphogénétiques, dont les segments ne sont plus marqués par des points localisables, mais par des seuils d’intensité qui se passent en dessous, mictoses où tout se brouille, lignes moléculaires qui se croisent à l’intérieur des grosses cellules et de leurs coupures. C’est comme dans une société : comment les segments durs et surcoupants sont recoupés en dessous par des segmentations d’une autre nature. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre, ni biologie ni société, ni ressemblance des deux : « je parle littéralement », je trace des lignes, des lignes d’écriture, et la vie passe entre les lignes. Une ligne de segmentarité souple s’est dégagée, emmêlée avec l’autre, mais très différente, tracée d’une manière tremblée par la micro-politique des longs-voyeurs. Une affaire de politique, aussi mondiale que l’autre, plus encore, mais à une échelle et sous une forme insuperposable, incommensurable. Mais aussi une affaire de perception, car la perception, la sémiotique, la pratique, la politique, la théorie, c’est toujours ensemble. On voit, on parle, on pense, à telle ou telle échelle et suivant telle ligne qui peut ou non se conjuguer avec celle de l’autre, même si l’autre est encore soi-même. Si c’est non, il ne faut pas insister, ne pas discuter, mais fuir, fuir, même en disant « d’accord, mille fois d’accord ». Pas la peine de parler, il faudrait d’abord changer les lunettes, les bouches et les dents, tous les segments. Ce n’est pas seulement littéralement qu’on parle, on perçoit littéralement, on vit littéralement, c’est-à-dire suivant des lignes, connectables ou non, même quand elles sont très hétérogènes. Et puis, parfois, ça ne marche pas quand elles sont homogènes6.

L’ambiguïté de la situation des longs-voyeurs est celle-ci : ils sont aptes à déceler dans le gouffre les micro-infractions les plus légères, que les autres ne voient pas ; mais ils constatent aussi les affreux dégâts de la Lunette à découper, sous son apparente justice géométrique. Ils ont l’impression de prévoir, et d’être en avance, puisqu’ils voient la plus petite chose comme s’étant déjà passée ; mais ils savent que leurs avertissements ne servent à rien, parce que la lunette à découper réglera tout, sans avertissement, sans besoin ni possibilité de prévision. Tantôt ils sentent bien qu’ils voient autre chose que les autres ; tantôt, qu’il y a seulement une différence de degré, inutilisable. Ils collaborent à l’entreprise de contrôle la plus dure, la plus cruelle, mais comment n’éprouveraient-ils pas une obscure sympathie pour l’activité souterraine qui leur est révélée ? Ambiguïté de cette ligne moléculaire, comme si elle hésitait entre deux versants. Un jour (que se sera-t-il passé ?) un long-voyeur abandonnera son segment, s’engagera sur une étroite passerelle au-dessus du gouffre noir, partira sur la ligne de fuite, ayant cassé sa lunette, à la rencontre d’un Double aveugle qui s’avance à l’autre bout.

 

