Char nomade entièrement de bois, Altaï,
Ve-IVe siècles av. J.-C.
Axiome I : La machine de guerre est extérieure à l’appareil d’État.
Proposition I : Cette extériorité est d’abord attestée par la mythologie, l’épopée, le drame et les jeux.
Georges Dumézil, dans des analyses décisives de la mythologie indo-européenne, a montré que la souveraineté politique, ou domination, avait deux têtes : celle du roi-magicien, celle du prêtre-juriste. Rex et flamen, raj et Brahman, Romulus et Numa, Varuna et Mitra, le despote et le législateur, le lieur et l’organisateur. Et sans doute ces deux pôles s’opposent terme à terme, comme l’obscur et le clair, le violent et le calme, le rapide et le grave, le terrible et le réglé, le « lien » et le « pacte », etc.1. Mais leur opposition n’est que relative ; ils fonctionnent en couple, en alternance, comme s’ils exprimaient une division de l’Un ou composaient eux-mêmes une unité souveraine. « À la fois antithétiques et complémentaires, nécessaires l’un à l’autre et par conséquent sans hostilité, sans mythologie de conflit : chaque spécification sur un des plans appelle mécaniquement une spécification homologue sur l’autre, et, à eux deux, ils épuisent le champ de la fonction. » Ce sont les éléments principaux d’un appareil d’État qui procède en Un-Deux, distribue les distinctions binaires et forme un milieu d’intériorité. C’est une double articulation qui fait de l’appareil d’État une strate.
On remarquera que la guerre n’est pas prise dans cet appareil. Ou bien l’État dispose d’une violence qui ne passe pas par la guerre : il emploie des policiers et des geôliers plutôt que des guerriers, il n’a pas d’armes et n’en a pas besoin, il agit par capture magique immédiate, il « saisit » et « lie », empêchant tout combat. Ou bien l’État acquiert une armée, mais qui présuppose une intégration juridique de la guerre et l’organisation d’une fonction militaire2. Quant à la machine de guerre en elle-même, elle semble bien irréductible à l’appareil d’État, extérieure à sa souveraineté, préalable à son droit : elle vient d’ailleurs. Indra, le dieu guerrier, ne s’oppose pas moins à Varuna qu’à Mitra3. Il ne se réduit pas à l’un des deux, pas plus qu’il ne forme un troisième. Il serait plutôt comme la multiplicité pure et sans mesure, la meute, irruption de l’éphémère et puissance de la métamorphose. Il dénoue le lien autant qu’il trahit le pacte. Il fait valoir une furor contre la mesure, une célérité contre la gravité, un secret contre le public, une puissance contre la souveraineté, une machine contre l’appareil. Il témoigne d’une autre justice, parfois d’une cruauté incompréhensible, mais parfois aussi d’une pitié inconnue (puisqu’il dénoue les liens...4). Il témoigne surtout d’autres rapports avec les femmes, avec les animaux, puisqu’il vit toute chose dans des rapports de devenir, au lieu d’opérer des répartitions binaires entre « états » : tout un devenir-animal du guerrier, tout un devenir-femme, qui outrepasse aussi bien les dualités de termes que les correspondances de rapports. À tout égard, la machine de guerre est d’une autre espèce, d’une autre nature, d’une autre origine que l’appareil d’État.
Il faudrait prendre un exemple limité, comparer la machine de guerre et l’appareil d’État suivant la théorie des jeux. Soit les Échecs et le Go, du point de vue des pièces, des rapports entre les pièces et de l’espace concerné. Les échecs sont un jeu d’État, ou de cour, l’empereur de Chine y joue. Les pièces d’échecs sont codées, elles ont une nature intérieure ou des propriétés intrinsèques, d’où découlent leurs mouvements, leurs situations, leurs affrontements. Elles sont qualifiées, le cavalier reste un cavalier, le fantassin un fantassin, le voltigeur un voltigeur. Chacune est comme un sujet d’énoncé, doué d’un pouvoir relatif ; et ces pouvoirs relatifs se combinent dans un sujet d’énonciation, le joueur d’échecs lui-même ou la forme d’intériorité du jeu. Les pions de go au contraire sont des grains, des pastilles, de simples unités arithmétiques, et n’ont d’autre fonction qu’anonyme, collective ou de troisième personne : « Il » avance, ce peut être un homme, une femme, une puce, un éléphant. Les pions de go sont les éléments d’un agencement machinique non subjectivé, sans propriétés intrinsèques, mais seulement de situation. Aussi les rapports sont-ils très différents dans les deux cas. Dans leur milieu d’intériorité, les pièces d’échecs entretiennent des rapports bi-univoques les unes avec les autres, et avec celles de l’adversaire : leurs fonctions sont structurales. Tandis qu’un pion de go n’a qu’un milieu d’extériorité, ou des rapports extrinsèques avec des nébuleuses, des constellations, d’après lesquels il remplit des fonctions d’insertion ou de situation, comme border, encercler, faire éclater. À lui tout seul, un pion de go peut annihiler synchroniquement toute une constellation, tandis qu’une pièce d’échecs ne le peut pas (ou ne le peut que diachroniquement). Les échecs sont bien une guerre, mais une guerre institutionnalisée, réglée, codée, avec un front, des arrières, des batailles. Mais une guerre sans ligne de combat, sans affrontement et arrières, à la limite sans bataille, c’est le propre du go : pure stratégie, tandis que les échecs sont une sémiologie. Enfin, ce n’est pas du tout le même espace : dans le cas des échecs, il s’agit de se distribuer un espace fermé, donc d’aller d’un point à un autre, d’occuper un maximum de places avec un minimum de pièces. Dans le go, il s’agit de se distribuer dans un espace ouvert, de tenir l’espace, de garder la possibilité de surgir en n’importe quel point : le mouvement ne va plus d’un point à un autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée. Espace « lisse » du go, contre espace « strié » des échecs. Nomos du go contre État des échecs, nomos contre polis. C’est que les échecs codent et décodent l’espace, tandis que le go procède tout autrement, le territorialise et le déterritorialise (faire du dehors un territoire dans l’espace, consolider ce territoire par construction d’un second territoire adjacent, déterritorialiser l’ennemi par éclatement interne de son territoire, se déterritorialiser soi-même en renonçant, en allant ailleurs...). Une autre justice, un autre mouvement, un autre espace-temps.
« Ils arrivent comme la destinée, sans cause, sans raison, sans égard, sans prétexte... » « Impossible de comprendre comment ils ont pénétré jusqu’à la capitale, cependant ils sont là, et chaque matin semble accroître leur nombre... » – Luc de Heusch a dégagé un mythe bantou qui nous renvoie au même schéma : Nkongolo, empereur autochtone, organisateur de grands travaux, homme de public et de police, donne ses demi-sœurs au chasseur Mbidi, qui l’aide, puis s’en va ; le fils de Mbidi, l’homme du secret, rejoint son père, mais pour revenir du dehors, avec cette chose inimaginable, une armée, et tuer Nkongolo, quitte à refaire un nouvel État5... « Entre » l’État despotique-magique et l’État juridique qui comprend une institution militaire, il y aurait cette fulguration de la machine de guerre, venue du dehors.
Du point de vue de l’État, l’originalité de l’homme de guerre, son excentricité, apparaît nécessairement sous une forme négative : bêtise, difformité, folie, illégitimité, usurpation, péché... Dumézil analyse les trois « péchés » du guerrier dans la tradition indo-européenne : contre le roi, contre le prêtre, contre les lois qui découlent de l’État (soit une transgression sexuelle qui compromet la répartition des hommes et des femmes, soit même une trahison des lois de la guerre telles qu’elles sont instituées par l’État6). Le guerrier est dans la situation de tout trahir, y compris la fonction militaire, ou de ne rien comprendre. Il arrive à des historiens, bourgeois ou soviétiques, de suivre cette tradition négative, et d’expliquer que Gengis Khan ne comprend rien : il « ne comprend pas » le phénomène étatique, il « ne comprend pas » le phénomène urbain. Facile à dire. C’est que l’extériorité de la machine de guerre par rapport à l’appareil d’État se révèle partout, mais reste difficile à penser. Il ne suffit pas d’affirmer que la machine est extérieure à l’appareil, il faut arriver à penser la machine de guerre comme étant elle-même une pure forme d’extériorité, tandis que l’appareil d’État constitue la forme d’intériorité que nous prenons habituellement pour modèle, ou d’après laquelle nous avons l’habitude de penser. Ce qui complique tout, c’est que cette puissance extrinsèque de la machine de guerre tend, dans certaines circonstances, à se confondre elle-même avec l’une ou l’autre des têtes de l’appareil d’État. Tantôt elle se confond avec la violence magique d’État, tantôt avec l’institution militaire d’État. Par exemple, la machine de guerre invente la vitesse et le secret ; mais il y a pourtant une certaine vitesse et un certain secret qui appartiennent à l’État, relativement, secondairement. Il y a donc un grand risque d’identifier le rapport structural entre les deux pôles de la souveraineté politique, et le rapport dynamique de ces deux pôles ensemble avec la puissance de guerre. Dumézil cite la lignée des rois de Rome : le rapport Romulus-Numa qui se reproduit le long d’une série, avec variantes et alternance entre les deux types de souverains également légitimes ; mais aussi le rapport avec un « mauvais roi », Tullus Hostilius, Tarquin le Superbe, l’irruption du guerrier comme personnage inquiétant, illégitime7. On pourrait invoquer aussi bien les rois de Shakespeare : même la violence, les meurtres et les perversions n’empêchent pas la lignée d’État de former de « bons » rois ; mais se glisse un personnage inquiétant, Richard III, qui annonce dès le début son intention de réinventer une machine de guerre et d’en imposer la ligne (difforme, fourbe et traître, il se réclame d’un « but secret » tout autre que la conquête du pouvoir d’État, et d’un autre rapport avec les femmes). Bref, chaque fois que l’on confond l’irruption de la puissance de guerre avec la lignée de domination d’État, tout se brouille, et l’on ne peut plus comprendre la machine de guerre que sous les espèces du négatif, puisqu’on ne laisse rien subsister d’extérieur à l’État lui-même. Mais, replacée dans son milieu d’extériorité, la machine de guerre apparaît d’une autre espèce, d’une autre nature, d’une autre origine. On dirait qu’elle s’installe entre les deux têtes de l’État, entre les deux articulations, et qu’elle est nécessaire pour passer de l’une à l’autre. Mais justement, « entre » les deux, elle affirme dans l’instant, même éphémère, même fulgurant, son irréductibilité. L’État n’a pas par lui-même de machine de guerre ; il se l’appropriera seulement sous forme d’institution militaire, et celle-ci ne cessera pas de lui poser des problèmes. D’où la méfiance des États vis-à-vis de leur institution militaire, en tant qu’elle hérite d’une machine de guerre extrinsèque. Clausewitz a le pressentiment de cette situation générale, lorsqu’il traite le flux de guerre absolue comme une Idée, que les États s’approprient partiellement suivant les besoins de leur politique, et par rapport à laquelle ils sont plus ou moins bons « conducteurs ».
Coincé entre les deux pôles de la souveraineté politique, l’homme de guerre apparaît dépassé, condamné, sans avenir, réduit à sa propre fureur qu’il tourne contre lui-même. Les descendants d’Héraclès, Achille, puis Ajax, ont encore assez de forces pour affirmer leur indépendance à l’égard d’Agamemnon, l’homme du vieil État, mais ils ne peuvent rien contre Ulysse, l’homme d’État moderne naissant, le premier homme d’État moderne. Et c’est Ulysse qui hérite des armes d’Achille, pour en changer l’usage, les soumettre au droit d’État, ce n’est pas Ajax, condamné par la déesse qu’il a bravée, contre laquelle il a péché8. Nul mieux que Kleist n’a montré cette situation de l’homme de guerre, à la fois excentrique et condamné. Car, dans Penthésilée, Achille est déjà séparé de sa puissance : la machine de guerre est passée du côté des Amazones, peuple-femme sans État, dont la justice, la religion, les amours sont organisées sur un mode uniquement guerrier. Descendantes des Scythes, les Amazones surgissent comme la foudre, « entre » les deux États, le grec et le troyen. Elles balaient tout sur leur passage. Achille se trouve devant son double, Penthésilée. Et dans sa lutte ambiguë, Achille ne peut s’empêcher d’épouser la machine de guerre ou d’aimer Penthésilée, donc de trahir à la fois Agamemnon et Ulysse. Et pourtant, il appartient déjà suffisamment à l’État grec pour que Penthésilée de son côté ne puisse entrer avec lui dans le rapport passionnel de la guerre sans trahir elle-même la loi collective de son peuple, cette loi de meute qui interdit de « choisir » l’ennemi, et d’entrer dans des face-à-face ou des distinctions binaires.
C’est dans toute son œuvre que Kleist chante une machine de guerre, et l’oppose à l’appareil d’État dans un combat d’avance perdu. Sans doute Arminius annonce-t-il une machine de guerre germanique qui rompt avec l’ordre impérial des alliances et des armées, et se dresse à jamais contre l’État romain. Mais le prince de Hombourg ne vit plus que dans un rêve, et se trouve condamné pour avoir obtenu la victoire en désobéissant à la loi d’État. Quant à Kohlhaas, sa machine de guerre ne peut plus être que de brigandage. Est-ce le destin d’une telle machine, lorsque l’État triomphe, de tomber dans l’alternative : ou bien n’être plus que l’organe militaire et discipliné de l’appareil d’État, ou bien se retourner contre elle-même, et devenir une machine de suicide à deux, pour un homme et une femme solitaires ? Goethe et Hegel, penseurs d’État, voient un monstre en Kleist, et Kleist a perdu d’avance. Pourquoi cependant la plus étrange modernité est-elle de son côté ? C’est que les éléments de son œuvre sont le secret, la vitesse et l’affect9. Et le secret n’est plus chez lui un contenu pris dans une forme d’intériorité, au contraire il devient forme, et s’identifie à la forme d’extériorité toujours hors d’elle-même. De même, les sentiments sont arrachés à l’intériorité d’un « sujet » pour être violemment projetés dans un milieu de pure extériorité qui leur communique une vitesse invraisemblable, une force de catapulte : amour ou haine, ce ne sont plus du tout des sentiments, mais des affects. Et ces affects sont autant de devenir-femme, de devenir-animal du guerrier (l’ours, les chiennes). Les affects traversent le corps comme des flèches, ce sont des armes de guerre. Vitesse de déterritorialisation de l’affect. Même les rêves (celui du prince de Hombourg, celui de Penthésilée) sont extériorisés, par un système de relais et de branchements, d’enchaînements extrinsèques qui appartiennent à la machine de guerre. Anneaux brisés. Cet élément de l’extériorité, qui domine tout, que Kleist invente en littérature, qu’il est le premier à inventer, va donner au temps un nouveau rythme, une succession sans fin de catatonies ou d’évanouissements, et de fulgurations ou précipitations. La catatonie, c’est « cet affect est trop fort pour moi », et la fulguration, « la force de cet affect m’emporte », le Moi n’étant plus qu’un personnage dont les gestes et les émotions sont désubjectivés, quitte à en mourir. Telle est la formule personnelle de Kleist : une succession de courses folles et de catatonies figées, où ne subsiste plus aucune intériorité subjective. Il y a beaucoup d’Orient chez Kleist : le lutteur japonais, immobile interminablement, puis qui fait un geste trop rapide pour être perçu. Le joueur de go. Beaucoup de choses dans l’art moderne viennent de Kleist. Goethe et Hegel sont de vieux hommes par rapport à Kleist. Se peut-il qu’au moment où la machine de guerre n’existe plus, vaincu par l’État, elle témoigne au plus haut point de son irréductibilité, elle essaime dans des machines à penser, à aimer, à mourir, à créer, qui disposent de forces vives ou révolutionnaires susceptibles de remettre en question l’État vainqueur ? C’est dans le même mouvement que la machine de guerre est déjà dépassée, condamnée, appropriée, et qu’elle prend de nouvelles formes, se métamorphose, en affirmant son irréductibilité, son extériorité : déployer ce milieu d’extériorité pure, que l’homme d’État occidental, ou le penseur occidental, ne cessent pas de réduire ?
Problème I : Y a-t-il moyen de conjurer la formation d’un appareil d’État (ou de ses équivalents dans un groupe) ?
Proposition II : L’extériorité de la machine de guerre est également attestée par l’ethnologie (hommage à la mémoire de Pierre Clastres).
On a souvent défini les sociétés primitives segmentaires comme des sociétés sans État, c’est-à-dire où n’apparaissent pas des organes de pouvoir distincts. Mais on en concluait que ces sociétés n’ont pas atteint le degré de développement économique, ou le niveau de différenciation politique, qui rendraient à la fois possible et inévitable la formation d’un appareil d’État : les primitifs dès lors « ne comprennent pas » un appareil si complexe. Le premier intérêt des thèses de Clastres est de rompre avec ce postulat évolutionniste. Non seulement il doute que l’État soit le produit d’un développement économique assignable, mais il demande si les sociétés primitives n’ont pas le souci potentiel de conjurer et prévenir ce monstre qu’elles sont censées ne pas comprendre. Conjurer la formation d’un appareil d’État, rendre impossible une telle formation, serait l’objet d’un certain nombre de mécanismes sociaux primitifs, même s’ils dépassent la claire conscience. Sans doute les sociétés primitives ont-elles des chefs. Mais l’État ne se définit pas par l’existence de chefs, il se définit par la perpétuation ou la conservation d’organes de pouvoir. Le souci de l’État, c’est de conserver. Il faut donc des institutions spéciales pour qu’un chef puisse devenir homme d’État, mais il faut non moins des mécanismes collectifs diffus pour empêcher un chef de le devenir. Les mécanismes conjuratoires ou préventifs font partie de la chefferie, et l’empêchent de cristalliser dans un appareil distinct du corps social lui-même. Clastres décrit cette situation du chef qui n’a d’autre arme instituée que son prestige, pas d’autre moyen que la persuasion, pas d’autre règle que son pressentiment des désirs du groupe : le chef ressemble plus à un leader ou à une star qu’à un homme de pouvoir, et risque toujours d’être désavoué, abandonné des siens. Mais, plus encore, Clastres assigne la guerre dans les sociétés primitives comme le plus sûr mécanisme dirigé contre la formation d’État : c’est que la guerre maintient l’éparpillement et la segmentarité des groupes, et que le guerrier est lui-même pris dans un processus d’accumulation de ses exploits, qui le mène à une solitude et à une mort prestigieuses, mais sans pouvoir10. Clastres peut donc se réclamer du Droit naturel, tout en en renversant la proposition principale : de même que Hobbes a bien vu que l’État était contre la guerre, la guerre est contre l’État, et le rend impossible. On n’en conclut pas que la guerre soit un état de nature, mais au contraire qu’elle est le mode d’un état social qui conjure et empêche l’État. La guerre primitive ne produit pas l’État, pas plus qu’elle n’en dérive. Et pas plus qu’elle ne s’explique par l’État, elle ne s’explique par l’échange : loin de dériver de l’échange, même pour en sanctionner l’échec, la guerre est ce qui limite les échanges, les maintient dans le cadre des « alliances », ce qui les empêche de devenir un facteur d’État, de faire fusionner les groupes.
L’intérêt de cette thèse est d’abord d’attirer l’attention sur des mécanismes collectifs d’inhibition. Ces mécanismes peuvent être subtils, et fonctionner comme de micro-mécanismes. On le voit bien dans certains phénomènes de bandes ou de meutes. Par exemple, à propos des bandes de gamins de Bogotá, Jacques Meunier cite trois moyens qui empêchent le leader d’acquérir un pouvoir stable : les membres de la bande se réunissent, et mènent leur activité de vol en commun, avec butin collectif, mais ils se dispersent, ne restent pas ensemble pour dormir et manger ; d’autre part et surtout, chaque membre de la bande est apparié à un, deux ou trois autres membres, si bien que, en cas de désaccord avec le chef, il ne partira pas seul, mais entraîne ses alliés dont le départ conjugué risque de disloquer la bande entière ; enfin il y a une limite d’âge diffuse qui fait que, vers quinze ans, on est forcément amené à quitter la bande, à en décoller11. Pour comprendre ces mécanismes, il faut renoncer à la vision évolutionniste qui fait de la bande ou de la meute une forme sociale rudimentaire et moins bien organisée. Même dans les bandes animales, la chefferie est un mécanisme complexe qui ne promeut pas le plus fort, mais inhibe plutôt l’installation de pouvoirs stables au profit d’un tissu de relations immanentes12. On pourrait aussi bien opposer chez les hommes les plus évolués la forme de « mondanité » à celle de « sociabilité » : les groupes mondains sont proches des bandes et procèdent par diffusion de prestige, plutôt que par référence à des centres de pouvoir comme dans des groupes sociaux (Proust a bien montré cette non-correspondance des valeurs mondaines et des valeurs sociales). Eugène Sue, mondain et dandy, à qui les légitimistes reprochaient de fréquenter la famille d’Orléans, disait : « Je ne me rallie pas à la famille, je me rallie à la meute. » Les meutes, les bandes sont des groupes du type rhizome, par opposition au type arborescent qui se concentre sur des organes de pouvoir. C’est pourquoi les bandes en général, même de brigandage, ou de mondanité, sont des métamorphoses d’une machine de guerre, laquelle diffère formellement de tout appareil d’État, ou équivalent, qui structure au contraire les sociétés centralisées. On ne dira certes pas que la discipline est le propre de la machine de guerre : la discipline devient le caractère exigé des armées, quand l’État se les approprie ; mais la machine de guerre répond à d’autres règles dont nous ne disons certes pas qu’elles valent mieux, mais qu’elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’État.
Qu’est-ce qui fait cependant que cette thèse ne nous convainc pas complètement ? Nous suivons Clastres lorsqu’il montre que l’État ne s’explique pas par un développement des forces productives, ni par une différenciation des forces politiques. C’est lui qui rend possible au contraire l’entreprise des grands travaux, la constitution des surplus, et l’organisation des fonctions publiques correspondantes. C’est lui qui rend possible la distinction des gouvernants et des gouvernés. On ne voit pas comment expliquer l’État par ce qui le suppose, même en recourant à la dialectique. Il semble bien que l’État surgisse d’un coup, sous une forme impériale, et ne renvoie pas à des facteurs progressifs. Son surgissement sur place est comme un coup de génie, la naissance d’Athéna. Nous suivons Clastres également lorsqu’il montre qu’une machine de guerre est dirigée contre l’État, soit contre des États potentiels dont elle conjure la formation d’avance, soit, plus encore, contre les États actuels dont elle se propose la destruction. En effet, la machine de guerre est sans doute effectuée dans les agencements « barbares » des nomades guerriers, beaucoup plus que dans les agencements « sauvages » des sociétés primitives. En tout cas, il est exclu que la guerre produise un État, ou que l’État soit le résultat d’une guerre dont les vainqueurs imposeraient par là même une loi nouvelle aux vaincus, puisque l’organisation de la machine de guerre est dirigée contre la forme-État, actuelle ou virtuelle. On ne rend pas mieux compte de l’État par un résultat de la guerre que par une progression de forces économiques ou politiques. Dès lors, Pierre Clastres creuse la coupure : entre des sociétés contre-État, dites primitives, et des sociétés-à-État, dites monstrueuses, dont on ne voit plus du tout comment elles ont pu se former. Clastres est fasciné par le problème d’une « servitude volontaire », à la manière de La Boétie : comment des gens ont-ils voulu ou désiré une servitude, qui ne leur venait certes pas d’une issue de guerre involontaire et malheureuse ? Ils disposaient pourtant de mécanismes contre-État : alors, pourquoi et comment l’État ? Pourquoi l’État a-t-il triomphé ? Pierre Clastres, à force d’approfondir ce problème, semblait se priver des moyens de le résoudre13. Il tendait à faire des sociétés primitives une hypostase, une entité autosuffisante (il insistait beaucoup sur ce point). De l’extériorité formelle, il faisait une indépendance réelle. Par là il restait évolutionniste, et se donnait un état de nature. Seulement, cet état de nature était selon lui une réalité pleinement sociale, au lieu d’un pur concept, et cette évolution était de mutation brusque, au lieu de développement. Car, d’une part, l’État surgissait tout d’un coup, tout fait ; d’autre part, les sociétés contre-État disposaient de mécanismes très précis pour le conjurer, pour empêcher qu’il ne surgisse. Nous croyons que ces deux propositions sont bonnes, mais que leur enchaînement fait défaut. Il y a un vieux schéma : « des clans aux empires », ou « des bandes aux royaumes »... Mais rien ne nous dit qu’il y ait une évolution en ce sens, puisque les bandes et les clans ne sont pas moins organisés que les royaumes-empires. Or on ne rompra pas avec cette hypothèse d’évolution en creusant la coupure entre les deux termes, c’est-à-dire en donnant une auto-suffisance aux bandes, et un surgissement d’autant plus miraculeux ou monstrueux à l’État.
Il faut dire que l’État, il y en a toujours eu, et très parfait, très formé. Plus les archéologues font de découvertes, plus ils découvrent des empires. L’hypothèse de l’Urstaat semble vérifiée, « l’État bien compris remonte déjà aux temps les plus reculés de l’humanité ». Nous n’imaginons guère de sociétés primitives qui n’aient été en contact avec des États impériaux, à la périphérie ou dans des zones mal contrôlées. Mais le plus important, c’est l’hypothèse inverse : que l’État lui-même a toujours été en rapport avec un dehors, et n’est pas pensable indépendamment de ce rapport. La loi de l’État n’est pas celle du Tout ou Rien (sociétés à État ou sociétés contre État), mais celle de l’intérieur et de l’extérieur. L’État, c’est la souveraineté. Mais la souveraineté ne règne que sur ce qu’elle est capable d’intérioriser, de s’approprier localement. Non seulement il n’y a pas d’État universel, mais le dehors des États ne se laisse pas réduire à la « politique extérieure », c’est-à-dire à un ensemble de rapports entre les États. Le dehors apparaît simultanément dans deux directions : de grandes machines mondiales, ramifiées sur tout l’œcumène à un moment donné, et qui jouissent d’une large autonomie par rapport aux États (par exemple, des organisations commerciales du type « grandes compagnies », ou bien des complexes industriels, ou même des formations religieuses comme le christianisme, l’islamisme, certains mouvements de prophétisme ou de messianisme, etc.) ; mais, aussi, des mécanismes locaux de bandes, marges, minorités, qui continuent d’affirmer les droits de sociétés segmentaires contre les organes de pouvoir d’État. Le monde moderne peut nous présenter aujourd’hui des images particulièrement développées de ces deux directions, du côté des machines mondiales œcuméniques, mais aussi vers un néo-primitivisme, une nouvelle société tribale telle que la décrit McLuhan. Ces directions n’en sont pas moins présentes dans tout champ social, et de tout temps. Il arrive même qu’elles se confondent partiellement ; par exemple, une organisation commerciale est aussi une bande de pillage ou de piraterie, sur une partie de son parcours et dans beaucoup de ses activités ; ou bien c’est par bandes qu’une formation religieuse commence à opérer. Ce qui apparaît, c’est que les bandes non moins que les organisations mondiales impliquent une forme irréductible à l’État, et que cette forme d’extériorité se présente nécessairement comme celle d’une machine de guerre, polymorphe et diffuse. C’est un nomos, très différent de la « loi ». La forme-État, comme forme d’intériorité, a une tendance à se reproduire, identique à soi à travers ses variations, aisément reconnaissable dans les limites de ses pôles, s’adressant toujours à la recognition publique (il n’y a pas d’État masqué). Mais la forme d’extériorité de la machine de guerre fait qu’elle n’existe que dans ses propres métamorphoses ; elle existe aussi bien dans une innovation industrielle, dans une invention technologique, dans un circuit commercial, dans une création religieuse, dans tous ces flux et courants qui ne se laissent approprier par les États que secondairement. Ce n’est pas en termes d’indépendance, mais de coexistence et de concurrence, dans un champ perpétuel d’interaction, qu’il faut penser l’extériorité et l’intériorité, les machines de guerre à métamorphoses et les appareils identitaires d’État, les bandes et les royaumes, les mégamachines et les empires. Un même champ circonscrit son intériorité dans des États, mais décrit son extériorité dans ce qui échappe aux États ou se dresse contre les États.
Proposition III : L’extériorité de la machine de guerre est encore attestée par l’épistémologie, qui laisse pressentir l’existence et la perpétuation d’une « science mineure » ou « nomade ».
Il y a un genre de science, ou un traitement de la science, qui semble très difficile à classer, et dont il est même difficile de suivre l’histoire. Ce ne sont pas des « techniques », suivant l’acception coutumière. Mais ce ne sont pas non plus des « sciences », au sens royal ou légal établi par l’histoire. D’après un livre récent de Michel Serres, on peut en repérer la trace à la fois dans la physique atomique, de Démocrite à Lucrèce, et dans la géométrie d’Archimède14. Les caractères d’une telle science excentrique seraient les suivants : 1) Elle aurait d’abord un modèle hydraulique, au lieu d’être une théorie des solides considérant les fluides comme un cas particulier ; en effet, l’atomisme antique n’est pas séparable des flux, le flux est la réalité même ou la consistance. – 2) C’est un modèle de devenir et d’hétérogénéité, qui s’oppose au stable, à l’éternel, à l’identique, au constant. C’est un « paradoxe », faire du devenir lui-même un modèle, et non plus le caractère second d’une copie ; Platon, dans le Timée, évoquait cette possibilité, mais pour l’exclure et la conjurer, au nom de la science royale. Or, dans l’atomisme, au contraire, la fameuse déclinaison de l’atome fournit un tel modèle d’hétérogénéité, et de passage ou de devenir dans l’hétérogène. Le clinamen, comme angle minimal, n’a de sens qu’entre une droite et une courbe, la courbe et sa tangente, et constitue la courbure première du mouvement de l’atome. Le clinamen, c’est le plus petit angle par lequel l’atome s’écarte de la droite. C’est un passage à la limite, une exhaustion, un modèle « exhaustif » paradoxal. Il en est de même dans la géométrie d’Archimède, où la droite définie comme « le plus court chemin d’un point à un autre », n’est qu’un moyen de définir la longueur d’une courbe, dans un calcul prédifférentiel. – 3) On ne va plus de la droite à ses parallèles, dans un écoulement lamellaire ou laminaire, mais de la déclinaison curviligne à la formation des spirales et tourbillons sur un plan incliné : la plus grande pente pour le plus petit angle. De la turba ou turbo : c’est-à-dire des bandes ou meutes d’atomes aux grandes organisations tourbillonnaires. Le modèle est tourbillonnaire, dans un espace ouvert où les choses-flux se distribuent, au lieu de distribuer un espace fermé pour des choses linéaires et solides. C’est la différence entre un espace lisse (vectoriel, projectif ou topologique) et un espace strié (métrique) : dans un cas « on occupe l’espace sans le compter », dans l’autre cas « on le compte pour l’occuper15 ». – 4) Enfin le modèle est problématique, et non plus théorématique : les figures ne sont considérées qu’en fonction des affections qui leur arrivent, sections, ablations, adjonctions, projections. On ne va pas d’un genre à ses espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent et le résolvent. Il y a là toutes sortes de déformations, de transmutations, de passages à la limite, d’opérations où chaque figure désigne un « événement » beaucoup plus qu’une essence : le carré n’existe plus indépendamment d’une quadrature, le cube d’une cubature, la droite d’une rectification. Tandis que le théorème est de l’ordre des raisons, le problème est affectif, et inséparable des métamorphoses, générations et créations dans la science elle-même. Contrairement à ce que dit Gabriel Marcel, le problème n’est pas un « obstacle », c’est le franchissement de l’obstacle, une pro-jection, c’est-à-dire une machine de guerre. C’est tout ce mouvement que la science royale s’efforce de limiter, quand elle réduit le plus possible la part de l’« élément-problème », et le subordonne à l’« élément-théorème16 ».
Cette science archimédienne, ou cette conception de la science, est essentiellement liée à la machine de guerre : les problemata sont la machine de guerre elle-même, et ne sont pas séparables des plans inclinés, des passages à la limite, des tourbillons et projections. On dirait que la machine de guerre se projette dans un savoir abstrait, formellement différent de celui qui double l’appareil d’État. On dirait que toute une science nomade se développe excentriquement, très différente des sciences royales ou impériales. Bien plus, cette science nomade ne cesse pas d’être « barrée », inhibée ou interdite par les exigences et les conditions de la science d’État. Archimède, vaincu par l’État romain, devient un symbole17. C’est que les deux sciences diffèrent par le mode de formalisation, et que la science d’État ne cesse pas d’imposer sa forme de souveraineté aux inventions de la science nomade ; elle ne retient de la science nomade que ce qu’elle peut s’approprier, et, pour le reste, elle en fait un ensemble de recettes étroitement limitées, sans statut vraiment scientifique, ou bien le réprime et l’interdit simplement. C’est comme si le « savant » de la science nomade était pris entre deux feux, celui de la machine de guerre qui l’alimente et l’inspire, celui de l’État qui lui impose un ordre des raisons. Le personnage de l’ingénieur (et notamment de l’ingénieur militaire), avec toute son ambivalence, illustre cette situation. Si bien que le plus important, c’est peut-être les phénomènes de frontière où la science nomade exerce une pression sur la science d’État, et où inversement la science d’État s’approprie et transforme les données de la science nomade. C’est vrai de l’art des camps, et de la « castramétration », qui mobilise de tout temps les projections et plans inclinés : l’État ne s’approprie pas cette dimension de la machine de guerre sans la soumettre à des règles civiles et métriques qui vont étroitement limiter, contrôler, localiser la science nomade, et lui interdire de développer ses conséquences à travers le champ social (Vauban à cet égard est comme la reprise d’Archimède, et subit une défaite analogue). C’est vrai de la géométrie descriptive et projective, dont la science royale veut faire une simple dépendance pratique de la géométrie analytique dite supérieure (d’où la situation ambiguë de Monge ou de Poncelet en tant que « savants18 »). C’est vrai aussi du calcul différentiel : celui-ci n’a eu longtemps qu’un statut para-scientifique, on le traite d’« hypothèse gothique », la science royale ne lui reconnaît qu’une valeur de convention commode ou de fiction bien fondée ; les grands mathématiciens d’État s’efforcent de lui donner un statut plus ferme, mais précisément à condition d’en éliminer toutes les notions dynamiques et nomades comme celles de devenir, hétérogénéité, infinitésimal, passage à la limite, variation continue, etc., et de lui imposer des règles civiles, statiques et ordinales (situation ambiguë de Carnot à cet égard). C’est vrai enfin du modèle hydraulique : car, certes, l’État a lui-même besoin d’une science hydraulique (il n’y a pas à revenir sur les thèses de Wittfogel concernant l’importance des grands travaux hydrauliques dans un empire). Mais c’est sous une forme très différente, puisque l’État a besoin de subordonner la force hydraulique à des conduits, tuyaux, rives qui empêchent la turbulence, qui imposent au mouvement d’aller d’un point à un autre, à l’espace lui-même d’être strié et mesuré, au fluide de dépendre du solide, et au flux de procéder par tranches laminaires parallèles. Tandis que le modèle hydraulique de la science nomade et de la machine de guerre consiste à se répandre par turbulence dans un espace lisse, à produire un mouvement qui tient l’espace et en affecte simultanément tous les points, au lieu d’être tenu par lui comme dans le mouvement local qui va de tel point à tel autre point19. Démocrite, Ménechme, Archimède, Vauban, Desargues, Bernoulli, Monge, Carnot, Poncelet, Perronet, etc. : il faut chaque fois une monographie pour rendre compte de la situation spéciale de ces savants que la science d’État n’utilise pas sans les restreindre, les discipliner, réprimer leurs conceptions sociales ou politiques.
La mer comme espace lisse est bien un problème spécifique de la machine de guerre. C’est sur mer, comme le montre Virilio, que se pose le problème du fleet in being, c’est-à-dire la tâche d’occuper un espace ouvert, avec un mouvement tourbillonnaire dont l’effet peut surgir en n’importe quel point. À cet égard, les études récentes sur le rythme, sur l’origine de cette notion, ne nous semblent pas entièrement convaincantes. Car on nous dit que le rythme n’a rien à voir avec le mouvement des flots, mais désigne la « forme » en général, et plus spécialement la forme d’un mouvement « mesuré, cadencé20 ». Pourtant, rythme et mesure ne sont jamais confondus. Et si l’atomiste Démocrite est précisément un des auteurs qui emploient rythme au sens de forme, on ne doit pas oublier que c’est dans des conditions très précises de fluctuation, et que les formes d’atomes constituent d’abord de grands ensembles non métriques, des espaces lisses tels que l’air, la mer ou même la terre (magnae res). Il y a bien un rythme mesuré, cadencé qui renvoie à l’écoulement du fleuve entre ses rives ou à la forme d’un espace strié ; mais il y a aussi un rythme sans mesure, qui renvoie à la fluxion d’un flux, c’est-à-dire à la façon dont un fluide occupe un espace lisse.
Cette opposition ou plutôt cette tension-limite des deux sciences, science nomade de machine de guerre et science royale d’État, se retrouve à différents moments, à différents niveaux. Les travaux d’Anne Querrien permettent de repérer deux de ces moments, l’un avec la construction des cathédrales gothiques au XIIe siècle, l’autre avec la construction des ponts aux XVIIIe-XIXe siècles21. En effet, le gothique est inséparable d’une volonté de construire des églises plus longues et plus hautes que les romanes. Toujours plus loin, toujours plus haut... Mais cette différence n’est pas simplement quantitative, elle marque un changement qualitatif : le rapport statique forme-matière tend à s’estomper au profit d’un rapport dynamique matériau-forces. C’est la taille qui fera de la pierre un matériau capable de saisir et de composer les forces de poussée, et de construire des voûtes toujours plus hautes et plus longues. La voûte n’est plus une forme, mais une ligne de variation continue des pierres. C’est comme si le gothique conquérait un espace lisse, tandis que le roman restait partiellement dans un espace strié (où la voûte dépendait de la juxtaposition de piliers parallèles). Or la taille des pierres est inséparable d’une part d’un plan de projection à même le sol, qui fonctionne comme limite plane, d’autre part d’une série d’approximations successives (équarissage), ou de mises en variation des pierres volumineuses. Certes, on pensa à la science théorématique d’Euclide pour fonder l’entreprise : les chiffres et les équations seraient la forme intelligible capable d’organiser surfaces et volumes. Mais, suivant la légende, Bernard de Clairvaux y renonce vite, comme trop « difficile », et se réclame de la spécificité d’une géométrie opératoire archimédienne, projective et descriptive, définie comme science mineure, mathégraphie plus que mathélogie. Son compagnon, le moine-maçon Garin de Troyes, invoque une logique opératoire du mouvement qui permet à l’« initié » de tracer, puis de couper les volumes en pénétration dans l’espace, et de faire que « le trait pousse le chiffre22 ». On ne représente pas, on engendre et on parcourt. C’est moins l’absence d’équations qui caractérise cette science que le rôle très différent qu’elles ont éventuellement : au lieu d’être de bonnes formes absolument qui organisent la matière, elles sont « générées », comme « poussées » par le matériau, dans un calcul qualitatif d’optimum. Toute cette géométrie archimédienne aura sa plus haute expression, mais aussi rencontrera son coup d’arrêt provisoire, avec l’étonnant mathématicien Desargues, au XVIIe siècle. Comme la plupart de ses semblables, Desargues écrit peu ; il a pourtant une grande influence en acte, et laisse des ébauches, des brouillons, des projets toujours centrés sur des problèmes-événements : « leçon des ténèbres », « brouillon projet de la coupe des pierres », « brouillon projet d’une atteinte aux événements des rencontres d’un cône avec un plan »... Or Desargues est condamné par le parlement de Paris, combattu par le secrétaire du roi ; ses pratiques de perspective sont interdites23. La science royale ou d’État ne supporte et ne s’approprie la taille des pierres que par panneaux (le contraire de l’équarissage), dans des conditions qui restaurent le primat du modèle fixe de la forme, du chiffre et de la mesure. La science royale ne supporte et ne s’approprie la perspective que statique, assujettie à un trou noir central qui lui retire toute capacité heuristique et déambulatoire. Mais l’aventure ou l’événement de Desargues, c’est le même qui s’était déjà produit collectivement pour les « compagnons » gothiques. Car non seulement l’Église, sous sa forme impériale, avait éprouvé le besoin de contrôler sévèrement le mouvement de cette science nomade : elle confiait aux Templiers le soin d’en fixer les lieux et les objets, de gouverner les chantiers, de discipliner la construction ; mais, plus encore, l’État laïc sous sa forme royale se retourne contre les Templiers eux-mêmes, condamne les compagnonnages, pour toutes sortes de motifs, dont l’un au moins concerne l’interdiction de cette géométrie opératoire ou mineure.
Anne Querrien a-t-elle raison de trouver encore un écho de la même histoire, au niveau des ponts, au XVIIIe siècle ? Sans doute les conditions sont très différentes, puisque la division du travail est alors acquise suivant les normes d’État. Reste que, dans l’ensemble des activités des Ponts et chaussées, les routes sont l’affaire d’une administration bien centralisée, tandis que les ponts sont encore matière à expérimentation active, dynamique et collective. Trudaine organise chez lui de curieuses « assemblées générales » libres. Perronet s’inspire d’un modèle souple venu d’Orient : que le pont ne bouche ou n’obstrue pas la rivière. À la gravité du pont, à l’espace strié des piles épaisses et régulières, il oppose l’amincissement et la discontinuité des piles, le surbaissement de la voûte, la légèreté et la variation continue de l’ensemble. Mais la tentative se heurte vite à des oppositions de principe ; et suivant un procédé fréquent, en nommant Perronet directeur de l’école, l’État inhibe l’expérimentation plus qu’il ne la couronne. C’est toute l’histoire de l’École des ponts et chaussées qui montre comment ce « corps », ancien et roturier, va être subordonné aux Mines, aux Travaux publics, à Polytechnique, en même temps que ses activités, de plus en plus normalisées24. On arrive donc à la question : qu’est-ce qu’un corps collectif ? Et sans doute les grands corps d’un État sont des organismes différenciés et hiérarchisés qui, d’une part, disposent du monopole d’un pouvoir ou d’une fonction, d’autre part répartissent localement leurs représentants. Ils ont un rapport spécial avec les familles, parce qu’ils font communiquer aux deux bouts le modèle familial et le modèle étatique, et se vivent eux-mêmes comme de « grandes familles » de fonctionnaires, de commis, d’intendants ou de fermiers. Toutefois, il semble que, dans beaucoup de ces corps, quelque chose d’autre agit qui ne se ramène pas à ce schéma. Ce n’est pas seulement la défense obstinée de leurs privilèges. Ce serait aussi une aptitude, même caricaturale, même très déformée, à se constituer comme machine de guerre, en opposant à l’État d’autres modèles, un autre dynamisme, une ambition nomade. Il y a par exemple un problème très ancien du lobby, groupe aux contours fluents, de situation très ambiguë, par rapport à l’État qu’il veut « influer », et à une machine de guerre qu’il veut promouvoir, quels qu’en soient les buts25.
Un corps ne se réduit pas à un organisme, pas plus que l’esprit de corps ne se réduit à l’âme d’un organisme. L’esprit n’est pas meilleur, mais il est volatile, tandis que l’âme est gravifique, centre de gravité. Faut-il invoquer une origine militaire du corps et de l’esprit de corps ? Ce n’est pas « militaire » qui compte, mais plutôt une origine nomade lointaine. Ibn Khaldoun définissait la machine de guerre nomade par : les familles ou lignages, plus l’esprit de corps. La machine de guerre entretient avec les familles un rapport très différent de celui de l’État. Au lieu d’être cellule de base, la famille y est vecteur de bande, si bien qu’une généalogie se transporte d’une famille à une autre, suivant l’aptitude de telle famille, à tel moment, de réaliser le maximum de « solidarité agnatique ». Ce n’est pas l’illustration publique de la famille qui détermine sa place dans un organisme d’État, c’est le contraire, c’est la puissance ou vertu secrète de solidarité, et la mouvance correspondante des généalogies, qui déterminent les illustrations dans un corps de guerre26. Il y a là quelque chose qui ne se ramène ni au monopole d’un pouvoir organique ni à une représentation locale, mais qui renvoie à la puissance d’un corps tourbillonnaire dans un espace nomade. Et certes, il est difficile de considérer les grands corps d’un État moderne comme des tribus arabes. Nous voulons dire plutôt que les corps collectifs ont toujours des franges ou des minorités qui reconstituent des équivalents de machine de guerre, sous des formes parfois très inattendues, dans des agencements déterminés tels que construire des ponts, construire des cathédrales, ou bien rendre des jugements, ou bien faire de la musique, instaurer une science, une technique... Un corps des capitaines fait valoir ses exigences à travers l’organisation des officiers et l’organisme des officiers supérieurs. Viennent toujours des périodes où l’État comme organisme a des embarras avec ses propres corps, et où ceux-ci, tout en réclamant des privilèges, sont forcés de s’ouvrir malgré eux sur quelque chose qui les déborde, un court instant révolutionnaire, un élan expérimentateur. Situation embrouillée, où chaque fois il faut analyser des tendances et des pôles, des natures de mouvements. Tout d’un coup, c’est comme si le corps des notaires avançait en Arabes ou en Indiens, et puis se reprenait, se réorganisait : un opéra-comique, dont on ne sait pas ce qui va sortir (il arrive même qu’on crie : « La police avec nous ! »).
Husserl parle d’une proto-géométrie qui s’adresserait à des essences morphologiques vagues, c’est-à-dire vagabondes ou nomades. Ces essences se distingueraient des choses sensibles, mais également des essences idéales, royales ou impériales. La science qui en traiterait, la proto-géométrie, serait elle-même vague, au sens de vagabonde : elle ne serait ni inexacte comme les choses sensibles, ni exacte comme les essences idéales, mais anexacte et pourtant rigoureuse (« inexacte par essence et non par hasard »). Le cercle est une essence fixe idéale, organique, mais le rond est une essence vague et fluente qui se distingue à la fois du cercle et des choses arrondies (un vase, une roue, le soleil...). Une figure théorématique est une essence fixe, mais ses transformations, déformations, ablations ou augmentations, toutes ses variations, forment des figures problématiques vagues et pourtant rigoureuses, en forme de « lentille », d’« ombelle » ou de « salière ». On dirait que les essences vagues dégagent des choses une détermination qui est plus que la choséité, qui est celle de la corporéité, et qui implique peut-être même un esprit de corps27. Mais pourquoi Husserl y voit-il une protogéométrie, une sorte d’intermédiaire et non pas de science pure ? Pourquoi fait-il dépendre les essences pures d’un passage à la limite, alors que tout passage à la limite appartient comme tel au vague ? Il y a plutôt là deux conceptions de la science, formellement différentes ; et, ontologiquement, un seul et même champ d’interaction où une science royale ne cesse pas de s’approprier les contenus d’une science nomade ou vague, et où une science nomade ne cesse pas de faire fuir les contenus de la science royale. À la limite, seule compte la frontière constamment mobile. Chez Husserl (et aussi chez Kant, bien qu’en sens inverse, le rond comme « schème » du cercle), on constate une très juste appréciation de l’irréductibilité de la science nomade, mais en même temps un souci d’homme d’État, ou qui prend parti pour l’État, de maintenir un primat législatif et constituant de la science royale. Chaque fois que l’on en reste à ce primat, on fait de la science nomade une instance préscientifique, ou parascientifique, ou subscientifique. Et surtout, on ne peut plus comprendre les rapports science-technique, science-pratique, puisque la science nomade n’est pas une simple technique ou pratique, mais un champ scientifique dans lequel le problème de ces rapports se pose et se résout tout autrement que du point de vue de la science royale. L’État ne cesse de produire et reproduire des cercles idéaux, mais il faut une machine de guerre pour faire un rond. C’est donc les caractères propres de la science nomade qu’il faudrait déterminer, pour comprendre à la fois la répression qu’elle subit et l’interaction dans laquelle elle se « tient ».
La science nomade n’a pas avec le travail le même rapport que la science royale. Non pas que la division du travail y soit moindre, mais elle est autre. On sait les problèmes que les États ont toujours eu avec les « compagnonnages », les corps nomades ou itinérants du type maçons, charpentiers, forgerons, etc. Fixer, sédentariser la force de travail, régler le mouvement du flux de travail, lui assigner des canaux et conduits, faire des corporations au sens d’organismes, et, pour le reste, faire appel à une main-d’œuvre forcée, recrutée sur les lieux (corvée) ou chez les indigents (ateliers de charité), – ce fut toujours une des affaires principales de l’État, qui se proposait à la fois de vaincre un vagabondage de bande, et un nomadisme de corps. Si nous revenons à l’exemple gothique, c’est pour rappeler combien les compagnons voyageaient, faisant des cathédrales ici et là, essaimant les chantiers, disposant d’une puissance active et passive (mobilité et grève) qui ne convenait certes pas aux États. La riposte de l’État, c’est gérer les chantiers, faire passer dans toutes les divisions du travail la distinction suprême de l’intellectuel et du manuel, du théorique et du pratique, copiée sur la différence « gouvernants-gouvernés ». Dans les sciences nomades autant que dans les sciences royales, on trouvera l’existence d’un « plan », mais ce n’est pas du tout de la même façon. Au plan à même le sol du compagnon gothique s’oppose le plan métrique sur papier de l’architecte hors chantier. Au plan de consistance ou de composition s’oppose un autre plan, qui est d’organisation et de formation. À la taille des pierres par équarissage s’oppose la taille par panneaux, qui implique l’érection d’un modèle à reproduire. On ne dira pas seulement qu’il n’y a plus besoin d’un travail qualifié : il y a nécessité d’un travail non qualifié, d’une déqualification du travail. L’État ne confère pas un pouvoir aux intellectuels ou concepteurs, il en fait au contraire un organe étroitement dépendant, qui n’a d’autonomie qu’en rêve, mais qui suffit pourtant à retirer toute puissance à ceux qui ne font plus que reproduire ou exécuter. Ce qui n’empêche pas que l’État rencontre encore des difficultés, avec ce corps d’intellectuels qu’il a lui-même engendré, mais qui fait valoir de nouvelles prétentions nomadiques et politiques. En tout cas, si l’État est amené perpétuellement à réprimer les sciences mineures et nomades, s’il s’oppose aux essences vagues, à la géométrie opératoire du trait, ce n’est pas en vertu d’un contenu inexact ou imparfait de ces sciences, ni de leur caractère magique ou initiatique, mais parce qu’elles impliquent une division du travail qui s’oppose à celle des normes d’État. La différence n’est pas extrinsèque : la manière dont une science, ou une conception de la science participe à l’organisation du champ social, et en particulier induit une division du travail, fait partie de cette science même. La science royale n’est pas séparable d’un modèle « hylémorphique », qui implique à la fois une forme organisatrice pour la matière, et une matière préparée pour la forme ; on a souvent montré comment ce schéma dérivait moins de la technique ou de la vie que d’une société divisée en gouvernants-gouvernés, puis intellectuels-manuels. Ce qui le caractérise, c’est que toute la matière est mise du côté du contenu, tandis que toute la forme passe dans l’expression. Il semble que la science nomade soit plus sensible immédiatement à la connexion du contenu et de l’expression pour eux-mêmes, chacun de ces deux termes ayant forme et matière. C’est ainsi que pour la science nomade la matière n’est jamais une matière préparée, donc homogénéisée, mais est essentiellement porteuse de singularités (qui constituent une forme de contenu). Et l’expression n’est pas davantage formelle, mais inséparable de traits pertinents (qui constituent une matière d’expression). C’est un tout autre schéma, nous le verrons. On a déjà une idée de cette situation si l’on pense au caractère le plus général de l’art nomade, où la connexion dynamique du support et de l’ornement remplace la dialectique matière-forme. Ainsi, du point de vue de cette science qui se présente aussi bien comme art et comme technique, la division du travail existe pleinement, mais n’emprunte pas la dualité forme-matière (même avec des correspondances bi-univoques). Elle suit plutôt les connexions entre des singularités de matière et des traits d’expression, et s’établit au niveau de ces connexions, naturelles ou forcées28. C’est une autre organisation du travail, et du champ social à travers le travail.
Il faudrait opposer deux modèles scientifiques, à la manière de Platon dans le Timée29. L’un se nommerait Compars, et l’autre Dispars. Le compars est le modèle légal ou légaliste emprunté par la science royale. La recherche de lois consiste à dégager des constantes, même si ces constantes sont seulement des rapports entre variables (équations). Une forme invariable des variables, une matière variable de l’invariant, c’est ce qui fonde le schéma hylémorphique. Mais le dispars comme élément de la science nomade renvoie à matériau-forces plutôt qu’à matière-forme. Il ne s’agit plus exactement d’extraire des constantes à partir de variables, mais de mettre les variables elles-mêmes en état de variation continue. S’il y a encore des équations, ce sont des adéquations, des inéquations, des équations différentielles irréductibles à la forme algébrique, et inséparables pour leur compte d’une intuition sensible de la variation. Elles saisissent ou déterminent des singularités de la matière au lieu de constituer une forme générale. Elles opèrent des individuations par événements ou heccéités, et non par « objet » comme composé de matière et de forme ; les essences vagues ne sont pas autre chose que des heccéités. À tous ces égards, il y a une opposition du logos et du nomos, de la loi et du nomos, qui fait dire que la loi a encore « un arrière-goût trop moral ». Toutefois, ce n’est pas que le modèle légal ignore les forces, le jeu des forces. On le voit bien dans l’espace homogène qui correspond au compars. L’espace homogène n’est nullement un espace lisse, c’est au contraire la forme de l’espace strié. L’espace des piliers. Il est strié par la chute des corps, les verticales de pesanteur, la distribution de la matière en tranches parallèles, l’écoulement lamellaire ou laminaire de ce qui est flux. Ce sont ces verticales parallèles qui ont formé une dimension indépendante, capable de se communiquer partout, de formaliser toutes les autres dimensions, de strier tout l’espace dans toutes ses directions, et par là de le rendre homogène. La distance verticale de deux points fournit le mode de comparaison pour la distance horizontale de deux autres points. L’attraction universelle sera en ce sens la loi de toute loi, en tant qu’elle règle la correspondance bi-univoque entre deux corps ; et chaque fois que la science découvrira un nouveau champ, elle cherchera à le formaliser sur le mode du champ de pesanteur. Même la chimie ne devient une science royale que par toute une élaboration théorique de la notion de poids. L’espace euclidien dépend du célèbre postulat des parallèles, mais les parallèles sont d’abord gravifiques, et correspondent aux forces que la pesanteur exerce sur tous les éléments d’un corps supposé remplir cet espace. C’est le point d’application de la résultante de toutes ces forces parallèles qui reste invariant quand on change leur direction commune ou qu’on fait tourner le corps (centre de gravité). Bref, il semble que la force gravifique soit à la base d’un espace laminaire, strié, homogène et centré ; elle conditionne précisément les multiplicités dites métriques, arborescentes, dont les grandeurs sont indépendantes des situations et s’expriment à l’aide d’unités ou de points (mouvements d’un point à un autre). Ce n’est pas par souci métaphysique, mais effectivement scientifique, que les savants se demandent souvent au XIXe siècle si toutes les forces ne se ramènent pas à celle de pesanteur, ou plutôt à la forme d’attraction qui lui donne une valeur universelle (un rapport constant pour toutes les variables), une portée bi-univoque (chaque fois deux corps et pas plus...). C’est la forme d’intériorité de toute science.