Individus ou groupes, nous sommes traversés de lignes, méridiens, géodésiques, tropiques, fuseaux qui ne battent pas sur le même rythme et n’ont pas la même nature. Ce sont des lignes qui nous composent, nous disions trois sortes de lignes. Ou plutôt des paquets de lignes, car chaque sorte est multiple. On peut s’intéresser à l’une de ces lignes plus qu’aux autres, et peut-être en effet y en a-t-il une qui est, non pas déterminante, mais qui importe plus que les autres... si elle est là. Car, de toutes ces lignes, certaines nous sont imposées du dehors, au moins en partie. D’autres naissent un peu par hasard, d’un rien, on ne saura jamais pourquoi. D’autres doivent être inventées, tracées, sans aucun modèle ni hasard : nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu’en les traçant effectivement, dans la vie. Les lignes de fuite, n’est-ce pas le plus difficile ? Certains groupes, certaines personnes en manquent et n’en auront jamais. Certains groupes, certaines personnes manquent de telle sorte de ligne, ou l’ont perdue. Le peintre Florence Julien s’intéresse particulièrement aux lignes de fuite : elle part de photos, et invente le procédé par lequel elle pourra en extraire des lignes, presque abstraites et sans forme. Mais, là aussi, c’est tout un paquet de lignes très diverses : la ligne de fuite d’enfants qui sortent en courant de l’école, ce n’est pas la même que celle de manifestants poursuivis par la police, ni celle d’un prisonnier qui s’évade. Lignes de fuite d’animaux différents : chaque espèce, chaque individu a les siennes. Fernand Deligny transcrit les lignes et trajets d’enfants autistes, il fait des cartes : il distingue soigneusement les « lignes d’erre » et les « lignes coutumières ». Et ça ne vaut pas seulement pour les promenades, il y a aussi des cartes de perceptions, des cartes de gestes (faire la cuisine ou ramasser du bois) avec des gestes coutumiers et des gestes d’erre. De même pour le langage, s’il y en a. Fernand Deligny a ouvert ses lignes d’écriture sur des lignes de vie. Et constamment les lignes se croisent, se recoupent un instant, se suivent un certain temps. Une ligne d’erre a recoupé une ligne coutumière, et là l’enfant fait quelque chose qui n’appartient plus exactement à aucune des deux, il retrouve quelque chose qu’il avait perdu – qu’est-ce qui s’est passé ? – ou bien il saute, bat des mains, minuscule et rapide mouvement – mais son geste lui-même émet à son tour plusieurs lignes7. Bref, une ligne de fuite, déjà complexe, avec ses singularités ; mais aussi une ligne molaire ou coutumière avec ses segments ; et entre les deux (?), une ligne moléculaire, avec ses quanta qui la font pencher d’un côté ou de l’autre.

Bien voir, comme dit Deligny, que ces lignes ne veulent rien dire. C’est une affaire de cartographie. Elles nous composent, comme elles composent notre carte. Elles se transforment, et peuvent même passer l’une dans l’autre. Rhizome. À coup sûr elles n’ont rien à voir avec le langage, c’est au contraire le langage qui doit les suivre, c’est l’écriture qui doit s’en nourrir entre ses propres lignes. À coup sûr elles n’ont rien à voir avec un signifiant, avec une détermination d’un sujet par le signifiant ; c’est plutôt le signifiant qui surgit au niveau le plus durci d’une de ces lignes, le sujet qui naît au niveau le plus bas. À coup sûr elles n’ont rien à voir avec une structure, qui ne s’est jamais occupée que de points et de positions, d’arborescences, et qui a toujours fermé un système, justement pour l’empêcher de fuir. Deligny invoque un Corps commun sur lequel ces lignes s’inscrivent, comme autant de segments, de seuils ou de quanta, de territorialités, de déterritorialisations ou de reterritorialisations. Les lignes s’inscrivent sur un Corps sans organes, où tout se trace et fuit, ligne abstraite lui-même, sans figures imaginaires ni fonctions symboliques : le réel du CsO. La schizo-analyse n’a pas d’autre objet pratique : quel est ton corps sans organes ? quelles sont tes lignes à toi, quelle carte es-tu en train de faire et de remanier, quelle ligne abstraite vas-tu tracer, et à quel prix, pour toi et pour les autres ? Ta ligne de fuite à toi ? Ton CsO qui se confond avec elle ? Tu craques ? Tu vas craquer ? Tu te déterritorialises ? Quelle ligne casses-tu, laquelle tu prolonges ou reprends, sans figures ni symboles ? La schizo-analyse ne porte ni sur des éléments ni sur des ensembles, ni sur des sujets, des rapports et des structures. Elle ne porte que sur des linéaments, qui traversent aussi bien des groupes que des individus. Analyse du désir, la schizo-analyse est immédiatement pratique, immédiatement politique, qu’il s’agisse d’un individu, d’un groupe ou d’une société. Car, avant l’être, il y a la politique. La pratique ne vient pas après la mise en place des termes et de leurs rapports, mais participe activement au tracé des lignes, affronte les mêmes dangers et les mêmes variations qu’elles. La schizo-analyse est comme l’art de la nouvelle. Ou plutôt elle n’a aucun problème d’application : elle dégage des lignes qui peuvent être aussi bien celles d’une vie, d’une œuvre littéraire ou d’art, d’une société, d’après tel système de coordonnées retenu.