Tout autre est le nomos ou le dispars. Ce n’est pas que les autres forces démentent la pesanteur ou contredisent l’attraction. Mais, s’il est vrai qu’elles ne vont pas contre, elles n’en découlent pas pour autant, elles n’en dépendent pas, mais témoignent d’événements toujours supplémentaires ou d’« affects variables ». Chaque fois qu’un champ s’est ouvert à la science, dans les conditions qui en font une notion beaucoup plus importante que celle de forme ou d’objet, ce champ s’affirmait d’abord irréductible à celui de l’attraction, et au modèle des forces gravifiques, bien qu’il ne les contredît pas. Il affirmait un « en-plus » ou un surcroît, et s’installait lui-même dans ce surcroît, dans cet écart. Lorsque la chimie fait un progrès décisif, c’est en ajoutant à la force du poids des liaisons d’un autre type, par exemple électriques, qui transforment le caractère des équations chimiques30. Mais on remarquera que les plus simples considérations de vitesse font déjà intervenir la différence entre la chute verticale et le mouvement curviligne, ou plus généralement entre la droite et la courbe, sous les espèces différentielles du clinamen ou du plus petit écart, le minimum de surcroît. L’espace lisse est justement celui du plus petit écart : aussi n’a-t-il d’homogénéité qu’entre points infiniment voisins, et le raccordement des voisinages se fait indépendamment de toute voie déterminée. C’est un espace de contact, de petites actions de contact, tactile ou manuel, plutôt que visuel comme était l’espace strié d’Euclide. L’espace lisse est un champ sans conduits ni canaux. Un champ, un espace lisse hétérogène, épouse un type très particulier de multiplicités : les multiplicités non métriques, acentrées, rhizomatiques, qui occupent l’espace sans le « compter », et qu’on ne peut « explorer qu’en cheminant sur elles ». Elles ne répondent pas à la condition visuelle de pouvoir être observées d’un point de l’espace extérieur à elles : ainsi le système des sons, ou même des couleurs, par opposition à l’espace euclidien.
Lorsqu’on oppose la vitesse et la lenteur, le rapide et le grave, Celeritas et Gravitas, il ne faut pas y voir une opposition quantitative, mais pas non plus une structure mythologique (quoique Dumézil ait montré toute l’importance mythologique de cette opposition, précisément en fonction de l’appareil d’État, en fonction de la « gravité » naturelle de l’appareil d’État). L’opposition est à la fois qualitative et scientifique, pour autant que la vitesse n’est pas seulement le caractère abstrait d’un mouvement en général, mais s’incarne dans un mobile qui s’écarte si peu que ce soit de sa ligne de chute ou de gravité. Lent et rapide ne sont pas des degrés quantitatifs du mouvement, mais deux types de mouvements qualifiés, quelle que soit la vitesse du premier, et le retard du second. D’un corps qu’on lâche et qui tombe, si vite que ce soit, on ne dira pas à proprement parler qu’il a une vitesse, mais plutôt une lenteur infiniment décroissante suivant la loi des graves. Grave serait le mouvement laminaire qui strie l’espace, et qui va d’un point à un autre ; mais rapidité, célérité, se diraient seulement du mouvement qui s’écarte au minimum, et prend dès lors une allure tourbillonnaire en occupant un espace lisse, en traçant l’espace lisse lui-même. Dans cet espace, la matière-flux n’est plus découpable en tranches parallèles, et le mouvement ne se laisse plus cerner dans des rapports bi-univoques entre points. En ce sens, l’opposition qualitative gravité-célérité, lourd-léger, lent-rapide, joue non pas le rôle d’une détermination scientifique quantifiable, mais d’une condition coextensive à la science, et qui règle à la fois la séparation et le mélange des deux modèles, leur éventuelle pénétration, la domination de l’un ou de l’autre, leur alternative. Et c’est bien en termes d’alternative, quels que soient les mélanges et les compositions, que Michel Serres propose la meilleure formule : « La physique se réduit à deux sciences, une théorie générale des voies et chemins, une théorie globale du flot31. »
Il faudrait opposer deux types de sciences, ou de démarches scientifiques : l’une qui consiste à « reproduire », l’autre qui consiste à « suivre ». L’une serait de reproduction, d’itération et réitération ; l’autre, d’itinération, ce serait l’ensemble des sciences itinérantes, ambulantes. On réduit trop facilement l’itinération à une condition de la technique, ou de l’application et de la vérification de la science. Mais il n’en est pas ainsi : suivre n’est pas du tout la même chose que reproduire, et l’on ne suit jamais pour reproduire. L’idéal de reproduction, déduction ou induction, fait partie de la science royale, en tout temps, en tout lieu, et traite les différences de temps et de lieu comme autant de variables dont la loi dégage précisément la forme constante : il suffit d’un espace gravifique et strié pour que les mêmes phénomènes se produisent, si les mêmes conditions sont données, ou si le même rapport constant s’établit entre les conditions diverses et les phénomènes variables. Reproduire implique la permanence d’un point de vue fixe, extérieur au reproduit : regarder couler, en étant sur la rive. Mais suivre, c’est autre chose que l’idéal de reproduction. Pas mieux, mais autre chose. On est bien forcé de suivre lorsqu’on est à la recherche des « singularités » d’une matière ou plutôt d’un matériau, et non pas à la découverte d’une forme ; lorsqu’on échappe à la force gravifique pour entrer dans un champ de célérité ; lorsqu’on cesse de contempler l’écoulement d’un flux laminaire à direction déterminée, et qu’on est emporté par un flux tourbillonnaire ; lorsqu’on s’engage dans la variation continue des variables, au lieu d’en extraire des constantes, etc. Et ce n’est pas du tout le même sens de la Terre : selon le modèle légal, on ne cesse pas de se re-territorialiser sur un point de vue, dans un domaine, d’après un ensemble de rapports constants ; mais suivant le modèle ambulant, c’est le processus de déterritorialisation qui constitue et étend le territoire même. « Va à ta première plante, et là observe attentivement comment s’écoule l’eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l’eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l’écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve la plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi. Plus tard (...), tu pourras accroître ton territoire...32 » Il y a des sciences ambulantes, itinérantes, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d’« accidents » (problèmes). Par exemple : pourquoi la métallurgie primitive est-elle nécessairement une science ambulante, qui communique aux forgerons un statut quasi nomade ? On peut objecter que, dans ces exemples, il s’agit quand même d’aller d’un point à un autre (même si ce sont des points singuliers), par l’intermédiaire de canaux, et que le flux reste découpable en tranches. Mais ce n’est vrai que dans la mesure où les démarches et les processus ambulants sont nécessairement rapportés à un espace strié, toujours formalisés par la science royale qui les destitue de leur modèle, les soumet à son propre modèle, et ne les laisse subsister qu’à titre de « technique » ou « science appliquée ». En règle générale, un espace lisse, un champ de vecteurs, une multiplicité non métrique seront toujours traductibles, et nécessairement traduits dans un « compars » : opération fondamentale par laquelle on pose et repose en chaque point de l’espace lisse un espace euclidien tangent, doué d’un nombre suffisant de dimensions, et par laquelle on réintroduit le parallélisme de deux vecteurs, en considérant la multiplicité comme plongée dans cet espace homogène et strié de reproduction, au lieu de continuer à la suivre dans une « exploration par cheminement33 ». C’est le triomphe du logos ou de la loi sur le nomos. Mais, justement, la complexité de l’opération témoigne des résistances qu’elle doit vaincre. Chaque fois que l’on refère la démarche et le processus ambulants à leur modèle propre, les points retrouvent leur position de singularités qui exclut toute relation bi-univoque, le flux retrouve son allure curviligne et tourbillonnaire qui exclut tout parallélisme de vecteurs, l’espace lisse reconquiert les propriétés de contact qui ne le laissent plus être homogène et strié. Il y a toujours un courant par lequel les sciences ambulantes ou itinérantes ne se laissent pas complètement intérioriser dans les sciences royales reproductives. Et il y a un type de savant ambulant que les savants d’État ne cessent de combattre, ou d’intégrer, ou de s’allier, quitte à lui proposer une place mineure dans le système légal de la science et de la technique.
Ce n’est pas que les sciences ambulantes soient plus pénétrées de démarches irrationnelles, mystère, magie. Elles ne deviennent ainsi que lorsqu’elles tombent en désuétude. Et, d’autre part, les sciences royales s’entourent aussi de beaucoup de prêtrise et de magie. Ce qui apparaît plutôt dans la rivalité des deux modèles, c’est que les sciences ambulantes ou nomades ne destinent pas la science à prendre un pouvoir, ni même un développement autonomes. Elles n’en ont pas les moyens, parce qu’elles subordonnent toutes leurs opérations aux conditions sensibles de l’intuition et de la construction, suivre le flux de matière, tracer et raccorder l’espace lisse. Tout est pris dans une zone objective de flottement qui se confond avec la réalité même. Quelle que soit sa finesse, sa rigueur, la « connaissance approchée » reste soumise à des évaluations sensibles et sensitives qui lui font poser plus de problèmes qu’elle n’en résout : le problématique reste son seul mode. Ce qui appartient au contraire à la science royale, à son pouvoir théorématique ou axiomatique, c’est d’arracher toutes les opérations aux conditions de l’intuition pour en faire de véritables concepts intrinsèques ou « catégories ». C’est même pourquoi la déterritorialisation dans cette science implique une reterritorialisation sur l’appareil des concepts. Sans cet appareil catégorique, apodictique, les opérations différentielles seraient astreintes à suivre l’évolution d’un phénomène ; bien plus, les expérimentations se faisant à l’air libre, les constructions se faisant à même le sol, on ne disposerait jamais de coordonnées les érigeant en modèles stables. On traduit certaines de ces exigences en termes de « sécurité » : les deux cathédrales d’Orléans et de Beauvais s’effondrent à la fin du XIIe siècle, et les calculs de contrôle sont difficiles à opérer sur les constructions de science ambulante. Mais, bien que la sécurité fasse fondamentalement partie des normes théoriques d’État, comme de l’idéal politique, il s’agit aussi d’autre chose. En vertu de toutes leurs démarches, les sciences ambulantes dépassent très vite les possibilités du calcul : elles s’installent dans cet en-plus qui déborde l’espace de reproduction, elles se heurtent vite à des difficultés insurmontables de ce point de vue, qu’elles résolvent éventuellement par une opération dans le vif. Les solutions sont censées venir d’un ensemble d’activités qui les constituent comme non autonomes. Il n’y a que la science royale, au contraire, pour disposer d’une puissance métrique qui définit l’appareil des concepts ou l’autonomie de la science (y compris de la science expérimentale). D’où la nécessité de coupler les espaces ambulants avec un espace d’homogénéité, sans lequel les lois de la physique dépendraient de points particuliers de l’espace. Mais il s’agit moins d’une traduction que d’une constitution : précisément cette constitution que les sciences ambulantes ne se proposaient pas, et n’ont pas les moyens de se proposer. Dans le champ d’interaction des deux sciences, les sciences ambulantes se contentent d’inventer des problèmes, dont la solution renverrait à tout un ensemble d’activités collectives et non scientifiques, mais dont la solution scientifique dépend au contraire de la science royale, et de la manière dont la science royale a d’abord transformé le problème en le faisant passer dans son appareil théorématique et son organisation du travail. Un peu comme l’intuition et l’intelligence selon Bergson, où seule l’intelligence a les moyens scientifiques de résoudre formellement les problèmes que l’intuition pose, mais que celle-ci se contenterait de confier aux activités qualitatives d’une humanité qui suivrait la matière...34
Problème II : Y a-t-il moyen de soustraire la pensée au modèle d’État ?
Proposition IV : L’extériorité de la machine de guerre est enfin attestée par la noologie.
Il arrive qu’on critique des contenus de pensée jugés trop conformistes. Mais la question, c’est d’abord celle de la forme elle-même. La pensée serait par elle-même déjà conforme à un modèle qu’elle emprunterait à l’appareil d’État, et qui lui fixerait des buts et des chemins, des conduits, des canaux, des organes, tout un organon. Il y aurait donc une image de la pensée qui recouvrirait toute la pensée, qui ferait l’objet spécial d’une « noologie », et qui serait comme la forme-État développée dans la pensée. Voilà que cette image possède deux têtes qui renvoient précisément aux deux pôles de la souveraineté : un imperium du penser-vrai, opérant par capture magique, saisie ou lien, constituant l’efficacité d’une fondation (muthos) ; une république des esprits libres, procédant par pacte ou contrat, constituant une organisation législative et juridique, apportant la sanction d’un fondement (logos). Ces deux têtes ne cessent d’interférer, dans l’image classique de la pensée : une « république des esprits dont le prince serait l’idée d’un Être suprême ». Et si les deux têtes interfèrent, ce n’est pas seulement parce qu’il y a beaucoup d’intermédiaires ou de transitions entre les deux, et parce que l’une prépare l’autre, et l’autre se sert de l’une et la conserve, mais aussi parce que, antithétiques et complémentaires, elles sont nécessaires l’une à l’autre. Il n’est pas exclu cependant que, pour passer de l’une à l’autre, il faille un événement d’une tout autre nature, « entre » les deux, et qui se cache hors de l’image, qui se passe en dehors35. Mais, à s’en tenir à l’image, il apparaît que ce n’est pas une simple métaphore, chaque fois qu’on nous parle d’un imperium du vrai et d’une république des esprits. C’est la condition de constitution de la pensée comme principe ou forme d’intériorité, comme strate.
On voit bien ce que la pensée y gagne : une gravité qu’elle n’aurait jamais par elle-même, un centre qui fait que toutes les choses ont l’air, y compris l’État, d’exister par sa propre efficace ou par sa propre sanction. Mais l’État n’y gagne pas moins. La forme-État gagne en effet quelque chose d’essentiel à se développer ainsi dans la pensée : tout un consensus. Seule la pensée peut inventer la fiction d’un État universel en droit, élever l’État à l’universel de droit. C’est comme si le souverain devenait seul au monde, couvrait tout l’œcumène, et n’avait plus affaire qu’avec des sujets, actuels ou potentiels. Il n’est plus question des puissantes organisations extrinsèques, ni des bandes étranges : l’État devient le seul principe qui fait le partage entre des sujets rebelles, renvoyés à l’état de nature, et des sujets consentants, renvoyant d’eux-mêmes à sa forme. S’il est intéressant pour la pensée de s’appuyer sur l’État, il est non moins intéressant pour l’État de s’étendre dans la pensée, et d’en recevoir la sanction de forme unique, universelle. La particularité des États n’est plus qu’un fait ; de même leur perversité éventuelle, ou leur imperfection. Car, en droit, l’État moderne va se définir comme « l’organisation rationnelle et raisonnable d’une communauté » : la communauté n’a plus de particularité qu’intérieure ou morale (esprit d’un peuple), en même temps que son organisation la fait concourir à l’harmonie d’un universel (esprit absolu). L’État donne à la pensée une forme d’intériorité, mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité : « le but de l’organisation mondiale est la satisfaction des individus raisonnables à l’intérieur d’États particuliers libres ». C’est un curieux échange qui se produit entre l’État et la raison, mais cet échange est aussi bien une proposition analytique, puisque la raison réalisée se confond avec l’État de droit, tout comme l’État de fait est le devenir de la raison36. Dans la philosophie dite moderne et dans l’État dit moderne ou rationnel, tout tourne autour du législateur et du sujet. Il faut que l’État réalise la distinction du législateur et du sujet dans des conditions formelles telles que la pensée, de son côté, puisse penser leur identité. Obéissez toujours, car, plus vous obéirez, plus vous serez maître, puisque vous n’obéirez qu’à la raison pure, c’est-à-dire à vous-même... Depuis que la philosophie s’est assigné le rôle de fondement, elle n’a cessé de bénir les pouvoirs établis, et de décalquer sa doctrine des facultés sur les organes de pouvoir d’État. Le sens commun, l’unité de toutes les facultés comme centre du Cogito, c’est le consensus d’État porté à l’absolu. Ce fut notamment la grande opération de la « critique » kantienne, reprise et développée par le hégélianisme. Kant n’a pas cessé de critiquer les mauvais usages pour mieux bénir la fonction. Il n’y a pas à s’étonner que le philosophe soit devenu professeur public ou fonctionnaire d’État. Tout est réglé dès que la forme-État inspire une image de la pensée. À charge de revanche. Et sans doute, suivant les variations de cette forme, l’image elle-même prend des contours différents : elle n’a pas toujours dessiné ou désigné le philosophe, et elle ne le dessinera pas toujours. On peut aller d’une fonction magique à une fonction rationnelle. Le poète a pu tenir par rapport à l’État impérial archaïque le rôle de dresseur d’image37. Dans les États modernes, le sociologue a pu remplacer le philosophe (par exemple quand Durkheim et ses disciples ont voulu donner à la république un modèle laïc de la pensée). Aujourd’hui même, la psychanalyse prétend au rôle de Cogitatio universalis comme pensée de la Loi, dans un retour magique. Et il y a bien d’autres concurrents et prétendants. La noologie, qui ne se confond pas avec l’idéologie, est précisément l’étude des images de la pensée, et de leur historicité. D’une certaine manière, on pourrait dire que cela n’a guère d’importance, et que la pensée n’a jamais eu qu’une gravité pour rire. Mais elle ne demande que ça : qu’on ne la prenne pas au sérieux, puisqu’elle peut d’autant mieux penser pour nous, et toujours engendrer ses nouveaux fonctionnaires, et que, moins les gens prennent la pensée au sérieux, plus ils pensent conformément à ce qu’un État veut. En effet, quel homme d’État n’a pas rêvé de cette toute petite chose impossible, être un penseur ?
Or la noologie se heurte à des contre-pensées, dont les actes sont violents, les apparitions discontinues, l’existence mobile à travers l’histoire. Ce sont les actes d’un « penseur privé », par opposition au professeur public : Kierkegaard, Nietzsche, ou même Chestov... Partout où ils habitent, c’est la steppe ou le désert. Ils détruisent les images. Peut-être le Schopenhauer éducateur de Nietzsche est-il la plus grande critique qu’on ait mené contre l’image de la pensée, et son rapport avec l’État. Toutefois, « penseur privé » n’est pas une expression satisfaisante, puisqu’elle enchérit sur une intériorité, tandis qu’il s’agit d’une pensée du dehors38. Mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors, bref faire de la pensée une machine de guerre, c’est une entreprise étrange dont on peut étudier les procédés précis chez Nietzsche (l’aphorisme, par exemple, est très différent de la maxime, car une maxime, dans la république des lettres, est comme un acte organique d’État ou un jugement souverain, mais un aphorisme attend toujours son sens d’une nouvelle force extérieure, d’une dernière force qui doit le conquérir ou le subjuguer, l’utiliser). C’est aussi pour une autre raison que « penseur privé » n’est pas une bonne expression : car, s’il est vrai que cette contre-pensée témoigne d’une solitude absolue, c’est une solitude extrêmement peuplée, comme le désert lui-même, une solitude qui noue déjà son fil avec un peuple à venir, qui invoque et attend ce peuple, n’existe que par lui, même s’il manque encore... « Il nous manque cette dernière force, faute d’un peuple qui nous porte. Nous cherchons ce soutien populaire... » Toute pensée est déjà une tribu, le contraire d’un État. Et une telle forme d’extériorité pour la pensée n’est pas du tout le symétrique de la forme d’intériorité. À la rigueur, il n’y aurait de symétrie qu’entre des pôles ou des foyers différents d’intériorité. Mais la forme d’extériorité de la pensée – la force toujours extérieure à soi ou la dernière force, la nième puissance – n’est pas du tout une autre image qui s’opposerait à l’image inspirée de l’appareil d’État. C’est au contraire la force qui détruit l’image et ses copies, le modèle et ses reproductions, toute possibilité de subordonner la pensée à un modèle du Vrai, du Juste ou du Droit (le vrai cartésien, le juste kantien, le droit hégélien, etc.). Une « méthode » est l’espace strié de la cogitatio universalis, et trace un chemin qui doit être suivi d’un point à un autre. Mais la forme d’extériorité met la pensée dans un espace lisse qu’elle doit occuper sans pouvoir le compter, et pour lequel il n’y a pas de méthode possible, pas de reproduction concevable, mais seulement des relais, des intermezzi, des relances. La pensée est comme le Vampire, elle n’a pas d’image, ni pour constituer modèle, ni pour faire copie. Dans l’espace lisse du Zen, la flèche ne va plus d’un point à un autre, mais sera ramassée en un point quelconque, pour être renvoyée en un point quelconque, et tend à permuter avec le tireur et la cible. Le problème de la machine de guerre est celui du relais, même avec de pauvres moyens, et non pas le problème architectonique du modèle ou du monument. Un peuple ambulant de relayeurs, au lieu d’une cité modèle. « La nature envoie le philosophe dans l’humanité comme une flèche ; elle ne vise pas, mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part. Ce faisant, elle se trompe une infinité de fois et elle en a du dépit . (...) Les artistes et les philosophes sont un argument contre la finalité de la nature dans ses moyens, bien qu’ils constituent une excellente preuve pour la sagesse de ses fins. Ils ne touchent jamais qu’un petit nombre, alors qu’ils devraient toucher tout le monde, et la façon dont le petit nombre est touché ne répond pas à la force que mettent les philosophes et les artistes à tirer leur artillerie39... ».
Nous pensons surtout à deux textes pathétiques, au sens où la pensée y est vraiment un pathos (un antilogos et un antimuthos). C’est le texte d’Artaud dans ses lettres à Jacques Rivière, expliquant que la pensée s’exerce à partir d’un effondrement central, qu’elle ne peut vivre que de sa propre impossibilité de faire forme, relevant seulement des traits d’expression dans un matériau, se développant périphériquement, dans un pur milieu d’extériorité, en fonction de singularités non universalisables, de circonstances non intériorisables. Et c’est aussi le texte de Kleist, « À propos de l’élaboration progressive des pensées en parlant » : Kleist y dénonce l’intériorité centrale du concept comme moyen de contrôle, contrôle de la parole, de la langue, mais aussi contrôle des affects, des circonstances et même du hasard. Il y oppose une pensée comme procès et processus, un bizarre dialogue anti-platonicien, un anti-dialogue du frère et de la sœur, où l’un parle avant de savoir, et l’autre a déjà relayé, avant d’avoir compris : c’est la pensée du Gemüt, dit Kleist, qui procède comme un général devrait le faire dans une machine de guerre, ou comme un corps qui se charge d’électricité, d’intensité pure. « Je mélange des sons inarticulés, rallonge les termes de transition, utilise également les appositions là où elles ne seraient pas nécessaires. » Gagner du temps, et puis peut-être renoncer, ou attendre. Nécessité de ne pas avoir le contrôle de la langue, d’être un étranger dans sa propre langue, pour tirer la parole à soi et « mettre au monde quelque chose d’incompréhensible ». Telle serait la forme d’extériorité, la relation du frère et de la sœur, le devenir-femme du penseur, le devenir-pensée de la femme : le Gemüt, qui ne se laisse plus contrôler, qui forme une machine de guerre ? Une pensée aux prises avec des forces extérieures au lieu d’être recueillie dans une forme intérieure, opérant par relais au lieu de former une image, une pensée-événement, heccéité, au lieu d’une pensée-sujet, une pensée-problème au lieu d’une pensée-essence ou théorème, une pensée qui fait appel à un peuple au lieu de se prendre pour un ministère. Est-ce un hasard si, chaque fois qu’un « penseur » lance ainsi une flèche, il y a un homme d’État, une ombre ou une image d’homme d’État qui lui donne conseil et admonestation, et veut fixer un « but » ? Jacques Rivière n’hésite pas à répondre à Artaud : travaillez, travaillez, ça s’arrangera, vous arriverez à une méthode, et à bien exprimer ce que vous pensez en droit (Cogitatio universalis). Rivière n’est pas un chef d’État, mais ce n’est pas le dernier dans la N.R.F. qui s’est pris pour le prince secret dans une république des lettres ou pour l’éminence grise dans un État de droit. Lenz et Kleist affrontaient Goethe, génie grandiose, véritable homme d’État parmi tous les hommes de lettres. Mais le pire n’est pas encore là : le pire est dans la façon dont les textes mêmes de Kleist, d’Artaud, finissent eux-mêmes par faire monument, et inspirer un modèle à recopier beaucoup plus insidieux que l’autre, pour tous les bégaiements artificiels et les innombrables décalques qui prétendent les valoir.
L’image classique de la pensée, et le striage de l’espace mental qu’elle opère, prétend à l’universalité. En effet, elle opère avec deux « universaux », le Tout comme dernier fondement de l’être ou horizon qui englobe, le Sujet comme principe qui convertit l’être en être pour-nous40. Imperium et république. De l’un à l’autre, ce sont tous les genres du réel et du vrai qui trouvent leur place dans un espace mental strié, du double point de vue de l’Être et du Sujet, sous la direction d’une « méthode universelle ». Dès lors, il est facile de caractériser la pensée nomade qui récuse une telle image et procède autrement. C’est qu’elle ne se réclame pas d’un sujet pensant universel, mais au contraire d’une race singulière ; et elle ne se fonde pas sur une totalité englobante, mais au contraire se déploie dans un milieu sans horizon comme espace lisse, steppe, désert ou mer. C’est un tout autre type d’adéquation qui s’établit ici entre la race définie comme « tribu » et l’espace lisse défini comme « milieu ». Une tribu dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de l’Être englobant. Kenneth White a récemment insisté sur cette complémentarité dissymétrique d’une tribu-race (les Celtes, ceux qui se sentent Celtes) et d’un espace-milieu (l’Orient, l’Orient, le désert de Gobi...) : White montre comment cet étrange composé, les noces du Celte et de l’Orient, inspire une pensée proprement nomade, qui entraîne la littérature anglaise et constituera la littérature américaine41. Du coup, l’on voit bien les dangers, les ambiguïtés profondes qui coexistent avec cette entreprise, comme si chaque effort et chaque création se confrontaient à une infamie possible. Car : comment faire pour que le thème d’une race ne tourne pas en racisme, en fascisme dominant et englobant, ou plus simplement en aristocratisme, ou bien en secte et folklore, en micro-fascismes ? Et comment faire pour que le pôle Orient ne soit pas un fantasme, qui réactive autrement tous les fascismes, tous les folklores aussi, yoga, zen et karaté ? Il ne suffit certes pas de voyager pour échapper au fantasme ; et ce n’est certes pas en invoquant un passé, réel ou mythique, qu’on échappe au racisme. Mais, là encore, les critères de distinction sont faciles, quels que soient les mélanges de fait qui les obscurcissent à tel ou tel niveau, à tel ou tel moment. La tribu-race n’existe qu’au niveau d’une race opprimée, et au nom d’une oppression qu’elle subit : il n’y a de race qu’inférieure, minoritaire, il n’y a pas de race dominante, une race ne se définit pas par sa pureté, mais au contraire par l’impureté qu’un système de domination lui confère. Bâtard et sang-mêlé sont les vrais noms de la race. Rimbaud a tout dit sur ce point : seul peut s’autoriser de la race celui qui dit : « J’ai toujours été de race inférieure, (...) je suis de race inférieure de toute éternité, (...) me voici sur la plage armoricaine, (...) je suis une bête, un nègre, (...) je suis de race lointaine, mes pères étaient Scandinaves. » Et de même que la race n’est pas à retrouver, l’Orient n’est pas à imiter : il n’existe que par la construction d’un espace lisse, tout comme la race n’existe que par la constitution d’une tribu qui le peuple et le parcourt. C’est toute la pensée qui est un devenir, un double devenir, au lieu d’être l’attribut d’un Sujet et la représentation d’un Tout.
Axiome II : La machine de guerre est l’invention des nomades (en tant qu’elle est extérieure à l’appareil d’État et distincte de l’institution militaire). À ce titre, la machine de guerre nomade a trois aspects, un aspect spatial-géographique, un aspect arithmétique ou algébrique, un aspect affectif.
Proposition V : L’existence nomade effectue nécessairement les conditions de la machine de guerre dans l’espace.
Le nomade a un territoire, il suit des trajets coutumiers, il va d’un point à un autre, il n’ignore pas les points (point d’eau, d’habitation, d’assemblée, etc.). Mais la question, c’est ce qui est principe ou seulement conséquence dans la vie nomade. En premier lieu, même si les points déterminent les trajets, ils sont strictement subordonnés aux trajets qu’ils déterminent, à l’inverse de ce qui se passe chez le sédentaire. Le point d’eau n’est que pour être quitté, et tout point est un relais et n’existe que comme relais. Un trajet est toujours entre deux points, mais l’entre-deux a pris toute la consistance, et jouit d’une autonomie comme d’une direction propre. La vie du nomade est intermezzo. Même les éléments de son habitat sont conçus en fonction du trajet qui ne cesse de les mobiliser42. Le nomade n’est pas du tout le migrant ; car le migrant va principalement d’un point à un autre, même si cet autre est incertain, imprévu ou mal localisé. Mais le nomade ne va d’un point à un autre que par conséquence et nécessité de fait : en principe, les points sont pour lui des relais dans un trajet. Les nomades et les migrants peuvent se mélanger de beaucoup de façons, ou former un ensemble commun ; ils n’en ont pas moins des causes et des conditions très différentes (par exemple, ceux qui rejoignent Mahomet à Médine ont le choix entre un serment nomade ou bédouin, et un serment d’hégire ou d’émigration43).
En second lieu, le trajet nomade a beau suivre des pistes ou des chemins coutumiers, il n’a pas la fonction du chemin sédentaire qui est de distribuer aux hommes un espace fermé, en assignant à chacun sa part, et en réglant la communication des parts. Le trajet nomade fait le contraire, il distribue les hommes (ou les bêtes) dans un espace ouvert, indéfini, non communicant. Le nomos a fini par désigner la loi, mais d’abord parce qu’il était distribution, mode de distribution. Or c’est une distribution très spéciale, sans partage, dans un espace sans frontières ni clôture. Le nomos est la consistance d’un ensemble flou : c’est en ce sens qu’il s’oppose à la loi, ou à la polis, comme un arrière-pays, un flanc de montagne ou l’étendue vague autour d’une cité (« ou bien nomos, ou bien polis44 »). Il y a donc en troisième lieu une grande différence d’espace : l’espace sédentaire est strié, par des murs, des clôtures et des chemins entre les clôtures, tandis que l’espace nomade est lisse, seulement marqué par des « traits » qui s’effacent et se déplacent avec le trajet. Même les lamelles du désert glissent les unes sur les autres en produisant un son inimitable. Le nomade se distribue dans un espace lisse, il occupe, il habite, il tient cet espace, et c’est là son principe territorial. Aussi est-il faux de définir le nomade par le mouvement. Toynbee a profondément raison de suggérer que le nomade est plutôt celui qui ne bouge pas. Alors que le migrant quitte un milieu devenu amorphe ou ingrat, le nomade est celui qui ne part pas, ne veut pas partir, s’accroche à cet espace lisse où la forêt recule, où la steppe ou le désert croissent, et invente le nomadisme comme réponse à ce défi45. Bien sûr, le nomade bouge, mais il est assis, il n’est jamais assis que quand il bouge (le Bédouin au galop, à genoux sur la selle, assis sur la plante de ses pieds retournés, « prouesse d’équilibre »). Le nomade sait attendre, et a une patience infinie. Immobilité et vitesse, catatonie et précipitation, « processus stationnaire », la station comme processus, ces traits de Kleist sont éminemment ceux du nomade. Aussi faut-il distinguer la vitesse et le mouvement : le mouvement peut être très rapide, il n’est pas pour cela vitesse ; la vitesse peut être très lente, ou même immobile, elle est pourtant vitesse. Le mouvement est extensif, et la vitesse intensive. Le mouvement désigne le caractère relatif d’un corps considéré comme « un », et qui va d’un point à un autre ; la vitesse au contraire constitue le caractère absolu d’un corps dont les parties irréductibles (atomes) occupent ou remplissent un espace lisse à la façon d’un tourbillon, avec possibilité de surgir en un point quelconque. (Il n’est donc pas étonnant qu’on ait pu invoquer des voyages spirituels qui se faisaient sans mouvement relatif, mais en intensités sur place : ils font partie du nomadisme). Bref, on dira par convention que seul le nomade a un mouvement absolu, c’est-à-dire une vitesse ; le mouvement tourbillonnaire ou tournant appartient essentiellement à sa machine de guerre.
C’est en ce sens que le nomade n’a pas de points, de trajets ni de terre, bien qu’il en ait de toute évidence. Si le nomade peut être appelé le Déterritorialisé par excellence, c’est justement parce que la reterritorialisation ne se fait pas après comme chez le migrant, ni sur autre chose comme chez le sédentaire (en effet, le sédentaire a un rapport avec la terre médiatisé par autre chose, régime de propriété, appareil d’État...). Pour le nomade, au contraire, c’est la déterritorialisation qui constitue le rapport à la terre, si bien qu’il se reterritorialise sur la déterritorialisation même. C’est la terre qui se déterritorialise elle-même, de telle manière que le nomade y trouve un territoire. La terre cesse d’être terre, et tend à devenir simple sol ou support. La terre ne se déterritorialise pas dans son mouvement global et relatif, mais dans des lieux précis, là même où la forêt recule, et où la steppe et le désert gagnent. Hubac a raison de dire que le nomadisme s’explique moins par une variation universelle des climats (qui renverrait plutôt à des migrations), que par une « divagation des climats locaux46 ». Le nomade est là, sur la terre, chaque fois que se forme un espace lisse qui ronge et tend à croître en toutes directions. Le nomade habite ces lieux, il reste dans ces lieux, et les fait lui-même croître au sens où l’on constate que le nomade fait le désert non moins qu’il est fait par lui. Il est vecteur de déterritorialisation. Il ajoute le désert au désert, la steppe à la steppe, par une série d’opérations locales dont l’orientation et la direction ne cessent de varier47. Le désert de sable ne comporte pas seulement des oasis, qui sont comme des points fixes, mais des végétations rhizomatiques, temporaires et mobiles en fonction de pluies locales, et qui déterminent des changements d’orientation de parcours48. C’est dans les mêmes termes qu’on décrit le désert des sables et celui des glaces : aucune ligne n’y sépare la terre et le ciel ; il n’y a pas de distance intermédiaire, de perspective ni de contour, la visibilité est restreinte ; et pourtant il y a une topologie extraordinairement fine, qui ne repose pas sur des points ou des objets, mais sur des heccéités, sur des ensembles de relations (vents, ondulations de la neige ou du sable, chant du sable ou craquement de la glace, qualités tactiles des deux) ; c’est un espace tactile, ou plutôt « haptique », et un espace sonore, beaucoup plus que visuel...49 La variabilité, la polyvocité des directions est un trait essentiel des espaces lisses, du type rhizome, et qui en remanie la cartographie. Le nomade, l’espace nomade, est localisé, non pas délimité. Ce qui est à la fois limité et limitant, c’est l’espace strié, le global relatif : il est limité dans ses parties, auxquelles des directions constantes sont attachées, qui sont orientées les unes par rapport aux autres, divisibles par des frontières, et composables ensemble ; et ce qui est limitant (limes ou muraille, et non plus frontière), c’est cet ensemble par rapport aux espaces lisses qu’il « contient », dont il freine ou empêche la croissance, et qu’il restreint ou met au-dehors. Même quand il en subit l’effet, le nomade n’appartient pas à ce global relatif où l’on passe d’un point à un autre, d’une région à une autre. Il est plutôt dans un absolu local, un absolu qui a sa manifestation dans le local, et son engendrement dans la série des opérations locales aux orientations diverses : le désert, la steppe, la glace, la mer.
Faire apparaître l’absolu dans un lieu, n’est-ce pas un caractère très général de la religion (quitte à débattre ensuite de la nature de l’apparition, et de la légitimité ou non des images qui la reproduisent) ? Mais le lieu sacré de la religion est fondamentalement un centre, qui repousse le nomos obscur. L’absolu de la religion est essentiellement horizon qui englobe, et, s’il apparaît lui-même dans le lieu, c’est pour fixer au global le centre solide et stable. On a souvent remarqué le rôle englobant des espaces lisses, désert, steppe ou océan, dans le monothéisme. Bref, la religion convertit l’absolu. La religion en ce sens est une pièce de l’appareil d’État (et cela, sous les deux formes du « lien », et du « pacte ou de l’alliance »), même si elle a la puissance propre de porter ce modèle à l’universel ou de constituer un Imperium absolu. Or la question se pose tout autrement pour le nomade : le lieu en effet n’est pas délimité ; l’absolu n’apparaît donc pas dans le lieu, mais se confond avec le lieu non limité ; l’accouplement des deux, du lieu et de l’absolu, n’est pas dans une globalisation ou une universalisation centrées, orientées, mais dans une succession infinie d’opérations locales. Si l’on en reste à cette opposition de points de vue, on constate que les nomades ne sont pas un bon terrain pour la religion ; il y a toujours chez l’homme de guerre une offense contre le prêtre ou contre le dieu. Les nomades ont un « monothéisme » vague, littéralement vagabond, et s’en contentent, avec des feux ambulants. Il y a chez les nomades un sens de l’absolu, mais singulièrement athée. Les religions universalistes qui ont eu affaire avec des nomades – Moïse, Mahomet, même le christianisme avec l’hérésie nestorienne – ont toujours rencontré des problèmes à cet égard, et se heurtaient à ce qu’elles appelaient une opiniâtre impiété. En effet, ces religions n’étaient pas séparables d’une orientation ferme et constante, d’un État impérial de droit, même et surtout en l’absence d’un État de fait ; elles promouvaient un idéal de sédentarisation, et s’adressaient aux composantes migrantes plus qu’à des composantes nomades. Même l’islam naissant privilégie le thème de l’hégire ou de la migration par rapport au nomadisme ; et c’est plutôt par certains schismes (tel le kharidjisme) qu’il a entraîné les nomades arabes ou berbères50.
Toutefois, une simple opposition de points de vue, religion-nomadisme, n’est pas exhaustive. Car, au plus profond de sa tendance à projeter sur tout l’œcumène un État universel ou spirituel, la religion monothéiste n’est pas sans ambivalence ni franges, et déborde les limites même idéales d’un État, même impérial, pour entrer dans une zone plus floue, un dehors des États où elle a la possibilité d’une mutation, d’une adaptation très particulière. C’est la religion comme élément d’une machine de guerre, et l’idée de la guerre sainte comme moteur de cette machine. Contre le personnage étatique du roi et le personnage religieux du prêtre, le prophète trace le mouvement par lequel une religion devient machine de guerre ou passe du côté d’une telle machine. On a souvent dit que l’Islam, et le prophète Mahomet, avaient opéré cette conversion de la religion, et constitué un véritable esprit de corps : suivant la formule de Georges Bataille, « l’islam naissant, société réduite à l’entreprise militaire ». C’est ce que l’Occident invoque pour justifier son antipathie de l’islam. Pourtant, les Croisades comportèrent une aventure de ce type, proprement chrétienne. Or les prophètes ont beau condamner la vie nomade ; la machine de guerre religieuse a beau privilégier le mouvement de la migration et l’idéal de l’établissement ; la religion en général a beau compenser sa déterritorialisation spécifique par une reterritorialisation spirituelle et même physique, qui prend avec la guerre sainte l’aspect bien dirigé d’une conquête des lieux saints comme centre du monde. Malgré tout cela, quand la religion se constitue en machine de guerre, elle mobilise et libère une formidable charge de nomadisme ou de déterritorialisation absolue, elle double le migrant d’un nomade qui l’accompagne, ou d’un nomade potentiel qu’il est en passe de devenir, enfin elle retourne contre la forme-État son rêve d’un État absolu51. Et ce retournement n’appartient pas moins à l’« essence » de la religion que ce rêve. L’histoire des Croisades est traversée par la plus étonnante série de variation de directions : la ferme orientation des lieux saints comme centre à atteindre semble souvent n’être plus qu’un prétexte. Mais on aurait tort d’invoquer le jeu des convoitises, ou des facteurs économiques, commerciaux ou politiques qui détourneraient la croisade de son pur chemin. C’est précisément l’idée de croisade qui implique en elle-même cette variabilité des directions, brisées, changeantes, et qui possède intrinsèquement tous ces facteurs ou toutes ces variables, dès qu’elle fait de la religion une machine de guerre, et, à la fois, utilise et suscite le nomadisme correspondant52. Tant il est vrai que la nécessité de la distinction la plus rigoureuse entre sédentaires, migrants, nomades, n’empêche pas les mélanges de fait ; au contraire, elle les rend d’autant plus nécessaires à leur tour. Et l’on ne peut pas considérer le procès général de sédentarisation qui a vaincu les nomades sans envisager aussi les bouffées de nomadisation locale qui emportèrent les sédentaires, et doublèrent les migrants (notamment à la faveur de la religion).
L’espace lisse ou nomade est entre deux espaces striés : celui de la forêt, avec ses verticales de pesanteur ; celui de l’agriculture, avec son quadrillage et ses parallèles généralisés, son arborescence devenue indépendante, son art d’extraire l’arbre et le bois de la forêt. Mais « entre » signifie aussi bien que l’espace lisse est contrôlé de ces deux côtés qui le limitent, qui s’opposent à son développement et lui assignent autant que possible un rôle de communication, ou au contraire qu’il se retourne contre eux, rongeant la forêt d’un côté, gagnant d’autre part les terres cultivées, affirmant une force non communiquante ou d’écart, tel un « coin » qui s’enfonce. Les nomades se tournent d’abord contre les forestiers et les montagnards, puis se précipitent sur les agriculteurs. Il y a là comme l’envers ou le dehors de la forme-État – mais en quel sens ? Cette forme, comme espace global et relatif implique un certain nombre de composantes : forêt-défrichement ; agriculture-quadrillage ; élevage subordonné au travail agricole et à l’alimentation sédentaire ; ensemble de communications ville-campagne (polis-nomos) à la base du commerce. Quand les historiens s’interrogent sur les raisons de la victoire de l’Occident contre l’Orient, ils invoquent principalement les caractères suivants qui défavorisent l’Orient en général : déboisement de la forêt plutôt que défrichement, d’où découlent de grandes difficultés pour extraire ou même se procurer le bois ; culture du type « rizière et jardin » plutôt qu’arborescence et champ ; élevage échappant en grande partie au contrôle des sédentaires, si bien que ceux-ci manquent de force animale et de nourriture carnée ; faible teneur en communication du rapport ville-campagne, d’où découle un commerce beaucoup moins souple53. On n’en conclura certes pas que la forme-État manque en Orient. Au contraire, il faut une instance plus dure pour tenir et réunir les diverses composantes, travaillées par des vecteurs de fuite. Les États ont toujours la même composition ; s’il y a même une vérité dans la philosophie politique de Hegel, c’est que « tout État porte en lui les moments essentiels de son existence ». Les États ne sont pas seulement composés d’hommes, mais de bois, de champs ou jardins, de bêtes et marchandises. Il y a unité de composition de tous les États, mais les États n’ont ni le même développement ni la même organisation. En Orient, les composantes sont beaucoup plus écartelées, disjointes, ce qui entraîne une grande Forme immuable pour les faire tenir ensemble : les « formations despotiques », asiatiques ou africaines, seront secouées de révoltes incessantes, de sécessions, de changements dynastiques, mais qui n’affectent pas l’immutabilité de la forme. L’intrication des composantes, au contraire, rend possible en Occident des transformations de la forme-État par révolutions. Il est vrai que l’idée de révolution est elle-même ambiguë ; elle est occidentale pour autant qu’elle renvoie à une transformation de l’État ; mais elle est orientale pour autant qu’elle projette une destruction, une abolition de l’État54. C’est que les grands empires d’Orient, d’Afrique et d’Amérique, se heurtent à de larges espaces lisses qui les pénètrent et maintiennent des écarts entre leurs composantes (le nomos ne devient pas campagne, la campagne ne communique pas avec la ville, le grand élevage est l’affaire des nomades, etc.) : il y a confrontation directe de l’État d’Orient avec une machine de guerre nomade. Cette machine de guerre pourra se rabattre sur la voie de l’intégration, et procéder seulement par révolte et changement dynastique ; c’est elle qui invente pourtant le rêve et la réalité abolitionnistes, en tant que nomade. Les États d’Occident sont beaucoup plus à l’abri dans leur espace strié, ont dès lors beaucoup plus de latitude pour tenir leurs composantes, et n’affrontent les nomades qu’indirectement, par l’intermédiaire des migrations que ceux-ci déclenchent ou dont ils prennent l’allure55.
Une des tâches fondamentales de l’État, c’est de strier l’espace sur lequel il règne, ou de se servir des espaces lisses comme d’un moyen de communication au service d’un espace strié. Non seulement vaincre le nomadisme, mais contrôler les migrations, et plus généralement faire valoir une zone de droits sur tout un « extérieur », sur l’ensemble des flux qui traversent l’œcumène, c’est une affaire vitale pour chaque État. L’État en effet ne se sépare pas, partout où il le peut, d’un procès de capture sur des flux de toutes sortes, de populations, de marchandises ou de commerce, d’argent ou de capitaux, etc. Encore faut-il des trajets fixes, aux directions bien déterminées, qui limitent la vitesse, qui règlent les circulations, qui relativisent le mouvement, qui mesurent dans leurs détails les mouvements relatifs des sujets et des objets. D’où l’importance de la thèse de Paul Virilio, quand il montre que « le pouvoir politique de l’État est polis, police, c’est-à-dire voirie », et que « les portes de la cité, ses octrois et ses douanes sont des barrages, des filtres à la fluidité des masses, à la puissance de pénétration des meutes migratrices », personnes, bêtes et biens56. Gravité, gravitas, c’est l’essence de l’État. Ce n’est pas du tout que l’État ignore la vitesse ; mais il a besoin que le mouvement même le plus rapide cesse d’être l’état absolu d’un mobile qui occupe un espace lisse, pour devenir le caractère relatif d’un « mû » allant d’un point à un autre dans un espace strié. En ce sens, l’État ne cesse de décomposer, recomposer et transformer le mouvement, ou de régler la vitesse. L’État comme agent voyer, convertisseur ou échangeur routier : rôle de l’ingénieur à cet égard. La vitesse ou le mouvement absolus ne sont pas sans lois, mais ces lois sont celles du nomos, de l’espace lisse qui le déploie, de la machine de guerre qui le peuple. Si les nomades ont formé la machine de guerre, c’est en inventant la vitesse absolue, en étant « synonyme » de vitesse. Et chaque fois qu’il y a opération contre l’État, indiscipline, émeute, guérilla ou révolution comme acte, on dirait qu’une machine de guerre ressuscite, qu’un nouveau potentiel nomadique apparaît, avec reconstitution d’un espace lisse ou d’une manière d’être dans l’espace comme s’il était lisse (Virilio rappelle l’importance du thème émeutier ou révolutionnaire « tenir la rue »). C’est en ce sens que la réplique de l’État, c’est de strier l’espace, contre tout ce qui risque de le déborder. L’État ne s’est pas approprié la machine de guerre elle-même sans lui donner la forme du mouvement relatif : ainsi avec le modèle forteresse comme régulateur de mouvement, et qui fut précisément l’achoppement des nomades, l’écueil et la parade où venait se briser le mouvement tourbillonnaire absolu. Inversement, quand un État n’arrive pas à strier son espace intérieur ou avoisinant, les flux qui le traversent prennent nécessairement l’allure d’une machine de guerre dirigée contre lui, déployée dans un espace lisse hostile ou rebelle (même si d’autres États peuvent y glisser leurs stries). Ce fut l’aventure de la Chine qui, vers la fin du XIVe siècle, et malgré sa très haute technique en navires et navigation, est détournée de son espace maritime immense, voit alors les flux commerciaux se retourner contre elle et faire alliance avec la piraterie, et ne peut réagir que par une politique d’immobilité, de restriction massive du commerce, qui renforce le rapport de celui-ci avec une machine de guerre57.
La situation est encore beaucoup plus embrouillée que nous ne disons. La mer est peut-être le principal des espaces lisses, le modèle hydraulique par excellence. Mais la mer est aussi, de tous les espaces lisses, celui qu’on chercha le plus tôt à strier, à transformer en dépendance de la terre, avec des chemins fixes, des directions constantes, des mouvements relatifs, toute une contre-hydraulique des canaux ou conduits. Une des raisons de l’hégémonie de l’Occident, c’est la puissance qu’eurent ses appareils d’État de strier la mer, en conjuguant les techniques du Nord et celles de la Méditerranée, et en s’annexant l’Atlantique. Mais voilà que cette entreprise aboutit au résultat le plus inattendu : la multiplication des mouvements relatifs, l’intensification des vitesses relatives dans l’espace strié, finit par reconstituer un espace lisse ou un mouvement absolu. Comme le souligne Virilio, la mer sera le lieu du fleet in being, où l’on ne va plus d’un point à un autre, mais où l’on tient tout l’espace à partir d’un point quelconque : au lieu de strier l’espace, on l’occupe avec un vecteur de déterritorialisation en mouvement perpétuel. Et de la mer, cette stratégie moderne se communiquera à l’air comme nouvel espace lisse, mais aussi à toute la Terre considérée comme un désert ou comme une mer. Convertisseur et captureur, l’État ne relativise pas seulement le mouvement, il redonne du mouvement absolu. Il ne va pas seulement du lisse au strié, il reconstitue de l’espace lisse, il redonne du lisse à l’issue du strié. Il est vrai que ce nouveau nomadisme accompagne une machine de guerre mondiale dont l’organisation déborde les appareils d’État, et passe dans des complexes énergétiques, militaires-industriels, multi-nationaux. Ceci pour rappeler que l’espace lisse et la forme d’extériorité n’ont pas une vocation révolutionnaire irrésistible, mais au contraire changent singulièrement de sens suivant les interactions dans lesquelles ils sont pris et les conditions concrètes de leur exercice ou de leur établissement (par exemple la manière dont la guerre totale et la guerre populaire, ou même la guérilla, s’empruntent des méthodes58).
Proposition VI : L’existence nomade implique nécessairement les éléments numériques d’une machine de guerre.
Dizaines, centaines, milliers, myriades : toutes les armées retiendront ces groupements décimaux, au point que, chaque fois qu’on les rencontre, on peut préjuger d’une organisation militaire. N’est-ce par la façon dont l’armée déterritorialise ses soldats ? L’armée est faite d’unités, de compagnies et de divisions. Les Nombres peuvent changer de fonction, de combinaison, entrer dans des stratégies tout à fait différentes, il y a toujours ce lien du Nombre avec une machine de guerre. Ce n’est pas une question de quantité, mais d’organisation ou de composition. L’État ne fait pas des armées sans se servir de ce principe d’organisation numérique ; mais il ne fait que reprendre ce principe, en même temps qu’il s’approprie la machine de guerre. Car une idée aussi curieuse – l’organisation numérique des hommes – appartient d’abord aux nomades. Ce sont les Hyksos, nomades conquérants, qui l’apportent en Égypte ; et quand Moïse l’applique à son peuple en exode, c’est sur le conseil de son beau-père nomade, Jéthro le Qénien, et de manière à constituer une machine de guerre, telle que le Livre des Nombres en décrit les éléments. Le nomos est d’abord numérique, arithmétique. Quand on oppose au géométrisme grec un arithmétisme indien-arabe, on voit bien que celui-ci implique un nomos opposable au logos : non pas que les nomades « fassent » l’arithmétique ou l’algèbre, mais parce que l’arithmétique et l’algèbre surgissent dans un monde à forte teneur nomade.