Ligne de segmentarité dure ou molaire, ligne de segmentation souple et moléculaire, ligne de fuite : beaucoup de problèmes se posent. D’abord concernant le caractère particulier de chacune. On croirait que les segments durs sont déterminés, prédéterminés socialement, surcordés par l’État ; on aurait tendance en revanche à faire de la segmentarité souple un exercice intérieur, imaginaire ou de fantasme. Quant à la ligne de fuite, ne serait-elle pas toute personnelle, manière dont un individu fuit pour son compte, fuit « ses responsabilités », fuit le monde, se réfugie dans le désert, ou bien dans l’art..., etc. Fausse impression. La segmentarité souple n’a rien à voir avec l’imaginaire, et la micro-politique n’est pas moins extensive et réelle que l’autre. La grande politique ne peut jamais manier ses ensembles molaires sans passer par ces micro-injections, ces infiltrations qui la favorisent ou qui lui font obstacle ; et même, plus les ensembles sont grands, plus se produit une molécularisation des instances qu’ils mettent en jeu. Quant aux lignes de fuite, elles ne consistent jamais à fuir le monde, mais plutôt à le faire fuir, comme on crève un tuyau, et il n’y a pas de système social qui ne fuie par tous les bouts, même si ses segments ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite. Rien d’imaginaire, ni de symbolique, dans une ligne de fuite. Rien de plus actif qu’une ligne de fuite, chez l’animal et chez l’homme8. Et même l’Histoire est forcée de passer par là, plutôt que par « coupures signifiantes ». À chaque moment, qu’est-ce qui fuit dans une société ? C’est sur les lignes de fuite qu’on invente des armes nouvelles, pour les opposer aux grosses armes d’État, et « il se peut que je fuie, mais tout au long de ma fuite, je cherche une arme ». C’est sur leurs lignes de fuite que les nomades balayaient tout sur leur passage, et trouvaient de nouvelles armes qui frappaient le Pharaon de stupeur. De toutes les lignes que nous distinguons, il se peut qu’un même groupe ou un même individu les présentent à la fois. Mais, plus fréquemment, un groupe, un individu fonctionne lui-même comme ligne de fuite ; il la crée plutôt qu’il ne la suit, il est lui-même l’arme vivante qu’il forge, plutôt qu’il ne s’en empare. Les lignes de fuite sont des réalités ; c’est très dangereux pour les sociétés, bien que celles-ci ne puissent pas s’en passer, et parfois les ménagent.

Le deuxième problème concernerait l’importance respective des lignes. On peut partir de la segmentarité dure, c’est plus facile, c’est donné ; et puis voir comment elle est plus ou moins recoupée d’une segmentarité souple, une espèce de rhizome qui entoure les racines. Et puis voir comment s’y ajoute encore la ligne de fuite. Et les alliances, et les combats. Mais on peut partir aussi de la ligne de fuite : c’est elle, peut-être, qui est première, avec sa déterritorialisation absolue. C’est évident que la ligne de fuite ne vient pas après, elle est là dès le début, même si elle attend son heure, et l’explosion des deux autres. Alors la segmentarité souple ne serait plus qu’une sorte de compromis, procédant par déterritorialisations relatives, et permettant des reterritorialisations qui font blocage et renvoi sur la ligne dure. C’est curieux comme la segmentarité souple est prise entre les deux autres lignes, prête à verser d’un côté ou de l’autre, c’est son ambiguïté. Et encore il faut voir les combinaisons diverses : la ligne de fuite de quelqu’un, groupe ou individu, peut très bien ne pas favoriser celle d’un autre ; elle peut au contraire la lui barrer, la lui boucher, et le rejeter d’autant plus dans une segmentarité dure. Il arrive bien en amour que la ligne créatrice de quelqu’un soit la mise en prison de l’autre. Il y a un problème de la composition des lignes, d’une ligne avec une autre, même dans un même genre. Pas sûr que deux lignes de fuite soient compatibles, compossibles. Pas sûr que les corps sans organes se composent aisément. Pas sûr qu’un amour y résiste, ni une politique.