Nous connaissons jusqu’à maintenant trois grands types d’organisation des hommes : lignagère, territoriale et numérique. L’organisation lignagère, c’est celle qui permet de définir les sociétés dites primitives. Les lignages claniques sont essentiellement des segments en acte, qui se fondent ou se scindent, variables d’après l’ancêtre considéré, d’après les tâches et les circonstances. Et certes le nombre joue un grand rôle dans la détermination de lignage, ou dans la création de nouveaux lignages. La terre aussi, puisque une segmentarité tribale vient doubler la segmentarité clanique. Mais la terre est avant tout la matière où s’inscrit la dynamique des lignages, et le nombre, un moyen d’inscription : ce sont les lignages qui écrivent sur la terre et avec le nombre, constituant une sorte de « géodésie ». Tout change avec les sociétés à État : on dit souvent que le principe territorial devient dominant. On pourrait aussi bien parler de déterritorialisation, puisque la terre devient objet, au lieu d’être l’élément matériel actif qui se combine avec le lignage. La propriété est précisément le rapport déterritorialisé de l’homme avec la terre : soit que la propriété constitue le bien de l’État qui se superpose à la possession subsistante d’une communauté de lignage, soit qu’elle devienne elle-même le bien d’hommes privés qui constituent la nouvelle communauté. Dans les deux cas (et suivant les deux pôles de l’État), il y a comme un surcodage de la terre qui se substitue à la géodésie. Certes, les lignages gardent une grande importance, et les nombres développent la leur. Mais ce qui passe au premier plan, c’est une organisation « territoriale », au sens où tous les segments, de lignage, de terre et de nombre, sont pris dans un espace astronomique ou dans une étendue géométrique qui les surcodent. Ce n’est certainement pas de la même manière dans l’État impérial archaïque, et dans les États modernes. C’est que l’État archaïque enveloppe un spatium à sommet, espace différencié, en profondeur et à niveaux, tandis que les États modernes (à partir de la cité grecque) développent une extensio homogène, au centre immanent, aux parties divisibles homologues, aux relations symétriques et reversibles. Et non seulement les deux modèles, astronomique et géométrique, se mélangent intimement ; mais même quand ils sont supposés purs, chacun d’eux implique une subordination des lignages et des nombres à cette puissance métrique, telle qu’elle apparaît soit dans le spatium impérial, soit dans l’extensio politique59. L’arithmétique, le nombre, ont toujours eu un rôle décisif dans l’appareil d’État : déjà dans la bureaucratie impériale, avec les trois opérations conjuguées du recensement, du cens et de l’élection. À plus forte raison, les formes modernes de l’État ne se sont pas développées sans utiliser tous les calculs qui surgissaient à la frontière de la science mathématique et de la technique sociale (tout un calcul social à la base de l’économie politique, de la démographie, de l’organisation du travail, etc.). Cet élément arithmétique d’État a trouvé son pouvoir spécifique dans le traitement des matières quelconques : matières premières, matière seconde des objets travaillés, ou l’ultime matière constituée par la population humaine. Mais toujours le nombre a servi ainsi à maîtriser la matière, à en contrôler les variations et les mouvements, c’est-à-dire à les soumettre au cadre spatio-temporel de l’État, – soit spatium impérial, soit extensio moderne60. L’État a un principe territorial ou de déterritorialisation, qui lie le nombre à des grandeurs métriques (compte tenu des métriques de plus en plus complexes opérant le surcodage). Nous ne croyons pas que le Nombre ait pu trouver là les conditions d’une indépendance ou d’une autonomie, bien qu’il y ait trouvé tous les facteurs de son développement.
Le Nombre nombrant, c’est-à-dire l’organisation arithmétique autonome, n’implique ni un degré d’abstraction supérieur ni des quantités très grandes. Il renvoie seulement à des conditions de possibilité qui sont le nomadisme, et à des conditions d’effectuation qui sont la machine de guerre. C’est dans les armées d’État que se posera le problème d’un traitement des grandes quantités, en rapport avec d’autres matières, mais la machine de guerre opère avec de petites quantités qu’elle traite par nombres nombrants. En effet, ces nombres apparaissent dès qu’on distribue quelque chose dans l’espace, au lieu de partager l’espace ou de le distribuer lui-même. Le nombre devient sujet. L’indépendance du nombre par rapport à l’espace ne vient pas de l’abstraction, mais de la nature concrète de l’espace lisse, qui est occupé sans être lui-même compté. Le nombre n’est plus un moyen de compter ni de mesurer, mais de déplacer : il est lui-même ce qui se déplace dans l’espace lisse. Sans doute l’espace lisse a-t-il sa géométrie ; mais c’est, nous l’avons vu, une géométrie mineure, opératoire, du trait. Précisément, le nombre est d’autant plus indépendant de l’espace que l’espace est indépendant d’une métrique. La géométrie comme science royale a peu d’importance dans la machine de guerre (elle n’en a que dans les armées d’État, et pour les fortifications sédentaires, mais conduit les généraux à de sévères défaites61). Le nombre devient principe chaque fois qu’il occupe un espace lisse, et s’y déploie comme sujet, au lieu de mesurer un espace strié. Le nombre, c’est l’occupant mobile, le meuble dans l’espace lisse, par opposition à la géométrie de l’immeuble en espace strié. L’unité numérique nomade est le feu ambulant, non pas la tente, trop immobilière encore : « Le feu l’emporte sur la yourte. » Le nombre nombrant n’est plus subordonné à des déterminations métriques ou à des dimensions géométriques, il est seulement dans un rapport dynamique avec des directions géographiques : c’est un nombre directionnel, et non pas dimensionnel ou métrique. L’organisation nomade est indissolublement arithmétique et directionnelle ; partout de la quantité, dizaines, centaines, et partout de la direction, droite, gauche : le chef numérique est aussi un chef de la droite ou de la gauche62. Le nombre nombrant est rythmique, non pas harmonique. Il n’est pas de cadence ou de mesure : c’est seulement dans les armées d’État, et pour la discipline et la parade, qu’on marche en cadence ; mais l’organisation numérique autonome trouve son sens ailleurs, chaque fois qu’il faut établir un ordre de déplacement en steppe, en désert, – là où les lignages forestiers et les figures d’État perdent leur pertinence. « Il progressait selon le rythme brisé qui imitait les échos naturels du désert, trompant celui qui était aux aguets des bruits réguliers de l’humain. Comme tous les Fremen, il avait été élevé dans l’art de cette marche. Il y avait été conditionné à tel point qu’il n’avait plus besoin d’y penser, et que ses pieds semblaient se mouvoir d’eux-mêmes suivant des rythmes non mesurables63. » Avec la machine de guerre et dans l’existence nomade, le nombre cesse d’être nombré pour devenir Chiffre, et c’est à ce titre qu’il constitue l’« esprit de corps », et qu’il invente le secret, et les suites du secret (stratégie, espionnage, ruse, embuscade, diplomatie, etc.).
Nombre nombrant, meuble, autonome, directionnel, rythmique, chiffré : la machine de guerre est comme la conséquence nécessaire de l’organisation nomade (Moïse en fera l’expérience avec toutes ses conséquences). On a trop vite fait aujourd’hui de critiquer cette organisation numérique en y dénonçant une société militaire ou même concentrationnaire, où les hommes ne sont plus que des « numéros » déterritorialisés. Mais c’est faux. Horreur pour horreur, l’organisation numérique des hommes n’est certes pas plus cruelle que celle des lignages ou des États. Traiter les hommes comme des nombres n’est pas forcément pire que les traiter comme des arbres qu’on taille, ou des figures géométriques qu’on découpe et modèle. Bien plus, l’usage du nombre comme numéro, comme élément statistique, appartient au nombre nombré d’État, non pas au nombre nombrant. Et le monde concentrationnaire opère par lignages et par territoires, autant que par numérotage. La question n’est donc pas du bon et du mauvais, mais de la spécificité. La spécificité de l’organisation numérique vient du mode d’existence nomade et de la fonction-machine de guerre. Le nombre nombrant s’oppose à la fois aux codes lignagers et au surcodage d’État. La composition arithmétique va d’une part sélectionner, extraire des lignages les éléments qui entreront dans le nomadisme et la machine de guerre ; d’autre part, les diriger contre l’appareil d’État, opposer une machine et une existence à l’appareil d’État, tracer une déterritorialisation qui traverse à la fois les territorialités lignagères, et le territoire ou la déterritorialité d’État.
Le nombre nombrant, nomade ou de guerre, a un premier caractère : il est toujours complexe, c’est-à-dire articulé. Complexe de nombres à chaque fois. C’est même par là qu’il n’implique nullement de grandes quantités homogénéisées, comme les nombres d’État ou le nombre nombré, mais produit son effet d’immensité par sa fine articulation, c’est-à-dire par sa distribution d’hétérogénéité dans un espace libre. Même les armées d’État, au moment où elles traitent de grands nombres, n’abandonnent pas ce principe (malgré la prédominance de la « base » 10). La légion romaine est un nombre articulé de nombres, de telle manière que les segments deviennent mobiles, et les figures géométriques, mouvantes, à transformation. Et le nombre complexe ou articulé ne compose pas seulement des hommes, mais nécessairement des armes, des bêtes et des véhicules. L’unité arithmétique de base est donc une unité d’agencement : par exemple, homme-cheval-arc, 1 × 1 × 1, suivant la formule qui fit le triomphe des Scythes ; et la formule se complique dans la mesure où certaines « armes » agencent ou articulent plusieurs hommes et bêtes, ainsi le char à deux chevaux et à deux hommes, l’un pour conduire et l’autre pour lancer, 2 × 1 × 2 = 1 ; ou bien le célèbre bouclier à deux poignées, de la réforme hoplite, qui soude des chaînes humaines. Si petite soit l’« unité », elle est articulée. Le nombre nombrant est toujours sur plusieurs bases à la fois. Encore faut-il tenir compte aussi des rapports arithmétiques extérieurs, mais contenus dans le nombre, qui expriment la proportion des combattants parmi les membres d’un lignage ou d’une tribu, le rôle des réserves et des stocks, des entretiens d’hommes, choses et bêtes. La logistique est l’art de ces rapports extérieurs, qui n’appartiennent pas moins à la machine de guerre que les rapports intérieurs de la stratégie, c’est-à-dire les compositions d’unités combattantes entre elles. Toutes deux constituent la science de l’articulation des nombres de guerre. Tout agencement comporte cet aspect stratégique et cet aspect logistique.
Mais le nombre nombrant a un second caractère plus secret. Partout la machine de guerre présente un curieux processus de réplication ou de redoublement arithmétique, comme si elle opérait sur deux séries non symétriques et non égales. D’une part en effet les lignages ou tribus sont organisés et remaniés numériquement ; la composition numérique se superpose aux lignages pour faire prévaloir le nouveau principe. Mais d’autre part, en même temps, des hommes sont extraits de chaque lignage pour former un corps numérique spécial. Comme si la nouvelle composition numérique du corps-lignage ne pouvait réussir sans la constitution d’un corps propre lui-même numérique. Nous croyons que ce n’est pas un phénomène accidentel, mais un constituant essentiel de la machine de guerre, une opération qui conditionne l’autonomie du nombre : il faut que le nombre du corps ait pour corrélat un corps du nombre, il faut que le nombre se dédouble suivant deux opérations complémentaires. Le corps social n’est pas numérisé sans que le nombre ne forme un corps spécial. Quand Gengis Khan fait sa grande composition de steppe, il organise numériquement les lignages, et les combattants de chaque lignage, soumis à des chiffres et à des chefs (dizaines et dizeniers, centaines et centeniers, milliers et chiliarques). Mais aussi il extrait de chaque lignage arithmétisé un petit nombre d’hommes qui vont constituer sa garde personnelle, c’est-à-dire une formation dynamique d’état-major, de commissaires, messagers et diplomates (« antrustions64 »). L’un ne va pas sans l’autre : double déterritorialisation, dont la seconde est à une plus grande puissance. Quand Moïse fait sa grande composition de désert, où il subit nécessairement l’influence nomade plus que celle de Jahvé, il recense et organise numériquement chaque tribu ; mais il édicte aussi une loi selon laquelle les premiers-nés dans chaque tribu, à ce moment-là, appartiennent de droit à Jahvé ; et comme ces premiers-nés sont évidemment encore trop petits, leur rôle dans le Nombre sera transféré à une tribu spéciale, celle des Lévites, qui fournira le corps du Nombre ou la garde spéciale de l’arche ; et comme les Lévites sont moins nombreux que les nouveaux premiers-nés dans l’ensemble des tribus, ces premiers-nés excédentaires devront être rachetés par les tribus, sous forme d’impôt versé (ce qui nous ramène à un aspect fondamental de la logistique). La machine de guerre ne pourrait pas fonctionner sans cette double série : il faut à la fois que la composition numérique remplace l’organisation lignagère, mais aussi qu’elle conjure l’organisation territoriale d’État. C’est suivant cette double série que se définit le pouvoir dans la machine de guerre : le pouvoir ne dépend plus des segments et des centres, de la résonance éventuelle des centres et du surcodage des segments, mais de ces rapports intérieurs au Nombre, indépendants de la quantité. En découlent aussi les tensions ou les luttes de pouvoir : entre les tribus et les Lévites de Moïse, entre les « noyans » et les « antrustions » de Gengis. Ce n’est pas simplement une protestation des lignages qui voudraient récupérer leur ancienne autonomie, ce n’est pas non plus la préfiguration d’une lutte autour d’un appareil d’État : c’est la tension propre d’une machine de guerre, de son pouvoir spécial, et de la limitation particulière de la puissance du « chef ».
La composition numérique, ou le nombre nombrant, implique donc plusieurs opérations : arithmétisation d’ensembles de départ (les lignages) ; réunion des sous-ensembles extraits (constitution de dizaines, centaines, etc.) ; formation par substitution d’un autre ensemble en correspondance avec l’ensemble réuni (le corps spécial). Or c’est cette dernière opération qui implique le plus de variété et d’originalité de l’existence nomade. Au point qu’on retrouve le problème même dans les armées d’État, quand la machine de guerre est appropriée par l’État. En effet, si l’arithmétisation du corps social a pour corrélat la formation d’un corps spécial distinct, lui-même arithmétique, on peut composer ce corps spécial de plusieurs façons : 1) avec un lignage ou une tribu privilégiés, dont la dominance prend dès lors un nouveau sens (cas Moïse, avec les Lévites) ; 2) avec des représentants de chaque lignage qui, dès lors, servent aussi bien d’otages (les premiers-nés : ce serait plutôt le cas asiatique ou Gengis) ; 3) avec un élément tout à fait différent, extérieur à la société de base, esclaves, étrangers ou d’une autre religion (c’était déjà le cas du régime saxon, où le roi composait son corps spécial avec des esclaves francs ; mais c’est surtout le cas de l’islam, au point d’inspirer une catégorie sociologique spécifique d’« esclavage militaire » : les Mamelouks d’Égypte, esclaves originaires de la steppe ou du Caucase, achetés très jeunes par le sultan, ou bien les Janissaires ottomans, issus des communautés chrétiennes65).
N’est-ce pas l’origine d’un thème important, « les nomades enleveurs d’enfants » ? On voit bien, surtout dans le dernier cas, comment le corps spécial est institué comme élément déterminant de pouvoir dans la machine de guerre. C’est que la machine de guerre et l’existence nomade ont besoin de conjurer deux choses à la fois : un retour de l’aristocratie lignagère, mais aussi une formation de fonctionnaires impériaux. Ce qui brouille tout, c’est que l’État lui-même a été souvent déterminé à utiliser des esclaves comme hauts fonctionnaires : nous verrons que ce n’est pas pour les mêmes raisons, et que les deux courants se sont joints dans les armées, mais à partir de deux sources distinctes. Car le pouvoir des esclaves, des étrangers, des enlevés, dans une machine de guerre d’origine nomade, est très différent des aristocraties de lignage, mais aussi des fonctionnaires et bureaucrates d’État. Ce sont des « commissaires », des émissaires, des diplomates, des espions, des stratèges et des logisticiens, parfois des forgerons. Ils ne s’expliquent pas par « le caprice du sultan ». C’est au contraire le caprice possible du chef de guerre qui s’explique par l’existence et la nécessité objectives de ce corps numérique spécial, de ce Chiffre qui ne vaut que par un nomos. Il y a à la fois une déterritorialisation et un devenir qui appartiennent à la machine de guerre comme telle : le corps spécial, et notamment l’esclave-infidèle-étranger, c’est celui qui devient soldat et croyant, tout en restant déterritorialisé par rapport aux lignages et par rapport à l’État. Il doit être né infidèle pour devenir croyant, il doit être né esclave pour devenir soldat. Il y faut des écoles ou institutions particulières : c’est une invention propre à la machine de guerre, que les États ne cesseront pas d’utiliser, d’adapter à leurs fins, au point de la rendre méconnaissable, ou bien de la restituer sous une forme bureaucratique d’état-major, ou sous une forme technocratique de corps très spéciaux, ou dans les « esprits de corps » qui servent l’État autant qu’ils lui résistent, ou chez les commissaires qui doublent l’État autant qu’ils le servent.
C’est vrai que les nomades n’ont pas d’histoire, ils n’ont qu’une géographie. Et la défaite des nomades a été telle, tellement complète, que l’histoire n’a fait qu’un avec le triomphe des États. On a assisté alors à une critique généralisée qui destituait les nomades de toute innovation, technologique ou métallurgique, politique, métaphysique. Bourgeois ou soviétiques (Grousset ou Vladimirtsov), les historiens considèrent les nomades comme une pauvre humanité qui ne comprend rien, ni les techniques auxquelles elle resterait indifférente, ni l’agriculture, ni les villes et les États qu’elle détruit ou conquiert. On voit mal cependant comment les nomades auraient triomphé dans la guerre s’ils n’avaient pas eu une forte métallurgie : l’idée que le nomade reçoit ses armes techniques, et ses conseils politiques, de transfuges d’un État impérial, est quand même invraisemblable. On voit mal comment les nomades auraient tenté de détruire les villes et les États, sauf au nom d’une organisation nomade et d’une machine de guerre qui ne se définissent pas par ignorance, mais par leurs caractères positifs, leur espace spécifique, leur composition propre qui rompait avec les lignages et conjurait la forme-État. L’histoire n’a pas cessé de destituer les nomades. On a tenté d’appliquer à la machine de guerre une catégorie proprement militaire (celle de « démocratie militaire »), et au nomadisme une catégorie proprement sédentaire (celle de « féodalité »). Mais ces deux hypothèses présupposent un principe territorial : soit qu’un État impérial s’approprie la machine de guerre en distribuant des terres de fonction à des guerriers (cleroi et faux fiefs), soit que la propriété devenue privée pose elle-même des rapports de dépendance entre propriétaires qui constituent l’armée (vrais fiefs et vasselage66). Dans les deux cas, le nombre est subordonné à une organisation fiscale « immobilière », aussi bien pour constituer les terres concédables ou cédées que pour fixer les redevances dues par les bénéficiaires eux-mêmes. Et sans doute, l’organisation nomade et la machine de guerre recoupent ces problèmes, à la fois au niveau de la terre et de la fiscalité, où les guerriers nomades sont, quoiqu’on dise, de grands innovateurs. Mais, justement, ils inventent une territorialité et une fiscalité « mobilières », qui témoignent de l’autonomie d’un principe numérique : il peut y avoir confusion ou combinaison entre les systèmes, mais le propre du système nomade reste de subordonner la terre aux nombres qui s’y déplacent et s’y déploient, et l’impôt aux rapports intérieurs à ces nombres (par exemple, déjà chez Moïse, l’impôt intervient dans le rapport entre les corps numériques et le corps spécial du nombre). Bref, la démocratie militaire et la féodalité, loin d’expliquer la composition numérique nomade, témoignent plutôt de ce qui peut en rester dans des régimes sédentaires.
Proposition VII : L’existence nomade a pour « affects » les armes d’une machine de guerre.
On peut toujours distinguer les armes et les outils d’après leur usage (détruire des hommes ou produire des biens). Mais si cette distinction extrinsèque explique certaines adaptations secondaires d’un objet technique, elle n’empêche pas une convertibilité générale entre les deux groupes, au point qu’il semble très difficile de proposer une différence intrinsèque des armes et des outils. Les types de percussion, tels que Leroi-Gourhan les a définis, se trouvent des deux côtés. « Il est probable que, pendant plusieurs âges consécutifs, les instruments agricoles et les armes de guerre sont restés identiques67. » On a pu parler d’un « écosystème », qui ne se situe pas seulement à l’origine, et où les outils de travail et les armes de guerre échangent leurs déterminations : il semble que le même phylum machinique traverse les uns et les autres. Et pourtant, nous avons le sentiment qu’il y a bien des différences intérieures, même si elles ne sont pas intrinsèques, c’est-à-dire logiques ou conceptuelles, et même si elles restent approximatives. En première approximation, les armes ont un rapport privilégié avec la projection. Tout ce qui lance ou est lancé est d’abord une arme, et le propulseur en est le moment essentiel. L’arme est balistique ; la notion même de « problème » se rapporte à la machine de guerre. Plus un outil comporte de mécanismes de projection, plus il agit lui-même comme une arme, potentielle ou simplement métaphorique. Et encore les outils ne cessent de compenser les mécanismes projectifs qu’ils comportent, ou les adaptent à d’autres fins. Il est vrai que les armes de jet, à strictement parler, projetées ou projetantes, ne sont qu’une espèce parmi d’autres ; mais même les armes de main exigent un autre usage de la main et du bras que les outils, un usage projectif dont témoignent les arts martiaux. L’outil au contraire serait beaucoup plus introceptif, introjectif : il prépare une matière à distance pour l’amener à un état d’équilibre ou l’approprier à une forme d’intériorité. L’action à distance existe dans les deux cas, mais dans un cas, centrifuge, et dans l’autre, centripète. On dirait aussi bien que l’outil se trouve devant des résistances, à vaincre ou à utiliser, tandis que l’arme se trouve devant des ripostes, à éviter ou à inventer (la riposte est même le facteur inventif et précipitant de la machine de guerre, pour autant qu’elle ne se réduit pas seulement à une surenchère quantitative, ni à une parade défensive).
En second lieu, les armes et les outils n’ont pas « tendantiellement » (approximativement) le même rapport avec le mouvement, avec la vitesse. C’est encore un apport essentiel de Paul Virilio d’avoir insisté sur cette complémentarité arme-vitesse : l’arme invente la vitesse, ou la découverte de la vitesse invente l’arme (d’où le caractère projectif des armes). La machine de guerre dégage un vecteur propre de vitesse, au point qu’il lui faut un nom spécial, qui n’est pas seulement pouvoir de destruction, mais « dromocratie » (= nomos). Entre autres avantages, cette idée énonce un nouveau mode de distinction entre la chasse et la guerre. Car non seulement il est certain que la guerre ne dérive pas de la chasse, mais la chasse ne promeut pas elle-même des armes : ou bien elle évolue dans la sphère d’indistinction et de convertibilité armes-outils, ou bien elle utilise à son profit des armes déjà distinguées, déjà constituées. Comme dit Virilio, la guerre n’apparaît nullement lorsque l’homme applique à l’homme le rapport de chasseur qu’il avait avec l’animal, mais au contraire lorsqu’il capte la force de l’animal chassé pour entrer avec l’homme dans un tout autre rapport qui est celui de la guerre (ennemi et non plus proie). Il n’est donc pas étonnant que la machine de guerre soit l’invention des nomades éleveurs : l’élevage et le dressage ne se confondent ni avec la chasse primitive, ni avec la domestication sédentaire, mais sont précisément la découverte d’un système projecteur et projectile. Au lieu d’opérer par une violence à chaque coup, ou bien de constituer une violence « une fois pour toutes », la machine de guerre, avec l’élevage et le dressage, instaure toute une économie de la violence, c’est-à-dire un moyen de rendre celle-ci durable et même illimitée. « L’effusion de sang, la mise à mort immédiate sont contraires à l’usage illimité de la violence, c’est-à-dire de son économie. (...) L’économie de la violence n’est pas celle du chasseur dans l’éleveur, mais celle de l’animal chassé. Dans la monture, on conserve l’énergie cinétique, la vitesse du cheval et non plus les protéines, (le moteur et non plus la chair). (...) Alors que, dans la chasse, le chasseur visait à stopper le mouvement de l’animalité sauvage par un abattage systématique, l’éleveur [se met à] le conserver, et grâce au dressage, le chevaucheur s’associe à ce mouvement en l’orientant et en provoquant son accélération. » Le moteur technologique développera cette tendance, mais « la monture est le premier projecteur du guerrier, son premier système d’armes68 ». D’où le devenir-animal dans la machine de guerre. Est-ce dire que la machine de guerre n’existe pas avant la monture et la cavalerie ? Ce n’est pas la question. La question, c’est que la machine de guerre implique le dégagement d’un vecteur Vitesse, devenu variable libre ou indépendante, ce qui ne se produit pas dans la chasse, où la vitesse renvoie d’abord à l’animal chassé. Il se peut que ce vecteur de course soit dégagé dans une infanterie sans recourir à la monture ; bien plus, il se peut qu’il y ait monture, mais comme moyen de transport ou même de portage n’intervenant pas dans le vecteur libre. Pourtant, de toute manière, le guerrier emprunte à l’animal l’idée d’un moteur plus que le modèle d’une proie. Il ne généralise pas l’idée de proie en l’appliquant à l’ennemi, il abstrait l’idée de moteur en se l’appliquant à lui-même.
Deux objections surgissent immédiatement. D’après la première, la machine de guerre comporte autant de pesanteur et de gravité que de vitesse (la distinction du lourd et du léger, la dissymétrie de la défense et de l’attaque, l’opposition du repos et de la tension). Mais il serait facile de montrer comment les phénomènes de « temporisation », ou même d’immobilité et de catatonie, si importants dans les guerres, renvoient dans certains cas à une composante de pure vitesse. Et, dans les autres cas, ils renvoient aux conditions sous lesquelles les appareils d’État s’approprient la machine de guerre, notamment en aménageant un espace strié où les forces adverses peuvent s’équilibrer. Il arrive que la vitesse s’abstraie dans la propriété d’un projectile, balle ou obus, qui condamne à l’immobilité l’arme elle-même et le soldat (ainsi l’immobilité dans la guerre de 1914). Mais un équilibre de forces est un phénomène de résistance, tandis que la riposte implique une précipitation ou un changement de vitesse qui rompent l’équilibre : c’est le tank qui regroupera l’ensemble des opérations sur le vecteur-vitesse, et redonnera un espace lisse au mouvement en déterrant les hommes et les armes69.
L’objection inverse est plus complexe : c’est que la vitesse semble bien faire partie de l’outil non moins que de l’arme, et n’est nullement le propre de la machine de guerre. L’histoire du moteur n’est pas seulement militaire. Mais peut-être a-t-on trop tendance à considérer des quantités de mouvement, au lieu de chercher les modèles qualitatifs. Les deux modèles moteurs idéaux seraient celui du travail et celui de l’action libre. Le travail est une cause motrice qui se heurte à des résistances, opère sur l’extérieur, se consume ou se dépense dans son effet, et qui doit être renouvelée d’un instant à l’autre. L’action libre aussi est une cause motrice, mais qui n’a pas de résistance à vaincre, n’opère que sur le corps mobile en lui-même, ne se consume pas dans son effet et se continue entre deux instants. Quelle qu’en soit la mesure ou le degré, la vitesse est relative dans le premier cas, absolue dans le second (idée d’un perpetuum mobile). Ce qui compte dans le travail, c’est le point d’application d’une force résultante exercée par la pesanteur sur un corps considéré comme « un » (gravité), et c’est le déplacement relatif de ce point d’application. Dans l’action libre, c’est la manière dont les éléments du corps s’échappent de la gravitation pour occuper absolument un espace non ponctué. Les armes et leur maniement semblent se rapporter à un modèle d’action libre, autant que les outils à un modèle de travail. Le déplacement linéaire, d’un point à un autre, constitue le mouvement relatif de l’outil, mais l’occupation tourbillonnaire d’un espace le mouvement absolu de l’arme. Comme si l’arme était mouvante, auto-mouvante, tandis que l’outil est mû. Ce lien des outils avec le travail n’est nullement évident, tant que le travail ne reçoit pas la définition motrice ou réelle qu’on vient de lui donner. Ce n’est pas l’outil qui définit le travail, c’est l’inverse. L’outil suppose le travail. Reste que les armes, elles aussi, impliquent de toute évidence un renouvellement de la cause, une dépense ou même une disparition dans l’effet, un affrontement à des résistances extérieures, un déplacement de la force, etc. Il serait vain de prêter aux armes une puissance magique qui s’opposerait à la contrainte des outils : armes et outils sont soumis aux mêmes lois qui définissent précisément la sphère commune. Mais le principe de toute technologie est de montrer qu’un élément technique reste abstrait, tout à fait indéterminé, tant qu’on ne le rapporte pas à un agencement qu’il suppose. Ce qui est premier par rapport à l’élément technique, c’est la machine : non pas la machine technique qui est elle-même un ensemble d’éléments, mais la machine sociale ou collective, l’agencement machinique qui va déterminer ce qui est élément technique à tel moment, quels en sont l’usage, l’extension, la compréhension..., etc.
C’est par l’intermédiaire des agencements que le phylum sélectionne, qualifie et même invente les éléments techniques. Si bien que l’on ne peut pas parler d’armes ou d’outils avant d’avoir défini les agencements constituants qu’ils supposent et dans lesquels ils entrent. C’est en ce sens que nous disions que les armes et les outils ne se distinguent pas seulement de manière extrinsèque, et pourtant n’ont pas de caractères distinctifs intrinsèques. Ils ont des caractères internes (et non pas intrinsèques) qui renvoient aux agencements respectifs dans lesquels ils sont pris. Ce qui effectue un modèle d’action libre, ce ne sont donc pas les armes en elles-mêmes et dans leur être physique, c’est l’agencement « machine de guerre » comme cause formelle des armes. Et, de l’autre côté, ce qui effectue le modèle du travail, ce ne sont pas les outils, mais l’agencement « machine de travail » comme cause formelle des outils. Quand nous disons que l’arme est inséparable d’un vecteur-vitesse, tandis que l’outil reste lié à des conditions de gravité, nous prétendons seulement indiquer une différence entre deux types d’agencement, même si l’outil dans l’agencement qui lui est propre est abstraitement plus « rapide », et l’arme abstraitement plus « grave ». L’outil est essentiellement lié à une genèse, à un déplacement et à une dépense de la force, qui trouvent leurs lois dans le travail, tandis que l’arme concerne seulement l’exercice ou la manifestation de la force dans l’espace et dans le temps, conformément à l’action libre. L’arme ne surgit pas du ciel, et suppose évidemment production, déplacement, dépense et résistance. Mais cet aspect renvoie à la sphère commune de l’arme et de l’outil, et ne concerne pas encore la spécificité de l’arme, qui apparaît seulement quand la force est considérée pour elle-même, quand elle n’est plus rapportée qu’au nombre, au mouvement, à l’espace et au temps, ou quand la vitesse s’ajoute au déplacement70. Concrètement, une arme en tant que telle n’est pas rapportée au modèle Travail, mais au modèle Action libre, les conditions du travail étant supposées remplies d’ailleurs. Bref, du point de vue de la force, l’outil est lié à un système gravité-déplacement, poids-hauteur. L’arme, à un système vitesse-perpetuum mobile (c’est en ce sens qu’on peut dire que la vitesse est en elle-même un « système d’armes »).
Le primat très général de l’agencement machinique et collectif sur l’élément technique vaut partout, pour les outils comme pour les armes. Les armes et les outils sont des conséquences, rien que des conséquences. On a souvent remarqué qu’une arme n’était rien indépendamment de l’organisation de combat dans laquelle elle est prise. Par exemple, les armes « hoplitiques » n’existent que par la phalange comme mutation de la machine de guerre : la seule arme nouvelle à ce moment, le bouclier à deux poignées, est créée par cet agencement ; quant aux autres armes, elles préexistaient, mais prises dans d’autres combinaisons où elles n’avaient pas la même fonction, pas la même nature71. Partout c’est l’agencement qui constitue le système d’armes. La lance et l’épée n’ont existé dès l’âge du bronze que par un agencement homme-cheval, qui allonge le poignard et l’épieu, et qui disqualifie les premières armes d’infanterie, marteau et hache. L’étrier impose à son tour une nouvelle figure de l’agencement homme-cheval, entraînant un nouveau type de lance et de nouvelles armes ; et encore cet ensemble homme-cheval-étrier varie, et n’a pas les mêmes effets, suivant qu’il est pris dans les conditions générales du nomadisme, ou repris plus tard dans les conditions sédentaires de la féodalité. Or la situation est exactement la même pour l’outil : là aussi, tout dépend d’une organisation de travail, et d’agencements variables entre homme, animal et chose. Ainsi la charrue n’existe comme outil spécifique que dans un ensemble où les « champs ouverts allongés » dominent, où le cheval tend à remplacer le bœuf en tant qu’animal de trait, où la terre commence à subir un assollement triennal, et où l’économie devient communale. Auparavant, la charrue peut bien exister, mais dans la marge d’autres agencements qui n’en dégagent pas la spécificité, qui laissent inexploité son caractère différentiel avec l’araire72.
Les agencements sont passionnels, ce sont des compositions de désir. Le désir n’a rien à voir avec une détermination naturelle ou spontanée, il n’y a de désir qu’agençant, agencé, machiné. La rationalité, le rendement d’un agencement n’existent pas sans les passions qu’il met en jeu, les désirs qui le constituent autant qu’il les constitue. Detienne a montré comment la phalange grecque était inséparable de tout un renversement de valeurs, et d’une mutation passionnelle qui bouleverse les rapports du désir avec la machine de guerre. C’est un des cas où l’homme descend de cheval, et où le rapport homme-animal cède la place à un rapport entre hommes dans un agencement d’infanterie qui prépare l’avènement du soldat-paysan, du soldat citoyen : tout l’Éros de guerre change, un Éros homosexuel de groupe tend à remplacer l’Éros zoosexué du cavalier. Et sans doute, chaque fois qu’un État s’approprie la machine de guerre, il tend à rapprocher l’éducation du citoyen, la formation du travailleur, l’apprentissage du soldat. Mais, s’il est vrai que tout agencement est de désir, la question est de savoir si les agencements de guerre et de travail, considérés pour eux-mêmes, ne mobilisent pas d’abord des passions d’ordre différent. Les passions sont des effectuations de désir qui diffèrent d’après l’agencement : ce n’est pas la même justice, ni la même cruauté, la même pitié, etc. Le régime du travail est inséparable d’une organisation et d’un développement de la Forme, auxquels correspond une formation du sujet. C’est le régime passionnel du sentiment comme « forme du travailleur ». Le sentiment implique une évaluation de la matière et de ses résistances, un sens de la forme et de ses développements, une économie de la force et de ses déplacements, toute une gravité. Mais le régime de la machine de guerre est plutôt celui des affects, qui ne renvoient qu’au mobile en lui-même, à des vitesses et à des compositions de vitesse entre éléments. L’affect est la décharge rapide de l’émotion, la riposte, alors que le sentiment est une émotion toujours déplacée, retardée, résistante. Les affects sont des projectiles autant que les armes, tandis que les sentiments sont introceptifs comme les outils. Il y a un rapport affectif avec l’arme, dont ne témoignent pas seulement les mythologies, mais la chanson de geste, le roman chevaleresque et courtois. Les armes sont des affects, et les affects des armes. De ce point de vue, l’immobilité la plus absolue, la pure catatonie, font partie du vecteur-vitesse, sont portés sur ce vecteur qui réunit la prétrification du geste à la précipitation du mouvement. Le chevalier dort sur sa monture, et part comme une flèche. C’est Kleist qui a le mieux composé ces brusques catatonies, évanouissements, suspens, avec les plus hautes vitesses d’une machine de guerre : alors il nous fait assister à un devenir-arme de l’élément technique, en même temps qu’à un devenir-affect de l’élément passionnel (équation de Penthésilée). Les arts martiaux ont toujours subordonné les armes à la vitesse, et d’abord à la vitesse mentale (absolue) ; mais par là c’étaient aussi les arts du suspens et de l’immobilité. L’affect parcourt ces extrêmes. Aussi les arts martiaux ne se réclament-ils pas d’un code, comme d’une affaire d’État, mais de voies, qui sont autant de chemins de l’affect ; sur ces voies, on apprend à se « desservir » des armes non moins qu’à s’en servir, comme si la puissance et la culture de l’affect était le vrai but de l’agencement, l’arme étant seulement moyen provisoire. Apprendre à défaire, et à se défaire, appartient à la machine de guerre : le « ne-pas-faire » du guerrier, défaire le sujet. Un mouvement de décodage traverse la machine de guerre, tandis que le surcodage soude l’outil à une organisation du travail et de l’État (on ne désapprend pas l’outil, on ne peut qu’en compenser l’absence). Il est vrai que les arts martiaux ne cessent pas d’invoquer le centre de gravité et les règles de son déplacement. C’est que les voies ne sont pas encore ultimes. Si loin qu’elles pénètrent, elles sont encore du domaine de l’Être, et ne font que traduire dans l’espace commun les mouvements absolus d’une autre nature, – ceux qui s’effectuent dans le Vide, non pas dans le néant, mais dans le lisse du vide où il n’y a plus de but : attaques, ripostes et chutes « à corps perdu73 »...
Toujours du point de vue de l’agencement, il y a un rapport essentiel entre les outils et les signes. C’est que le modèle travail, qui définit l’outil, appartient à l’appareil d’État. On a souvent dit que l’homme des sociétés primitives ne travaillait pas à proprement parler, même si ses activités sont très contraintes et réglées ; et pas davantage l’homme de guerre comme tel (les « travaux » d’Hercule supposent la soumission à un roi). L’élément technique devient outil, quand il s’abstrait du territoire et porte sur la terre en tant qu’objet ; mais c’est en même temps que le signe cesse de s’inscrire sur le corps, et s’écrit sur une matière objective immobile. Pour qu’il y ait travail, il faut une capture de l’activité par l’appareil d’État, une sémiotisation de l’activité par l’écriture. D’où l’affinité d’agencement signes-outils, signes d’écriture-organisation de travail. Il en va tout autrement de l’arme, qui se trouve dans un rapport essentiel avec les bijoux. Nous ne savons plus très bien ce que sont les bijoux, tant ils ont subi d’adaptations secondaires. Mais quelque chose se réveille dans notre âme lorsqu’on nous dit que l’orfèvrerie fut l’art « barbare », ou l’art nomade par excellence, et lorsque nous voyons ces chefs-d’œuvre d’art mineur. Ces fibules, ces plaques d’or et d’argent, ces bijoux, concernent de petits objets meubles, non seulement faciles à transporter, mais qui n’appartiennent à l’objet qu’en tant qu’il bouge. Ces plaques constituent des traits d’expression de pure vitesse, sur des objets eux-mêmes mobiles et mouvants. Elles ne passent pas par un rapport forme-matière, mais motif-support, où la terre n’est plus qu’un sol, et même il n’y a plus de sol du tout, le support étant aussi mobile que le motif. Elles donnent aux couleurs la vitesse de la lumière, faisant rougeoyer l’or, et faisant de l’argent une lumière blanche. Elles appartiennent au harnais du cheval, au fourreau de l’épée, au vêtement du guerrier, à la poignée de l’arme : elles décorent même ce qui ne servira qu’une fois, la pointe d’une flèche. Quels que soient l’effort et le labeur qu’elles impliquent, elles sont d’action libre rapportée au pur mobile, et non de travail, avec ses conditions de gravité, de résistance et de dépense. Le forgeron ambulant rapporte l’orfèvrerie à l’arme et inversement. L’or et l’argent prendront beaucoup d’autres fonctions, mais ne peuvent être compris sans cet apport nomade de la machine de guerre où ce ne sont pas des matières, mais des traits d’expression qui conviennent avec les armes (toute la mythologie de la guerre non seulement subsiste dans l’argent, mais y est facteur actif). Les bijoux sont les affects qui correspondent aux armes, emportés sur le même vecteur-vitesse.
L’orfèvrerie, la joaillerie, l’ornementation, même la décoration ne forment pas une écriture, bien qu’elles aient une puissance d’abstraction qui ne lui cède en rien. Seulement, cette puissance est autrement agencée. Pour ce qui est de l’écriture, les nomades n’ont aucun besoin de s’en faire une, et l’empruntent aux voisins impériaux sédentaires qui leur fournissent même une transcription phonétique de leurs langues74. « L’orfèvrerie est l’art barbare par excellence, les filigranes et les revêtements dorés ou argentés. (...) L’art scythe, attaché à une économie nomade et guerrière qui utilise et rejette à la fois le commerce réservé aux étrangers, s’orienta vers cet aspect luxueux et décoratif. Les barbares n’auront nulle nécessité de posséder ou créer un code précis, par exemple une picto-idéographie élémentaire, et encore moins une écriture syllabique qui serait d’ailleurs entrée en concurrence avec celles qu’utilisaient leurs voisins plus avancés. Vers le IVe et IIIe siècles avant J.-C., l’art scythe de la mer Noire tend ainsi vers une schématisation graphique des formes, qui en fait plus un ornement linéaire qu’une proto-écriture75. » Certes, on peut écrire sur des bijoux, des plaques de métal ou même sur des armes ; mais c’est au sens où l’on applique à ces matières une écriture préexistante. Plus troublant est le cas de l’écriture runique, parce qu’elle semble à l’origine exclusivement liée aux bijoux, fibules, éléments d’orfèvrerie, petits objets mobiliers. Mais précisément, dans sa première période, le runique n’a qu’une faible valeur de communication, et une fonction publique très réduite. Son caractère secret fait qu’on l’a souvent interprété comme une écriture magique. Il s’agit plutôt d’une sémiotique affective, qui comporterait surtout : 1) des signatures comme marques d’appartenance ou de fabrication ; 2) de courts messages de guerre ou d’amour. Elle formerait un « texte ornemental » plutôt que scripturaire, « une invention peu utile, à demi avortée », un substitut d’écriture. Elle ne prend valeur d’écriture que dans une seconde période, où les inscriptions monumentales apparaissent, avec la réforme danoise au IXe siècle après J.-C., en rapport avec l’État et le travail76.
On peut objecter que les outils, les armes, les signes, les bijoux se retrouvent en fait partout, dans une sphère commune. Mais ce n’est pas le problème, pas plus que de chercher une origine dans chaque cas. Il s’agit d’assigner des agencements, c’est-à-dire de déterminer les traits différentiels sous lesquels un élément appartient formellement à tel agencement plutôt qu’à tel autre. On dirait aussi bien que l’architecture et la cuisine sont en affinité avec l’appareil d’État, tandis que la musique et la drogue ont des traits différentiels qui les mettent du côté d’une machine de guerre nomade77. C’est donc une méthode différentielle qui fonde une distinction des armes et des outils, de cinq points de vue au moins : le sens (projection-introception), le vecteur (vitesse-gravité), le modèle (action libre-travail), l’expression (bijoux-signes), la tonalité passionnelle ou désirante (affect-sentiment). Et sans doute l’appareil d’État tend à uniformiser les régimes, en disciplinant ses armées, en faisant du travail une unité de base, c’est-à-dire en imposant ses propres traits. Mais il n’est pas exclu que les armes et les outils entrent encore dans d’autres rapports d’alliance, s’ils sont pris dans de nouveaux agencements de métamorphose. Il arrive à l’homme de guerre de former des alliances paysannes ou ouvrières, mais surtout au travailleur, ouvrier ou paysan, de réinventer une machine de guerre. Les paysans apportèrent une importante contribution à l’histoire de l’artillerie, pendant les guerres hussites, quand Zisca arma de canons portatifs les forteresses mobiles faites de chars à bœufs. Une affinité ouvrier-soldat, arme-outil, sentiment-affect, marque le bon moment des révolutions et des guerres populaires, même fugitif. Il y a un goût schizophrénique de l’outil, qui le fait passer du travail à l’action libre, un goût schizophrénique de l’arme, qui la fait passer en moyen de paix, d’avoir la paix. À la fois une riposte et une résistance. Tout est ambigu. Mais nous ne croyons pas que les analyses de Jünger soient disqualifiées par cette ambiguïté, quand il dresse le portrait du « Rebelle », comme figure transhistorique, entraînant l’Ouvrier d’une part, le Soldat d’autre part, sur une ligne de fuite commune, où l’on dit à la fois « Je quête une arme » et « Je cherche un outil » : tracer la ligne, ou, ce qui revient au même, franchir la ligne, passer la ligne, puisque la ligne n’est tracée qu’en dépassant celle de séparation78. Sans doute n’y a-t-il rien de plus démodé que l’homme de guerre : il y a longtemps qu’il s’est transformé en un tout autre personnage, le militaire. Et l’ouvrier lui-même a subi tant de mésaventures... Mais pourtant, des hommes de guerre renaissent, avec beaucoup d’ambiguïtés : ce sont tous ceux qui savent l’inutilité de la violence, mais qui sont en adjacence avec une machine de guerre à recréer, de riposte active et révolutionnaire. Des ouvriers renaissent aussi, qui ne croient pas au travail, mais en adjacence avec une machine de travail à recréer, de résistance active et de libération technologique. Ils ne ressuscitent pas de vieux mythes ou des figures archaïques, ils sont la nouvelle figure d’un agencement trans-historique (ni historique ni éternel, mais intempestif) : le guerrier nomade et l’ouvrier ambulant. Une sombre caricature les devance déjà, le mercenaire ou l’instructeur militaire mobile, et le technocrate ou analyste transhumant, C.I.A. et I.B.M. Mais une figure transhistorique doit se défendre aussi bien contre les vieux mythes que contre les défigurations préétablies, anticipatrices. « On ne revient pas en arrière pour reconquérir le mythe, on le rencontre à nouveau, quand le temps tremble jusqu’en ses bases sous l’empire de l’extrême danger. » Arts martiaux et techniques de pointe ne valent que par leur possibilité de réunir des masses ouvrières et guerrières d’un type nouveau. Ligne de fuite commune de l’arme et de l’outil : une pure possibilité, une mutation. Se forment des techniciens souterrains, aériens, sous-marins, qui appartiennent plus ou moins à l’ordre mondial, mais qui inventent et amassent involontairement des charges de savoir et d’action virtuels, utilisables par d’autres, minutieux, cependant faciles à acquérir, pour de nouveaux agencements. Entre la guérilla et l’appareil militaire, entre le travail et l’action libre, les emprunts se sont toujours faits dans les deux sens, pour une lutte d’autant plus variée.
Problème III : Comment les nomades inventent-ils ou trouvent-ils leurs armes ?
Proposition VIII : la métallurgie constitue par elle-même un flux qui concourt nécessairement avec le nomadisme.
Les peuples de la steppe sont moins connus dans leur régime politique, économique et social que dans les innovations guerrières qu’ils apportent, du point de vue des armes offensives et défensives, du point de vue de la composition ou de la stratégie, du point de vue des éléments technologiques (selle, étrier, ferrure, harnais...). L’histoire conteste chaque fois, mais n’arrive pas à effacer les traces nomades. Ce que les nomades inventent, c’est l’agencement homme-animal-arme, homme-cheval-arc. Et à travers cet agencement de vitesse, les âges du métal sont marqués d’innovations. La hache de bronze à douille des Hyksos, l’épée de fer des Hittites ont pu être comparées à de petites bombes atomiques. On a pu faire une périodisation assez précise des armes de la steppe, montrant les alternances d’armement lourd et léger (type scythe et type sarmate), et leurs formes mixtes. Le sabre en acier fondu, souvent courbe et tronqué, arme de taille et de biais, enveloppe un autre espace dynamique que l’épée en fer forgé, d’estoc et de face : ce sont les Scythes qui l’apportent en Inde et en Perse, où les Arabes le prendront. On convient que les nomades perdent leur rôle innovateur avec les armes à feu et surtout le canon (« la poudre à canon a eu raison de leur rapidité »). Mais ce n’est pas nécessairement faute de savoir s’en servir : non seulement des armées comme la turque, dont les traditions nomades restent vives, développeront une énorme puissance de feu, un nouvel espace ; mais, de manière encore plus caractéristique, l’artillerie légère s’intégrait fort bien aux formations mobiles de chariots, aux navires pirates, etc. Si le canon marque une limite des nomades, c’est plutôt parce qu’il implique un investissement économique que seul peut faire un appareil d’État (même les villes commerçantes n’y suffiront pas). Reste que, pour les armes blanches, et même aussi pour le canon, on retrouve constamment un nomade à l’horizon de telle ou telle lignée technologique79.
Évidemment, chaque cas est controversé : par exemple, les grandes discussions sur l’étrier80. C’est qu’il est difficile en général de distinguer ce qui revient aux nomades en tant que tels, ce qu’ils reçoivent d’un empire avec lequel ils communiquent, qu’ils conquièrent ou dans lequel ils s’intègrent. Entre une armée impériale et une machine de guerre nomade, il y a tant de franges, d’intermédiaires ou de combinaisons que, souvent, les choses viennent d’abord de la première. L’exemple du sabre est typique et, contrairement à l’étrier, sans incertitude : s’il est vrai que les Scythes sont les propagateurs du sabre, et l’apportent aux Hindous, aux Persans, aux Arabes, ils en ont été aussi les premières victimes, ils ont commencé par le subir ; c’est l’empire chinois des Ts’in et des Han qui l’invente, maître exclusif de l’acier fondu ou au creuset81. Raison de plus pour marquer, dans cet exemple, les difficultés que rencontrent les archéologues et les historiens modernes. Une certaine haine ou mépris contre les nomades n’épargnent pas même les archéologues. Dans le cas du sabre, où les faits parlent déjà suffisamment en faveur d’une origine impériale, le meilleur commentateur croit bon d’ajouter que les Scythes de toutes manières ne pouvaient pas l’avoir inventé, puisqu’ils étaient de pauvres nomades, et que l’acier au creuset venait nécessairement d’un milieu sédentaire. Mais pourquoi considérer, suivant la très ancienne version chinoise officielle, que des déserteurs de l’armée impériale auraient révélé le secret aux Scythes ? Et que veut dire « révéler le secret », si les Scythes n’étaient pas capables de s’en servir et n’y comprenaient rien ? Les déserteurs ont bon dos. On ne fabrique pas une bombe atomique avec un secret, on ne fabrique pas davantage un sabre si l’on n’est pas capable de le reproduire, et de l’intégrer sous d’autres conditions, de le faire passer dans d’autres agencements. La propagation, la diffusion, font pleinement partie de la ligne d’innovation ; elles en marquent un coude. Et de plus : pourquoi dire que l’acier au creuset est la propriété nécessaire de sédentaires ou d’impériaux, alors qu’il est d’abord une invention de métallurgistes ? On suppose que ces métallurgistes sont nécessairement contrôlés par un appareil d’État ; mais ils jouissent forcément aussi d’une certaine autonomie technologique, et d’une clandestinité sociale, qui font que, même contrôlés, ils n’appartiennent pas plus à l’État qu’ils ne sont eux-mêmes nomades. Il n’y a pas de déserteurs qui trahissent le secret, mais des métallurgistes qui le communiquent, et en rendent possibles l’adaptation et la propagation : un tout autre type de « trahison ». En fin de compte, ce qui rend les discussions tellement difficiles (aussi bien pour le cas controversé de l’étrier que pour le cas certain du sabre), ce ne sont pas seulement les préjugés sur les nomades, c’est l’absence d’un concept suffisamment élaboré de lignée technologique (qu’est-ce qui définit une lignée ou continuum technologique, et son extension variable de tel ou tel point de vue ?).
Il ne servirait à rien de dire que la métallurgie est une science parce qu’elle découvre des lois constantes, par exemple la température de fusion d’un métal en tout temps, en tous lieux. Car la métallurgie est d’abord inséparable de plusieurs lignes de variation : variation des météorites et des métaux natifs ; variation des minerais et des proportions de métal ; variation des alliages, naturels ou non ; variation des opérations effectuées sur un métal ; variation des qualités qui rendent possible telle ou telle opération, ou qui découlent de telle ou telle opération. (Par exemple, douze variétés de cuivre distinguées et recensées à Sumer, d’après les lieux d’origine, les degrés de raffinage82.) Toutes ces variables peuvent être groupées sous deux grandes rubriques : les singularités ou heccéités spatio-temporelles, de différents ordres, et les opérations qui s’y rattachent comme processus de déformation ou de transformation ; les qualités affectives ou traits d’expression de différents niveaux, qui correspondent à ces singularités et opérations (dureté, poids, couleur, etc.). Revenons à l’exemple du sabre, ou plutôt de l’acier au creuset : il implique l’actualisation d’une première singularité, qui est la fonte du fer à haute température ; puis une seconde singularité, qui renvoie aux décarburations successives ; des traits d’expression leur correspondent, qui ne sont pas seulement la dureté, le tranchant, le poli, mais aussi bien les ondes ou dessins tracés par la cristallisation, résultant de la structure interne de l’acier fondu. L’épée de fer renvoie à de tout autres singularités, puisqu’elle est forgée et non pas fondue, moulée, trempée et non pas refroidie à l’air, produite à la pièce et non pas fabriquée en série ; ses traits d’expression sont nécessairement très différents, puisqu’elle perce au lieu de tailler, attaque de face au lieu de biais ; et même les dessins expressifs y sont obtenus d’une tout autre façon, par incrustation83. On pourra parler d’un phylum machinique, ou d’une lignée technologique, chaque fois qu’on se trouvera devant un ensemble de singularités, prolongeables par des opérations, qui convergent et les font converger sur un ou plusieurs traits d’expressions assignables. Si les singularités ou opérations divergent, dans des matériaux différents ou dans le même, il faut distinguer deux phylums différents : ainsi justement pour l’épée de fer, issue du poignard, et le sabre d’acier, issu du couteau. Chaque phylum a ses singularités et opérations, ses qualités et traits, qui déterminent le rapport du désir avec l’élément technique (les affects « du » sabre ne sont pas les mêmes que ceux de l’épée).
Mais il est toujours possible de s’installer au niveau de singularités prolongeables d’un phylum à l’autre, et de réunir les deux. À la limite, il n’y a qu’une seule et même lignée phylogénétique, un seul et même phylum machinique, idéellement continu : le flux de matière-mouvement, flux de matière en variation continue, porteur de singularités et de traits d’expression. Ce flux opératoire et expressif est aussi bien naturel qu’artificiel : il est comme l’unité de l’homme et de la Nature. Mais, en même temps, il ne se réalise pas ici et maintenant sans se diviser, se différencier. On appellera agencement tout ensemble de singularités et de traits prélevés sur le flux – sélectionnés, organisés, stratifiés – de manière à converger (consistance) artificiellement et naturellement : un agencement, en ce sens, est une véritable invention. Les agencements peuvent se grouper en ensembles très vastes qui constituent des « cultures », ou même des « âges » ; ils n’en différencient pas moins le phylum ou le flux, le divisent en autant de phylums divers, de tel ordre, à tel niveau, et introduisent les discontinuités sélectives dans la continuité idéelle de la matière-mouvement. À la fois les agencements découpent le phylum en lignées différenciées distinctes, et le phylum machinique les traverse tous, quitte l’un pour repartir dans un autre, ou les fait coexister. Telle singularité enfouie dans les flancs du phylum, par exemple la chimie du carbone, va être amenée à la surface par tel agencement qui la sélectionne, l’organise, l’invente, et par lequel, alors, tout ou partie du phylum passe, en tel lieu à tel moment. On distinguera en tous cas beaucoup de lignes très différentes : les unes, phylogénétiques, passent à longue distance par des agencements d’âges et de cultures divers (de la sarbacane au canon ? du moulin à prières à l’hélice ? de la marmite au moteur ?) ; d’autres, ontogénétiques, sont intérieures à un agencement, et en relient les divers éléments, ou bien font passer un élément, souvent avec un temps de retard, dans un autre agencement de nature différente, mais de même culture ou de même âge (par exemple, le fer à cheval qui se répand dans les agencements agricoles). Il faut donc tenir compte de l’action sélective des agencements sur le phylum, et de la réaction évolutive du phylum, en tant que fil souterrain qui passe d’un agencement à l’autre, ou sort d’un agencement, l’entraîne et l’ouvre. Élan vital ? Leroi-Gourhan est allé le plus loin dans un vitalisme technologique qui modèle l’évolution technique sur l’évolution biologique en général : une Tendance universelle, chargée de toutes les singularités et traits d’expression, traverse des milieux intérieurs et techniques qui la réfractent ou la différencient, d’après les singularités et traits retenus, sélectionnés, réunis, rendus convergents, inventés par chacun84. Il y a bien un phylum machinique en variation qui crée les agencements techniques, tandis que les agencements inventent les phylums variables. Une lignée technologique change beaucoup, suivant qu’on la trace sur le phylum ou qu’on l’inscrit dans les agencements ; mais les deux sont inséparables.