Troisième problème, il y a l’immanence mutuelle des lignes. Ce n’est pas facile non plus de les démêler. Aucune n’a de transcendance, chacune travaille dans les autres. Immanence partout. Les lignes de fuite sont immanentes au champ social. La segmentarité souple ne cesse de défaire les concrétions de la dure, mais elle reconstitue à son niveau tout ce qu’elle défait, micro-Œdipes, micro-formations de pouvoir, micro-fascismes. La ligne de fuite fait exploser les deux séries segmentaires, mais elle est capable du pire, de rebondir sur le mur, de retomber dans un trou noir, de prendre le chemin de la grande régression, et de refaire les plus durs segments au hasard de ses détours. On a jeté sa gourme ?, c’est pire que si l’on ne s’était pas évadé, cf. ce que Lawrence reproche à Melville. Entre la matière d’un sale petit secret dans la segmentarité dure, la forme vide de « qu’est-ce qui s’est passé ? » dans la segmentarité souple, et la clandestinité de ce qui ne peut plus se passer sur la ligne de fuite, comment ne pas voir les soubresauts d’une instance tentaculaire, le Secret, qui risque de tout faire basculer ? Entre le Couple de la première segmentarité, le Double de la seconde, le Clandestin de la ligne de fuite, tant de mélanges et de passages possibles. – Enfin dernier problème encore, le plus angoissant, concernant les dangers propres à chaque ligne. Il y a peu à dire sur le danger de la première, et son durcissement qui ne risque pas de s’arranger. Peu à dire sur l’ambiguïté de la seconde. Mais pourquoi la ligne de fuite, même indépendamment de ses dangers de retomber dans les deux autres, comporte-t-elle pour son compte un désespoir si spécial, malgré son message de joie, comme si quelque chose la menaçait jusqu’au cœur de sa propre entreprise, une mort, une démolition, au moment même où tout se dénoue ? De Tchekhov, qui est justement un grand créateur de nouvelles, Chestov disait : « Il a fait un effort, il ne peut y avoir de doute à cet égard, et quelque chose s’est cassé en lui. Et la cause de cet effort, ce ne fut pas quelque labeur pénible : il tomba brisé sans avoir entrepris un exploit au-dessus de ses forces. Ce ne fut en somme qu’un accident absurde, il fit un faux pas, glissa. (...) Un homme nouveau nous est apparu, sombre et morne, un criminel9. » Qu’est-ce qui s’est passé ? Là encore, c’est la question pour tous les personnages de Tchekhov. Ne peut-on pas faire l’effort, et même se casser quelque chose, sans tomber dans un trou noir d’amertume et de sable ? Mais Tchekhov est-il vraiment tombé, n’est-ce pas un jugement tout extérieur ? Tchekhov lui-même n’a-t-il pas raison de dire que, si sombres soient ses personnages, il transporte encore « cinquante kilos d’amour » ? Certes, il n’y a rien de facile sur les lignes qui nous composent, et qui constituent l’essence de la Nouvelle, et parfois de la Bonne Nouvelle.

Quels sont tes couples, quels sont tes doubles, quels sont tes clandestins, et leurs mélanges entre eux ? Quand l’un dit à l’autre : aime sur mes lèvres le goût du whisky comme j’aime dans tes yeux une lueur de la folie, quelles lignes sont-ils en train de composer ou, au contraire, de rendre incompossibles ? Fitzgerald : « Peut-être cinquante pour cent de nos amis et parents vous diront de bonne foi que c’est ma boisson qui a rendu Zelda folle, l’autre moitié vous assurerait que c’est sa folie qui m’a poussé à la boisson. Aucun de ces jugements ne signifierait grand-chose. Ces deux groupes d’amis et de parents seraient tous deux unanimes pour dire que chacun de nous se porterait bien mieux sans l’autre. Avec cette ironie que nous n’avons jamais été aussi désespérément amoureux l’un de l’autre de notre vie. Elle aime l’alcool sur mes lèvres. Je chéris ses hallucinations les plus extravagantes. » « À la fin rien n’avait vraiment d’importance. Nous nous sommes détruits. Mais en toute honnêteté, je n’ai jamais pensé que nous nous sommes détruits l’un l’autre. » Beauté de ces textes. Toutes les lignes sont là : celle des familles et des amis, tous ceux qui parlent, expliquent et psychanalysent, répartissent les torts et les raisons, toute la machine binaire du Couple, uni ou séparé, dans la segmentarité dure (50 %). Et puis la ligne de segmentation souple, où l’alcoolique et la folle puisent comme dans un baiser sur les lèvres et sur les yeux la multiplication d’un double à la limite de ce qu’ils peuvent supporter, dans leur état, avec les sous-entendus qui leur servent de message interne. Mais encore la ligne de fuite, d’autant plus commune qu’ils sont séparés, ou l’inverse, chacun clandestin de l’autre, double d’autant plus réussi que plus rien n’a d’importance, et tout peut recommencer, car ils sont détruits, mais non l’un par l’autre. Rien ne passera par le souvenir, tout est passé sur les lignes, entre les lignes, dans le ET qui les fait imperceptibles, l’un et l’autre, ni disjonction ni conjonction, mais ligne de fuite qui ne cesse plus de se tracer, pour une nouvelle acceptation, le contraire d’un renoncement ou d’une résignation, un nouveau bonheur ?


1.  Cf. Les Diaboliques de Barbey, 1874. Bien sûr, Maupassant lui-même ne se réduit pas au conte : il y a chez lui des nouvelles, ou des éléments de nouvelles dans ses romans. Par exemple dans Une vie, l’épisode de la tante Lison : « C’était à l’époque du coup de tête de Lison. (...) On n’en disait jamais plus, et ce coup de tête restait comme enveloppé de brouillard. Un soir, Lise, âgée alors de vingt ans, s’était jetée à l’eau sans qu’on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, ne pouvait faire pressentir cette folie (...) »

2 V. Propp, Morphologie du conte, Gallimard.

3 M. Arland, Le Promeneur, Éd. du Pavois.

4 Nathalie Sarraute (L’ère du soupçon, « Conversation et sous-conversation », Gallimard) montre comment Proust analyse les plus petits mouvements, regards ou intonations. Il les saisit pourtant dans le souvenir, il leur assigne une « position », il les considère comme un enchaînement d’effets et de causes, « il a rarement essayé de les revivre et les faire revivre au lecteur dans le présent, tandis qu’ils se forment et à mesure qu’ils se développent comme autant de drames minuscules ayant chacun ses péripéties, son mystère et son imprévisible dénouement ».

5 Kierkegaard, Crainte et tremblement, Aubier, p. 52 sq.

6 Dans une autre nouvelle du même recueil, « Le dernier angle de transparence », Pierrette Fleutiaux dégage trois lignes de perception, sans application d’un schéma préétabli. Le héros a une perception molaire, qui porte sur des ensembles et des éléments bien découpés, des pleins et des creux bien répartis (c’est une perception codée, héritée, surcodée par les murs : ne pas s’asseoir à côté de sa chaise, etc.). Mais il est pris aussi dans une perception moléculaire, faite de segmentations fines et mouvantes, de traits autonomes, où des trous surgissent dans le plein, des micro-formes dans le vide, entre deux choses, où « tout grouille et bouge » par mille fêlures. Le trouble du héros est qu’il ne peut choisir entre les deux lignes, sautant constamment de l’une à l’autre. Le salut viendra-t-il d’une troisième ligne de perception, perception de fuite, « direction hypothétique juste indiquée » par l’angle des deux autres, « angle de transparence » qui ouvre un nouvel espace ?

7 Fernand Deligny, « Voix et voir », Cahiers de l’immuable, avril 1975.

8 Henri Laborit a écrit un Éloge de la fuite (Laffont), où il montre l’importance biologique des lignes de fuite chez l’animal. Il s’en fait toutefois une conception trop formelle ; et, chez l’homme, la fuite lui paraît liée à des valeurs de l’imaginaire destinées à augmenter l’« information » du monde.

9 Léon Chestov, L’homme pris au piège, 10-18, p. 83.