Donc, comment définir cette matière-mouvement, cette matière-énergie, cette matière-flux, cette matière en variation, qui entre dans les agencements, et qui en sort ? C’est une matière déstratifiée, déterritorialisée. Il nous semble que Husserl a fait faire à la pensée un pas décisif lorsqu’il a découvert une région d’essences matérielles et vagues, c’est-à-dire vagabondes, anexactes et pourtant rigoureuses, en les distinguant des essences fixes, métriques et formelles. Nous avons vu que ces essences vagues ne se distinguent pas moins des choses formées que des essences formelles. Elles constituent des ensembles flous. Elles dégagent une corporéité (matérialité) qui ne se confond ni avec l’essentialité formelle intelligible, ni avec la choséité sensible, formée et perçue. Cette corporéité a deux caractères : d’une part elle est inséparable de passages à la limite comme changements d’état, de processus de déformation ou de transformation opérant dans un espace-temps lui-même anexact, agissant à la manière d’événements (ablation, adjonction, projection...) ; d’autre part, elle est inséparable de qualités expressives ou intensives, susceptibles de plus et de moins, produites à la façon d’affects variables (résistance, dureté, poids, couleur...). Il y a donc un couplage ambulant événements-affects qui constitue l’essence corporelle vague, et qui se distingue du lien sédentaire « essence fixe-propriétés qui en découlent dans la chose », « essence formelle-chose formée ». Et sans doute Husserl avait-il tendance à faire de l’essence vague une sorte d’intermédiaire entre l’essence et le sensible, entre la chose et le concept, un peu comme le schème kantien. Le rond n’est-il pas une essence vague ou schématique, intermédiaire entre les choses arrondies sensibles et l’essence conceptuelle du cercle ? En effet, le rond n’existe que comme affect-seuil (ni plat ni pointu) et comme processus-limite (arrondir), à travers des choses sensibles et des agents techniques, meule, tour, roue, rouet, douille... Mais il n’est donc « intermédiaire » que dans la mesure où l’intermédiaire est autonome, s’étend d’abord lui-même entre les choses, et entre les pensées, pour instaurer un tout nouveau rapport entre les pensées et les choses, une vague identité des deux.
Certaines distinctions proposées par Simondon peuvent être rapprochées de celles de Husserl. Car Simondon dénonce l’insuffisance technologique du modèle matière-forme, en tant qu’il suppose une forme fixe et une matière considérée comme homogène. C’est l’idée de loi qui assure une cohérence à ce modèle, puisque ce sont les lois qui soumettent la matière à telle ou telle forme, et inversement qui réalisent dans la matière telle propriété essentielle déduite de la forme. Mais Simondon montre que le modèle hylémorphique laisse de côté beaucoup de choses, actives et affectives. D’une part, à la matière formée ou formable, il faut ajouter toute une matérialité énergétique en mouvement, porteuse de singularités ou d’heccéités, qui sont déjà comme des formes implicites, topologiques plutôt que géométriques, et qui se combinent avec des processus de déformation : par exemple, les ondulations et torsions variables des fibres de bois, sur lesquelles se rythme l’opération de refente à coins. D’autre part, aux propriétés essentielles qui découlent dans la matière de l’essence formelle, il faut ajouter des affects variables intensifs, et qui tantôt résultent de l’opération, tantôt au contraire la rendent possible par exemple, un bois plus ou moins poreux, plus ou moins élastique et résistant. De toute manière, il s’agit de suivre le bois, et de suivre sur le bois, en connectant des opérations et une matérialité, au lieu d’imposer une forme à une matière : on s’adresse moins à une matière soumise à des lois, qu’à une matérialité qui possède un nomos. On s’adresse moins à une forme capable d’imposer des propriétés à la matière qu’à des traits matériels d’expression qui constituent des affects. Bien sûr, il est toujours possible de « traduire » dans un modèle ce qui échappe à ce modèle : ainsi, on peut rapporter la puissance de variation de la matérialité à des lois qui adaptent une forme fixe et une matière constante. Mais ce ne sera pas sans une distorsion qui consiste à arracher les variables à leur état de variation continue, pour en extraire des points fixes et des relations constantes. On fait donc basculer les variables, on change même la nature des équations, qui cessent d’être immanentes à la matière-mouvement (inéquations, adéquations). La question n’est pas de savoir si une telle traduction est conceptuellement légitime, car elle l’est, mais seulement de savoir quelle intuition on y perd. Bref, ce que Simondon reproche au modèle hylémorphique, c’est de considérer la forme et la matière comme deux termes définis chacun de son côté, comme les extrémités de deux demi-chaînes dont on ne voit plus comment elles se connectent, comme un simple rapport de moulage sous lequel on ne peut plus saisir la modulation continue perpétuellement variable85. La critique du schéma hylémorphique se fonde sur « l’existence, entre forme et matière, d’une zone de dimension moyenne et intermédiaire », énergétique, moléculaire, – tout un espace propre qui déploie sa matérialité à travers la matière, tout un nombre propre qui pousse ses traits à travers la forme...
Nous retombons toujours sur cette définition : le phylum machinique, c’est la matérialité, naturelle ou artificielle, et les deux à la fois, la matière en mouvement, en flux, en variation, en tant que porteuse de singularités et de traits d’expression. Des conséquences évidentes en découlent : c’est que cette matière-flux ne peut être que suivie. Sans doute cette opération qui consiste à suivre peut-elle se faire sur place : un artisan qui rabote suit le bois, et les fibres du bois, sans changer de lieu. Mais cette manière de suivre n’est qu’une séquence particulière d’un processus plus général. Car l’artisan est bien forcé de suivre aussi d’une autre manière, c’est-à-dire d’aller chercher le bois où il est, et le bois qui a les fibres qu’il faut. Ou, sinon, de le faire venir : c’est seulement parce que le commerçant se charge d’une partie du trajet en sens inverse que l’artisan peut s’épargner de faire lui-même le trajet. Mais l’artisan n’est complet que s’il est aussi prospecteur ; et l’organisation qui sépare le prospecteur, le commerçant et l’artisan, mutile déjà l’artisan pour en faire un « travailleur ». On définira donc l’artisan comme celui qui est déterminé à suivre un flux de matière, un phylum machinique. C’est l’itinérant, l’ambulant. Suivre le flux de matière, c’est itinérer, c’est ambuler. C’est l’intuition en acte. Certes, il y a des itinérances secondes où ce n’est plus un flux de matière qu’on prospecte et qu’on suit, mais par exemple un marché. Toutefois, c’est toujours un flux qu’on suit, bien que ce flux ne soit plus celui de la matière. Et, surtout, il y a des itinérances secondaires : cette fois, ce sont celles qui découlent d’une autre « condition », même si elles en découlent nécessairement. Par exemple, un transhumant, soit agriculteur, soit éleveur, change de terre suivant l’apauvrissement de celle-ci ou suivant les saisons ; mais il ne suit un flux terrien que secondairement, puisqu’il opère d’abord une rotation destinée dès le départ à le faire revenir au point qu’il a quitté, quand la forêt se sera reconstituée, la terre reposée, la saison modifiée. Le transhumant ne suit pas un flux, il trace un circuit, et ne suit d’un flux que ce qui passe dans le circuit, même de plus en plus large. Le transhumant n’est donc itinérant que par voie de conséquence, ou ne le devient que quand tout son circuit de terres ou de pâturages est épuisé, et quand la rotation est tellement élargie que les flux échappent au circuit. Le commerçant même est un transhumant, dans la mesure où les flux marchands sont subordonnés à la rotation d’un point de départ et d’un point d’arrivée (aller chercher-faire venir, importer-exporter, acheter-vendre). Quelles que soient les implications réciproques, il y a de grandes différences entre un flux et un circuit. Le migrant, nous l’avons vu, est encore autre chose. Et le nomade ne se définit pas d’abord comme itinérant ni comme transhumant, ni comme migrant bien qu’il le soit par voie de conséquence. La détermination primaire du nomade, en effet, c’est qu’il occupe et tient un espace lisse : c’est sous cet aspect qu’il est déterminé comme nomade (essence). Il ne sera pour son compte transhumant, et itinérant, qu’en vertu des exigences imposées par les espaces lisses. Bref, quels que soient les mélanges de fait entre nomadisme, itinérance et transhumance, le concept primaire n’est pas le même dans les trois cas (espace lisse, matière-flux, rotation). Or c’est seulement à partir du concept distinct qu’on peut juger du mélange, quand il se produit, et de la forme sous laquelle il se produit, et de l’ordre dans lequel il se produit.
Mais, dans ce qui précède, nous nous sommes détournés de la question : pourquoi le phylum machinique, le flux de matière, serait-il essentiellement métallique ou métallurgique ? Là encore, c’est seulement le concept distinct qui peut donner une réponse, en montrant qu’il y a un rapport spécial primaire entre l’itinérance et la métallurgie (déterritorialisation). Pourtant, les exemples que nous invoquions, d’après Husserl et Simondon, concernaient le bois ou l’argile autant que les métaux ; et, bien plus, n’y a-t-il pas des flux d’herbe, d’eau, de troupeaux qui forment autant de phylums ou de matières en mouvement ? Il est plus facile maintenant de répondre à ces questions. Car tout se passe comme si le métal et la métallurgie imposaient et élevaient à la conscience quelque chose qui n’est que caché ou enfoui dans les autres matières et opérations. C’est que, ailleurs, chaque opération se fait entre deux seuils, dont l’un constitue la matière préparée pour l’opération, et l’autre la forme à incarner (par exemple, l’argile et le moule). Le modèle hylémorphique en tire sa valeur générale, puisque la forme incarnée qui marque la fin d’une opération peut servir de matière à une nouvelle opération, mais dans un ordre fixe qui marque la succession des seuils. Tandis que, dans la métallurgie, les opérations ne cessent d’être à cheval sur les seuils, si bien qu’une matérialité énergétique déborde la matière préparée, et une déformation ou transformation qualitative déborde la forme86. Ainsi, le trempage s’enchaîne avec le forgeage par-delà la prise de forme. Ou bien, quand il y a moulage, le métallurgiste en quelque sorte opère à l’intérieur du moule. Ou bien l’acier fondu et moulé va subir une série de décarburations successives. Et pour finir, la métallurgie a la possibilité de refondre, et de ré-employer une matière à laquelle elle donne une forme-lingot : l’histoire du métal est inséparable de cette forme très particulière, qui ne se confond ni avec un stock ni avec une marchandise ; la valeur monétaire en découle. Plus généralement, l’idée métallurgique du « réducteur » exprime la double libération d’une matérialité par rapport à la matière préparée, d’une transformation par rapport à la forme à incarner. Jamais la matière et la forme n’ont paru plus dures que dans la métallurgie ; et pourtant c’est la forme d’un développement continu qui tend à remplacer la succession des formes, c’est la matière d’une variation continue qui tend à remplacer la variabilité des matières. Si la métallurgie est dans un rapport essentiel avec la musique, ce n’est pas seulement en vertu des bruits de la forge, mais de la tendance qui traverse les deux arts, à faire valoir au-delà des formes séparées un développement continu de la forme, au-delà des matières variables une variation continue de la matière : un chromatisme élargi porte à la fois la musique et la métallurgie ; le forgeron musicien, c’est le premier « transformeur87 ». Bref, ce que le métal et la métallurgie font venir au jour, c’est une vie propre à la matière, un état vital de la matière en tant que telle, un vitalisme matériel qui, sans doute, existe partout, mais ordinairement caché ou recouvert, rendu méconnaissable, dissocié par le modèle hylémorphique. La métallurgie est la conscience ou la pensée de la matière-flux, et le métal le corrélat de cette conscience. Comme l’exprime le panmétallisme, il y a coextensivité du métal à toute la matière, et de toute la matière à la métallurgie. Même les eaux, les herbes et les bois, les bêtes sont peuplés de sels ou d’éléments minéraux. Tout n’est pas métal, mais il y a du métal partout. Le métal est le conducteur de toute la matière. Le phylum machinique est métallurgique ou du moins a une tête métallique, sa tête chercheuse, itinérante. Et la pensée naît moins avec la pierre qu’avec le métal : la métallurgie, c’est la science mineure en personne, la science « vague » ou la phénoménologie de la matière. La prodigieuse idée d’une Vie non organique – cela même dont Worringer faisait l’idée barbare par excellence88 – est l’invention, l’intuition de la métallurgie. Le métal n’est ni une chose ni un organisme, mais un corps sans organes. La « ligne septentrionale, ou gothique », c’est d’abord la ligne minière et métallique qui cerne ce corps. Le rapport de la métallurgie avec l’alchimie ne repose pas, comme le croyait Jung, sur la valeur symbolique du métal et sa correspondance avec une âme organique, mais sur la puissance immanente de corporéité dans toute la matière, et sur l’esprit de corps qui l’accompagne.
L’itinérant premier et primaire, c’est l’artisan. Mais l’artisan, ce n’est pas le chasseur, l’agriculteur ni l’éleveur. Ce n’est pas non plus le vanneur, ni le potier, qui ne se livrent que secondairement à une activité artisanale. C’est celui qui suit la matière-flux comme productivité pure : donc sous forme minérale, et non végétale ou animale. Ce n’est pas l’homme de la terre, ni du sol, mais l’homme du sous-sol. Le métal est la pure productivité de la matière, si bien que celui qui suit le métal est le producteur d’objets par excellence. Comme l’a montré Gordon Childe, le métallurgiste est le premier artisan spécialisé, et forme à cet égard un corps (sociétés secrètes, guildes, compagnonnages). L’artisan-métallurgiste est l’itinérant, parce qu’il suit la matière-flux du sous-sol. Certes, le métallurgiste est en rapport avec « les autres », ceux du sol, de la terre ou du ciel. Il est en rapport avec les agriculteurs des communautés sédentaires, et avec les fonctionnaires célestes de l’empire qui surcodent les communautés : en effet, il en a besoin pour vivre, il dépend dans sa subsistance même d’un stock agricole impérial89. Mais, dans son travail, il est en rapport avec des forestiers, et en dépend partiellement : il doit installer ses ateliers près de la forêt, pour avoir le charbon nécessaire. Dans son espace, il est en rapport avec les nomades, puisque le sous-sol unit le sol de l’espace lisse à la terre de l’espace strié : il n’y a pas de mines dans les vallées alluvieuses des agriculteurs impérialisés, il faut traverser des déserts, aborder des montagnes, et la question du contrôle des mines met toujours en cause des peuples nomades, toute mine est une ligne de fuite, et qui communique avec des espaces lisses – il y aurait aujourd’hui des équivalents dans les problèmes de pétrole.
L’archéologie et l’histoire restent étrangement discrètes sur cette question du contrôle des mines. Il arrive que des empires, à forte organisation métallurgique, n’aient pas de mines ; le Proche-Orient manque d’étain, si nécessaire à la fabrication du bronze. Beaucoup de métal arrive sous forme de lingots, et de très loin (comme l’étain d’Espagne ou même de Cornouaille). Une situation aussi complexe n’implique pas seulement une forte bureaucratie impériale, et des circuits commerciaux lointains et élaborés. Elle implique toute une politique mouvante, où des États affrontent un dehors, où des peuples très différents s’affrontent, ou bien s’arrangent pour le contrôle des mines, et sous tel ou tel aspect (extraction, charbon de bois, ateliers, transport). Il ne suffit pas de dire qu’il y a des guerres et des expéditions minières ; ni d’invoquer « une synthèse eurasiatique des ateliers nomades depuis les abords de la Chine jusqu’aux finistères occidentaux », et de constater que « les populations nomades depuis la préhistoire sont en contact avec les principaux centres métallurgiques de l’ancien monde90 ». Il faudrait savoir mieux quels sont les rapports des nomades avec ces centres, avec les forgerons qu’ils emploient eux-mêmes, ou qu’ils fréquentent, avec des peuples et des groupes proprement métallurgiques qui leur sont voisins. Quelle est la situation dans le Caucase et dans l’Altaï ? en Espagne et en Afrique du Nord ? Les mines sont une source de flux, de mélange et de fuite, qui n’a guère d’équivalent dans l’histoire. Même quand elles sont bien contrôlées par un empire qui les possède (cas de l’empire chinois, cas de l’empire romain), il y a un mouvement très important d’exploitation clandestine, et des alliances de mineurs soit avec les incursions nomades et barbares, soit avec les révoltes paysannes. L’étude des mythes, et même les considérations ethnographiques sur le statut des forgerons, nous détournent de ces questions politiques. C’est que la mythologie et l’ethnologie n’ont pas une bonne méthode à cet égard. On se demande trop souvent comment les autres « réagissent » au forgeron : on tombe alors dans toutes les platitudes concernant l’ambivalence du sentiment, on dit que le forgeron est à la fois honoré, redouté et méprisé, plutôt méprisé chez les nomades, plutôt honoré chez les sédentaires91. Mais ainsi l’on perd les raisons de cette situation, la spécificité du forgeron lui-même, le rapport non symétrique qu’il entretient lui-même avec les nomades et avec les sédentaires, le type d’affects qu’il invente (l’affect métallique). Avant de chercher les sentiments des autres pour le forgeron, il faut d’abord évaluer le forgeron lui-même comme un Autre, et comme ayant à ce titre des rapports affectifs différents avec les sédentaires, avec les nomades.
Il n’y a pas des forgerons nomades et des forgerons sédentaires. Le forgeron est ambulant, itinérant. Particulièrement importante à cet égard est la manière dont le forgeron habite : son espace n’est ni l’espace strié du sédentaire, ni l’espace lisse du nomade. Le forgeron peut avoir une tente, il peut avoir une maison, il les habite à la manière d’un « gîte », comme le métal lui-même, à la manière d’une grotte ou d’un trou, cabane à demi-souterraine ou tout à fait. Ce sont des troglodytes, non par nature, mais par art et besoin92. Un texte splendide d’Élie Faure évoque le train d’enfer des peuples itinérants de l’Inde, trouant l’espace et faisant naître les formes fantastiques qui correspondent à ces percées, les formes vitales de la vie non organique. « Au bord de la mer, au seuil d’une montagne, ils rencontraient une muraille de granit. Alors ils entraient tous dans le granit, ils vivaient, ils aimaient, ils travaillaient, ils mouraient, ils naissaient dans l’ombre, et trois ou quatre siècles après ressortaient à des lieues plus loin, ayant traversé la montagne. Derrière eux, ils laissaient le roc évidé, les galeries creusées dans tous les sens, des parois sculptées, ciselées, des piliers naturels ou factices fouillés à jour, dix mille figures horribles ou charmantes. (...) L’homme ici consent sans combat à sa force et à son néant. Il n’exige pas de la forme l’affirmation d’un idéal déterminé. Il la tire brute de l’informe, telle que l’informe le veut. Il utilise les enfoncements d’ombre et les accidents du rocher93. » Inde métallurgique. Percer les montagnes au lieu de les gravir, fouiller la terre au lieu de la strier, trouer l’espace au lieu de le tenir lisse, faire de la terre un gruyère. Image du film La grève, déployant un espace troué où tout un peuple inquiétant se dresse, chacun sortant de son trou comme dans un champ partout miné. Le signe de Caïn est le signe corporel et affectif du sous-sol, traversant à la fois la terre striée de l’espace sédentaire et le sol nomade de l’espace lisse, sans s’arrêter à aucun, le signe vagabond de l’itinérance, le double vol ou la double trahison du métallurgiste en tant qu’il se détourne de l’agriculture et de l’élevage. Faut-il réserver le nom de Caïnites ou Quenites, à ces peuples métallurgiques qui hantent le fond de l’Histoire ? L’Europe préhistorique est traversée par les peuples-aux-haches de combat, venus des steppes, comme une branche métallique détachée des nomades, et les gens du Campaniforme, les peuples-aux-vases calices, issus d’Andalousie, branche détachée de l’agriculture mégalithique94. Peuples étranges, dolicocéphales et brachycéphales qui se mélangent, essaiment dans toute l’Europe. Sont-ce eux qui tiennent les mines, trouant l’espace européen de toutes parts, constituant notre espace européen ?
Le forgeron n’est pas nomade chez les nomades et sédentaire chez les sédentaires, ou mi-nomade chez les nomades, mi-sédentaire chez les sédentaires. Son rapport avec les autres découle de son itinérance interne, de son essence vague, et non l’inverse. C’est dans sa spécificité, c’est en tant qu’il est itinérant, en tant qu’il invente un espace troué, qu’il communique nécessairement avec les sédentaires et avec les nomades (et avec d’autres encore, avec les forestiers transhumants). C’est d’abord en lui-même qu’il est double : un hybride, un alliage, une formation gémellaire. Comme dit Griaule, le forgeron dogon n’est pas un « impur », mais un « mélangé », et c’est parce qu’il est mélangé qu’il est endogame, qu’il ne se marie pas avec les purs qui ont une génération simplifiée, tandis qu’il reconstitue lui-même une génération gémellaire95. Gordon Childe montre que le métallurgiste se dédouble nécessairement, qu’il existe deux fois, une fois comme personnage capturé et entretenu dans l’appareil de l’empire oriental, une autre fois comme personnage beaucoup plus mobile et libre dans le monde égéen. Or on ne peut pas séparer un segment de l’autre, en rapportant seulement chacun des segments à son contexte particulier. Le métallurgiste d’empire, l’ouvrier, suppose un métallurgiste-prospecteur, même très lointain, et le prospecteur renvoie à un commerçant, qui apportera le métal au premier. Bien plus, le métal est travaillé sur chaque segment, et la forme-lingot les traverse tous : il faut moins imaginer des segments séparés qu’une chaîne d’ateliers mobiles qui constituent, de trou en trou, une ligne de variation, une galerie. Le rapport que le métallurgiste entretient avec les nomades et avec les sédentaires passe donc aussi par le rapport qu’il entretient avec d’autres métallurgistes96. C’est ce métallurgiste hybride, fabricant d’armes et d’outils, qui communique à la fois avec les sédentaires et avec les nomades. L’espace troué communique par lui-même avec l’espace lisse et avec l’espace strié. En effet, le phylum machinique ou la ligne métallique passent par tous les agencements : rien n’est plus déterritorialisé que la matière-mouvement. Mais ce n’est pas du tout de la même façon, et les deux communications ne sont pas symétriques. Worringer disait, dans le domaine esthétique, que la ligne abstraite avait deux expressions très différentes, l’une dans le barbare gothique, l’autre, dans le classique organique. On dirait ici que le phylum a simultanément deux modes de liaison différents : toujours connexe à l’espace nomade, tandis qu’il se conjugue avec l’espace sédentaire. Du côté des agencements nomades et des machines de guerre, c’est une sorte de rhizome, avec ses sauts, ses détours, ses passages souterrains, ses tiges, ses débouchés, ses traits, ses trous, etc. Mais, de l’autre côté, les agencements sédentaires et les appareils d’État opèrent une capture du phylum, prennent les traits d’expression dans une forme ou dans un code, font résonner les trous ensemble, colmatent les lignes de fuite, subordonnent l’opération technologique au modèle du travail, imposent aux connexions tout un régime de conjonctions arborescentes.
Axiome III : La machine de guerre nomade est comme la forme d’expression, dont la métallurgie itinérante serait la forme de contenu corrélative.
Proposition IX : La guerre n’a pas nécessairement pour objet la bataille, et surtout la machine de guerre n’a pas nécessairement pour objet la guerre, bien que la guerre et la bataille puissent en découler nécessairement (sous certaines conditions).
Nous rencontrons successivement trois problèmes : la bataille est-elle l’« objet » de la guerre ? Mais aussi : la guerre est-elle l’« objet » de la machine de guerre ? Et enfin, dans quelle mesure la machine de guerre est-elle « objet » de l’appareil d’État ? L’ambiguïté des deux premiers problèmes vient certainement du terme objet, mais implique leur dépendance par rapport au troisième. C’est pourtant progressivement qu’on doit considérer ces problèmes, même si l’on est réduit à multiplier les cas. La première question, celle de la bataille, entraîne en effet la distinction immédiate de deux cas, celui où la bataille est cherchée, celui où elle est essentiellement évitée par la machine de guerre. Ces deux cas ne coïncident nullement avec offensive et défensive. Mais la guerre à proprement parler (d’après une conception qui culmine avec Foch) semble bien avoir pour objet la bataille, tandis que la guérilla se propose explicitement la non-bataille. Toutefois, le développement de la guerre en guerre de mouvement, et en guerre totale, met aussi en question la notion de bataille, tant du point de vue de l’offensive que de la défensive : la non-bataille semble pouvoir exprimer la vitesse d’une attaque-éclair, ou bien la contre-vitesse d’une riposte immédiate97. Inversement, de l’autre côté, le développement de la guérilla implique un moment et des formes sous lesquelles la bataille doit être effectivement recherchée, en rapport avec des « points d’appui » extérieurs et intérieurs. Et il est vrai que guérilla et guerre ne cessent de s’emprunter des méthodes, dans un sens non moins que dans l’autre (par exemple, on a souvent insisté sur les inspirations que la guérilla sur terre tirait de la guerre maritime). On peut donc dire seulement que bataille et non-bataille sont le double objet de la guerre, suivant un critère qui ne coïncide pas avec l’offensive et la défensive, ni même avec la guerre de guerre et la guerre de guérilla.
C’est pourquoi, en repoussant la question, on demande si la guerre elle-même est l’objet de la machine de guerre. Ce n’est pas du tout évident. Dans la mesure où la guerre (avec ou sans bataille) se propose l’anéantissement ou la capitulation de forces ennemies, la machine de guerre n’a pas nécessairement pour objet la guerre (par exemple, la razzia serait un autre objet, plutôt qu’une forme particulière de guerre). Mais, plus généralement, nous avons vu que la machine de guerre était l’invention nomade, parce qu’elle était dans son essence l’élément constituant de l’espace lisse, de l’occupation de cet espace, du déplacement dans cet espace, et de la composition correspondante des hommes : c’est là son seul et véritable objet positif (nomos). Faire croître le désert, la steppe, non pas les dépeupler, bien au contraire. Si la guerre en découle nécessairement, c’est parce que la machine de guerre se heurte aux États et aux villes, comme aux forces (de striage) qui s’opposent à l’objet positif : dès lors, la machine de guerre a pour ennemi l’État, la ville, le phénomène étatique et urbain, et prend pour objectif de les anéantir. C’est là qu’elle devient guerre : anéantir les forces de l’État, détruire la forme-État. L’aventure Attila, ou Gengis Khan, montre bien cette succession de l’objet positif et de l’objet négatif. Pour parler comme Aristote, on dirait que la guerre n’est ni la condition ni l’objet de la machine de guerre, mais l’accompagne ou la complète nécessairement ; pour parler comme Derrida, on dirait que la guerre est le « supplément » de la machine de guerre. Il peut même arriver que cette supplémentarité soit saisie dans une révélation progressive angoissée. Ce serait par exemple l’aventure de Moïse : sortant de l’État égyptien, se lançant dans le désert, il commence par former une machine de guerre, sous l’inspiration d’un vieux passé des Hébreux nomades, et sous le conseil de son beau-père qui vient des nomades. C’est la machine des Justes, déjà machine de guerre, mais qui n’a pas encore la guerre pour objet. Or Moïse s’aperçoit peu à peu, et par étapes, que la guerre est le supplément nécessaire de cette machine, parce qu’elle rencontre ou doit traverser des villes et des États, parce qu’elle doit d’abord y envoyer des espions (observation armée), puis peut-être monter aux extrêmes (guerre d’anéantissement). Alors le peuple juif connaît le doute et craint de ne pas être assez fort ; mais Moïse doute aussi, il recule devant la révélation d’un tel supplément. Et c’est Josué qui sera chargé de la guerre, non pas Moïse. Pour parler enfin comme Kant, on dira que le rapport de la guerre avec la machine de guerre est nécessaire, mais « synthétique » (il faut Yaveh pour faire la synthèse).
La question de la guerre se trouve donc à son tour repoussée, et se subordonne aux rapports machine de guerre-appareil d’État. Ce ne sont pas d’abord les États qui font la guerre : certes, celle-ci n’est pas un phénomène qu’on retrouverait dans l’universalité de la Nature, en tant que violence quelconque. Mais la guerre n’est pas l’objet des États, ce serait plutôt le contraire. Les États les plus archaïques ne semblent même pas avoir de machine de guerre, et nous verrons que leur domination repose sur d’autres instances (qui comportent en revanche police et geôlerie). On peut supposer que, parmi les raisons mystérieuses du brusque anéantissement d’États archaïques pourtant puissants, il y a précisément l’intervention d’une machine de guerre extrinsèque ou nomade, qui leur riposte et les détruit. Mais l’État comprend vite. Une des plus grandes questions du point de vue de l’histoire universelle sera : comment l’État va-t-il s’approprier la machine de guerre, c’est-à-dire s’en constituer une, conforme à sa mesure, à sa domination et à ses buts ? Et avec quels risques ? (On appelle institution militaire, ou armée, non pas du tout la machine de guerre elle-même, mais cette forme sous laquelle elle est appropriée par l’État.) Pour saisir le caractère paradoxal d’une telle entreprise, il faut récapituler l’ensemble de l’hypothèse : 1) la machine de guerre est l’invention nomade qui n’a même pas la guerre pour objet premier, mais comme objectif second, supplémentaire ou synthétique, au sens où elle est déterminée à détruire la forme-État et la forme-ville auxquelles elle se heurte ; 2) quand l’État s’approprie la machine de guerre, celle-ci change évidemment de nature et de fonction, puisqu’elle est alors dirigée contre les nomades et tous les destructeurs d’État, ou bien exprime des relations entre États, en tant qu’un État prétend seulement en détruire un autre ou lui imposer ses buts ; 3) mais, justement, c’est quand la machine de guerre est ainsi appropriée par l’État qu’elle tend à prendre la guerre pour objet direct et premier, pour objet « analytique » (et que la guerre tend à prendre la bataille pour objet). Bref, c’est en même temps que l’appareil d’État s’approprie une machine de guerre, que la machine de guerre prend la guerre pour objet, et que la guerre devient subordonnée aux buts de l’État.
Cette question de l’appropriation est historiquement si variée qu’il faut distinguer plusieurs sortes de problèmes. Le premier concerne la possibilité de l’opération : c’est justement parce que la guerre n’était que l’objet supplémentaire ou synthétique de la machine de guerre nomade que celle-ci rencontre l’hésitation qui va lui être fatale, et que l’appareil d’État en revanche va pouvoir s’emparer de la guerre, et donc retourner la machine de guerre contre les nomades. L’hésitation du nomade a souvent été présentée de manière légendaire : que faire des terres conquises et traversées ? Les rendre au désert, à la steppe, au grand pâturage ? ou bien laisser subsister un appareil d’État capable de les exploiter directement, quitte à devenir à plus ou moins longue échéance une simple dynastie nouvelle de cet appareil ? L’échéance est plus ou moins longue, parce que par exemple les Gengiskhanides ont pu tenir longtemps en s’intégrant partiellement aux empires conquis, mais en maintenant aussi tout un espace lisse des steppes qui se subordonnait les centres impériaux. Ce fut leur génie, Pax mongolica. Reste que l’intégration des nomades aux empires conquis a été l’un des plus puissants facteurs de l’appropriation de la machine de guerre par l’appareil d’État : l’inévitable danger auquel les nomades ont succombé. Mais il y a aussi l’autre danger, celui qui menace l’État lorsqu’il s’approprie la machine de guerre (tous les États ont senti le poids de ce danger, et les risques que leur faisait courir cette appropriation). Tamerlan serait l’exemple extrême, et non pas le successeur, mais l’exact opposé de Gengis Khan : c’est Tamerlan qui construit une fantastique machine de guerre retournée contre les nomades, mais qui, par là même, doit ériger un appareil d’État d’autant plus lourd et improductif qu’il n’existe que comme la forme vide d’appropriation de cette machine98. Retourner la machine de guerre contre les nomades peut faire courir à l’État un risque aussi grand que celui des nomades dirigeant la machine de guerre contre les États.
Un second type de problèmes concerne les formes concrètes sous lesquelles se fait l’appropriation de la machine de guerre : mercenaires ou territoriaux ? Armée de métier ou armée de conscription ? Corps spéciaux ou recrutement national ? Non seulement ces formules ne se valent pas, mais il y a tous les mélanges possibles entre elles. La distinction la plus pertinente, ou la plus générale, serait peut-être : y a-t-il seulement « encastement » de la machine de guerre, ou bien « appropriation » à proprement parler ? La capture de la machine de guerre par l’appareil d’État s’est faite en effet suivant deux voies, encaster une société de guerriers (venus du dehors ou issus du dedans), ou bien au contraire la constituer d’après des règles qui correspondent avec la société civile tout entière. Et là encore, passage et transition d’une formule à l’autre... Le troisième type de problèmes concerne enfin les moyens de l’appropriation. De ce point de vue, il faudrait considérer les diverses données qui tiennent aux aspects fondamentaux de l’appareil d’État : la territorialité, le travail ou les travaux publics, la fiscalité. La constitution d’une institution militaire ou d’une armée implique nécessairement une territorialisation de la machine de guerre, c’est-à-dire des octrois de terres, « coloniales » ou intérieures, qui peuvent prendre des formes très variées. Mais, du coup, des régimes fiscaux déterminent et la nature des services et des impôts que doivent les bénéficiaires guerriers, et surtout le genre d’impôt civil auquel tout ou fraction de la société sont soumis inversement pour l’entretien de l’armée. Et, en même temps, l’entreprise d’État des travaux publics doit se réorganiser en fonction d’un « aménagement du territoire » où l’armée joue un rôle déterminant, non seulement avec les forteresses et places fortes, mais les communications stratégiques, la structure logistique, l’infra-structure industrielle, etc. (rôle et fonction de l’Ingénieur dans cette forme de l’appropriation99).
Qu’on nous permette de confronter l’ensemble de cette hypothèse à la formule de Clausewitz : « La guerre est la continuation des relations politiques avec l’accompagnement d’autres moyens. » On sait que cette formule est elle-même extraite d’un ensemble théorique et pratique, historique et transhistorique, dont les éléments sont liés entre eux : 1) Il y a un pur concept de la guerre comme guerre absolue, inconditionnée, Idée non donnée dans l’expérience (abattre ou « renverser » l’ennemi, supposé n’avoir aucune autre détermination, sans considération politique, économique ou sociale) ; 2) Ce qui est donné, ce sont les guerres réelles en tant que soumises à des buts d’États, lesquels sont plus ou moins bon « conducteurs » par rapport à la guerre absolue, et de toute façon en conditionnent la réalisation dans l’expérience ; 3) les guerres réelles oscillent entre deux pôles, tous deux soumis à la politique d’État : guerre d’anéantissement qui peut aller jusqu’à la guerre totale (d’après les objectifs sur lesquels l’anéantissement porte) et tend à se rapprocher du concept inconditionné par ascension aux extrêmes ; guerre limitée, qui n’est pas « moins » guerre, mais qui opère une descente plus proche des conditions limitatives, et peut aller jusqu’à une simple « observation armée100 ».
En premier lieu, cette distinction d’une guerre absolue comme Idée, et des guerres réelles, nous paraît d’une grande importance, mais avec la possibilité d’un autre critère que celui de Clausewitz. L’Idée pure ne serait pas celle d’une élimination abstraite de l’adversaire, mais celle d’une machine de guerre qui n’a justement pas la guerre pour objet, et qui n’entretient avec la guerre qu’un rapport synthétique potentiel ou supplémentaire. Si bien que la machine de guerre nomade ne nous paraît pas, comme chez Clausewitz, un cas de guerre réelle parmi les autres, mais au contraire le contenu adéquat à l’Idée, l’invention de l’Idée, avec ses objets propres, espace et composition du nomos. Pourtant, c’est bien une Idée, et il faut maintenir le concept d’Idée pure, quoique cette machine de guerre ait été réalisée par les nomades. Mais c’est plutôt les nomades qui restent une abstraction, une Idée, quelque chose de réel et non actuel, pour plusieurs raisons : en premier lieu parce que, nous l’avons vu, les données du nomadisme se mélangent en fait avec des données de migration, d’itinérance et de transhumance, qui ne troublent pas la pureté du concept, mais introduisent des objets toujours mixtes, ou des combinaisons d’espace et de composition, qui réagissent déjà sur la machine de guerre. En second lieu, même dans la pureté de son concept, la machine de guerre nomade effectue nécessairement son rapport synthétique avec la guerre comme supplément, découvert et développé contre la forme-État qu’il s’agit de détruire. Mais, justement, elle n’effectue pas cet objet supplémentaire ou ce rapport synthétique sans que l’État, de son côté, n’y trouve l’occasion de s’approprier la machine de guerre, et le moyen de faire de la guerre l’objet direct de cette machine retournée (d’où l’intégration du nomade à l’État est un vecteur qui traverse le nomadisme dès le début, dès le premier acte de la guerre contre l’État).
La question est donc moins celle de la réalisation de la guerre que de l’appropriation de la machine de guerre. C’est en même temps que l’appareil d’État s’approprie la machine de guerre, la subordonne à des buts « politiques », et lui donne pour objet direct la guerre. Et c’est une même tendance historique qui entraîne les États à évoluer d’un triple point de vue : passer des figures d’encastement à des formes d’appropriation proprement dite, passer de la guerre limitée à la guerre dite totale, et transformer le rapport du but et de l’objet. Or les facteurs qui font de la guerre d’État une guerre totale sont étroitement liés au capitalisme : il s’agit de l’investissement du capital constant en matériel, industrie et économie de guerre, et de l’investissement du capital variable en population physique et morale (à la fois comme faisant la guerre, et la subissant101). En effet, la guerre totale n’est pas seulement une guerre d’anéantissement, mais surgit lorsque l’anéantissement prend pour « centre » non plus seulement l’armée ennemie, ni l’État ennemi, mais la population tout entière et son économie. Que ce double investissement ne puisse se faire que dans les conditions préalables de la guerre limitée montre le caractère irrésistible de la tendance capitaliste à développer la guerre totale102. Il est donc vrai que la guerre totale reste subordonnée à des buts politiques d’État et réalise seulement le maximum des conditions de l’appropriation de la machine de guerre par l’appareil d’État. Mais il est vrai aussi que, lorsque l’objet de la machine de guerre appropriée devient guerre totale, à ce niveau d’un ensemble de toutes les conditions, l’objet et le but entrent dans de nouveaux rapports qui peuvent aller jusqu’à la contradiction. D’où l’hésitation de Clausewitz quand il montre tantôt que la guerre totale reste une guerre conditionnée par le but politique des États, tantôt qu’elle tend à effectuer l’Idée de la guerre inconditionnée. En effet, le but reste essentiellement politique et déterminé comme tel par l’État, mais l’objet même est devenu illimité. On dirait que l’appropriation s’est retournée, ou plutôt que les États tendent à relâcher, à reconstituer une immense machine de guerre dont ils ne sont plus que les parties, opposables ou apposées. Cette machine de guerre mondiale, qui « ressort » en quelque sorte des États, présente deux figures successives : d’abord celle du fascisme qui fait de la guerre un mouvement illimité qui n’a plus d’autre but que lui-même ; mais le fascisme n’est qu’une ébauche, et la figure post-fasciste est celle d’une machine de guerre qui prend directement la paix pour objet, comme paix de la Terreur ou de la Survie. La machine de guerre reforme un espace lisse qui prétend maintenant contrôler, entourer toute la terre. La guerre totale est elle-même dépassée, vers une forme de paix plus terrifiante encore. La machine de guerre a pris sur soi le but, l’ordre mondial, et les États ne sont plus que des objets ou des moyens appropriés à cette nouvelle machine. C’est là que la formule de Clausewitz se retourne effectivement ; car, pour pouvoir dire que la politique est la continuation de la guerre avec d’autres moyens, il ne suffit pas d’inverser les mots comme si l’on pouvait les prononcer dans un sens ou dans l’autre ; il faut suivre le mouvement réel à l’issue duquel les États, s’étant appropriés une machine de guerre, et l’ayant approprié à leurs buts, redonnent une machine de guerre qui se charge du but, s’approprie les États et assume de plus en plus de fonctions politiques103.
Sans doute la situation actuelle est-elle désespérante. On a vu la machine de guerre mondiale se constituer de plus en plus fort, comme dans un récit de science-fiction ; on l’a vue s’assigner comme objectif une paix peut-être encore plus terrifiante que la mort fasciste ; on l’a vue maintenir ou susciter les plus terribles guerres locales comme ses propres parties ; on l’a vue fixer un nouveau type d’ennemi, qui n’était plus un autre État, ni même un autre régime, mais « l’ennemi quelconque » ; on l’a vue dresser ses éléments de contre-guérilla, tels qu’elle peut se laisser surprendre une fois, pas deux... Cependant, les conditions mêmes de la machine de guerre d’État ou de Monde, c’est-à-dire le capital constant (ressources et matériel) et le capital variable humain, ne cessent de recréer des possibilités de ripostes inattendues, d’initiatives imprévues qui déterminent des machines mutantes, minoritaires, populaires, révolutionnaires. En témoigne la définition de l’Ennemi quelconque... « multiforme, manœuvrier et omniprésent (...), d’ordre économique, subversif, politique, moral, etc. », l’inassignable Saboteur matériel ou Déserteur humain aux formes les plus diverses104. Le premier élément théorique qui importe, ce sont les sens très variés de la machine de guerre, et justement parce que la machine de guerre a un rapport extrêmement variable avec la guerre elle-même. La machine de guerre ne se définit pas uniformément, et comporte autre chose que des quantités de force en accroissement. Nous avons essayé de définir deux pôles de la machine de guerre : d’après l’un, elle prend la guerre pour objet, et forme une ligne de destruction prolongeable jusqu’aux limites de l’univers. Or sous tous les aspects qu’elle prend ici, guerre limitée, guerre totale, organisation mondiale, elle ne représente pas du tout l’essence supposée de la machine de guerre, mais seulement, quelle qu’en soit la puissance, l’ensemble des conditions sous lesquelles les États s’approprient cette machine, quitte à la projeter enfin comme l’horizon du monde, ou l’ordre dominant dont les États eux-mêmes ne sont plus que des parties. L’autre pôle nous semblait être celui de l’essence, lorsque la machine de guerre, avec des « quantités » infiniment moindres, a pour objet, non pas la guerre, mais le tracé d’une ligne de fuite créatrice, la composition d’un espace lisse et du mouvement des hommes dans cet espace. Suivant cet autre pôle, la guerre est bien rencontrée par cette machine, mais comme son objet synthétique et supplémentaire, alors dirigé contre l’État, et contre l’axiomatique mondiale exprimée par les États.
Nous avons cru trouver chez les nomades une telle invention de la machine de guerre. C’était seulement dans le souci historique de montrer qu’elle fut inventée comme telle, même si elle présentait dès le début toute l’équivoque qui la faisait composer avec l’autre pôle, et déjà osciller vers lui. Mais, conformément à l’essence, ce ne sont pas les nomades qui ont le secret : un mouvement artistique, scientifique, « idéologique », peut être une machine de guerre potentielle, précisément dans la mesure où il trace un plan de consistance, une ligne de fuite créatrice, un espace lisse de déplacement, en rapport avec un phylum. Ce n’est pas le nomade qui définit cet ensemble de caractères, c’est cet ensemble qui définit le nomade, en même temps que l’essence de la machine de guerre. Si la guérilla, la guerre de minorité, la guerre populaire et révolutionnaire, sont conformes à l’essence, c’est parce qu’elles prennent la guerre comme un objet d’autant plus nécessaire qu’il est seulement « supplémentaire » : elles ne peuvent faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps, ne serait-ce que de nouveaux rapports sociaux non organiques. Il y a une grande différence entre ces deux pôles, même et surtout du point de vue de la mort : la ligne de fuite qui crée, ou bien qui tourne en ligne de destruction ; le plan de consistance qui se constitue, même morceau par morceau, ou bien qui tourne en plan d’organisation et de domination. Qu’il y ait communication entre les deux lignes ou les deux plans, que chacun se nourrisse de l’autre, emprunte à l’autre, on s’en aperçoit constamment : la pire machine de guerre mondiale reconstitue un espace lisse, pour entourer et clôturer la terre. Mais la terre fait valoir ses propres puissances de déterritorialisation, ses lignes de fuite, ses espaces lisses qui vivent et qui creusent leur chemin pour une nouvelle terre. La question n’est pas celle des quantités, mais celle du caractère incommensurable des quantités qui s’affrontent dans les deux sortes de machines de guerre, d’après les deux pôles. Des machines de guerre se constituent contre les appareils qui s’approprient la machine, et qui font de la guerre leur affaire et leur objet : elles font valoir des connexions, face à la grande conjonction des appareils de capture ou de domination.
1. Georges Dumézil, Mitra-Varuna, Gallimard (sur le nexum et le mutuum, le lien et le contrat, cf. 118-124).
2. L’État, suivant son premier pôle (Varuna, Ouranos, Romulus), opère par lien magique, prise ou capture immédiate : il ne combat pas, et n’a pas de machine de guerre, « il lie, et c’est tout ». Suivant son autre pôle (Mitra, Zeus, Numa), il s’approprie une armée, mais en la soumettant à des règles institutionnelles et juridiques qui n’en font plus qu’une pièce de l’appareil d’État : ainsi Mars-Tiwaz n’est pas un dieu guerrier, mais un dieu « juriste de la guerre ». Cf. Dumézil, Mitra-Varuna, p. 113 sq., 148 sq., 202 sq.
3. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, P.U.F.
4. Sur le rôle du guerrier, en tant qu’il « délie » et s’oppose au lien magique autant qu’au contrat juridique, cf. Mitra-Varuna, p. 124-132. Et, passim chez Dumézil, l’analyse de la furor.
5. Luc de Heusch (Le roi ivre ou l’origine de l’État) insiste sur le caractère public des gestes de Nkongolo, par opposition au secret des gestes de Mbidi et de son fils : l’un notamment mange en public, tandis que les autres se dissimulent pendant les repas. Nous verrons le rapport essentiel du secret avec une machine de guerre, tant du point de vue du principe que des conséquences : espionnage, stratégie, diplomatie. Les commentateurs ont souvent souligné ce rapport.
6. Dumézil, Mythe et épopée, Gallimard, II, p. 17-19 : analyse des trois péchés, qu’on retrouve dans le cas du dieu indien Indra, du héros scandinave Starcatherus, du héros grec Héraclès. Cf. aussi Heur et malheur du guerrier.
7. Dumézil, Mitra-Varuna, p. 135. Dumézil analyse les risques et les raisons de la confusion, qui peuvent tenir à des variantes économiques, cf. p. 153, 159.
8. Sur Ajax et la tragédie de Sophocle, cf. l’analyse de Jean Starobinski, Trois fureurs, Gallimard. Starobinski pose explicitement le problème de la guerre et de l’État.
9. Thèmes analysés par Mathieu Carrière dans une étude inédite sur Kleist.
10. Pierre Clastres, La société contre l’État, Éd. de Minuit ; « Archéologie de la violence » et « Malheur du guerrier sauvage », in Libre I et II, Payot. C’est dans ce dernier texte que Clastres fait le portrait du destin du guerrier dans la société primitive, et analyse le mécanisme qui empêche la concentration de pouvoir (de même, Mauss avait montré dans le potlatch un mécanisme empêchant la concentration de richesse).
11. Jacques Meunier, Les gamins de Bogotá, Lattès, p. 159 (« chantage à la dispersion »), p. 177 : au besoin, « ce sont les autres gamins, par un jeu compliqué de vexations et de silences, qui le pénètrent de l’idée qu’il doit quitter la bande ». Meunier souligne à quel point le destin de l’ex-gamin est compromis : non seulement pour des raisons de santé, mais parce qu’il s’intègre mal à la « pègre », laquelle est pour lui une société trop hiérarchisée, trop centralisée, trop centrée sur des organes de pouvoir (p. 178). Sur les bandes d’enfants, cf. aussi le roman d’Amado, Capitaines des sables, Gallimard.
12. Cf. I.S. Bernstein, « La dominance sociale chez les primates », in La Recherche, no 91, juillet 1978.
13. Clastres, La société contre l’État, p. 170 : « L’apparition de l’État a opéré le grand partage typologique entre Sauvages et Civilisés, elle a inscrit l’ineffaçable coupure dans l’au-delà de laquelle tout est changé, car le temps devient Histoire. » Pour rendre compte de cette apparition, Clastres invoquait d’abord un facteur démographique (mais « sans songer à substituer à un déterminisme économique un déterminisme démographique... ») ; et aussi l’emballement éventuel de la machine guerrière (?) ; ou bien, d’une manière plus inattendue, le rôle indirect d’un certain prophétisme qui, d’abord dirigé contre les « chefs », aurait produit un pouvoir autrement redoutable. Mais on ne peut évidemment pas préjuger des solutions plus élaborées que Clastres aurait données à ce problème. Sur le rôle éventuel du prophétisme, on se reportera au livre d’Hélène Clastres, La terre sans mal, le prophétisme tupi-guarani, Éd. du Seuil.
14. Michel Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, Éd. de Minuit. Serres est le premier à dégager les trois points qui suivent ; le quatrième nous semble s’enchaîner avec eux.
15. C’est Pierre Boulez qui distingue ainsi deux espaces-temps de la musique : dans l’espace strié, la mesure peut être irrégulière aussi bien que régulière, elle est toujours assignable, tandis que, pour l’espace lisse, la coupure, ou l’écart, « sera libre de s’effectuer où l’on veut ». Cf. Penser la musique aujourd’hui, Gonthier, p. 95-107.
16. La géométrie grecque est traversée par l’opposition de ces deux pôles, théorématique et problématique, et par le triomphe relatif du premier : Proclus, dans ses Commentaires sur le premier livre des Éléments d’Euclide (rééd. Desclée de Brouwer), analyse la différence des pôles, et l’illustre par l’opposition Speusippe-Ménechme. Les mathématiques ne cesseront pas d’être traversées par cette tension ; et, par exemple, l’élément axiomatique se heurtera à un courant problématique, « intuitionniste » ou « constructiviste », qui fait valoir un calcul des problèmes très différent de l’axiomatique et de toute théorématique : cf. Bouligand, Le déclin des absolus mathématico-logiques, Éd. d’Enseignement supérieur.
17. Virilio, L’insécurité du territoire, p. 120 : « On sait comment, avec Archimède, se termina l’ère de la jeune géométrie comme libre recherche créatrice. (...) L’épée d’un soldat romain en a tranché le fil, dit la tradition. En tuant la création géométrique, l’État romain allait construire l’impérialisme géométrique d’Occident. »
18. Avec Monge et surtout Poncelet, les limites de la représentation sensible ou même spatiale (espace strié) sont bien dépassées, mais moins vers une puissance symbolique d’abstraction que vers une imagination trans-spatiale, ou trans-intuition (continuité). On se reportera au commentaire de Brunschvicg sur Poncelet, Les étapes de la philosophie mathématique, P.U.F.
19. Michel Serres (p. 105 sq.) analyse à cet égard l’opposition d’Alembert-Bernoulli. Il s’agit plus généralement d’une différence entre deux modèles d’espace : « Le bassin méditerranéen manque d’eau, et celui qui tient le pouvoir est celui qui draine les eaux. D’où ce monde physique où le drain est d’essence, et où le clinamen paraît la liberté parce qu’il est justement cette turbulence qui refuse l’écoulement forcé. Incompréhensible par la théorie scientifique, incompréhensible par le maître des eaux. (...) D’où la grande figure d’Archimède : maître des corps flottants et des machines militaires. »
20. Cf. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, « La notion de rythme dans son expression linguistique », p. 327-375. Ce texte, souvent considéré comme décisif, nous paraît ambigu, parce qu’il invoque Démocrite et l’atomisme sans tenir compte du problème hydraulique, et parce qu’il fait du rythme une « spécialisation secondaire » de la forme corporelle.
21. Anne Querrien, Devenir fonctionnaire ou le travail de l’État, Cerfi. Nous nous servons de ce livre, ainsi que d’études inédites d’Anne Querrien.
22. Cf. Raoul Vergez, Les illuminés de l’art royal, Julliard.
23. Desargues, Œuvres, Éd. Leiber (avec le texte de Michel Chasles, qui établit une continuité entre Desargues, Monge et Poncelet comme « fondateurs d’une géométrie moderne »).
24. Anne Querrien, p. 26-27 : « L’État se construit-il sur la faillite de l’expérimentation ? (...) L’État n’est pas en chantier, ses chantiers doivent être courts. Un équipement est fait pour fonctionner, non pour être construit socialement : de ce point de vue, l’État n’appelle à la construction que ceux qui sont payés pour exécuter ou pour ordonner, et qui sont obligés de suivre le modèle d’une expérimentation préétablie. »
25. Sur la question d’un « lobby Colbert », cf. Dessert et Journet, Annales, nov. 1975.
26. Cf. Ibn Khaldoun, La Muqaddima, Hachette. Un des thèmes essentiels de ce chef-d’œuvre, c’est le problème sociologique de l’« esprit de corps », et son ambiguïté. Ibn Khaldoun oppose la bédouinité (comme mode de vie, non pas comme ethnie), et la sédentarité ou citadinité. Parmi tous les aspects de cette opposition, il y a d’abord le rapport inverse du public et du secret : non seulement il y a un secret de la machine de guerre bédouine, par opposition à la publicité du citadin d’État, mais dans le premier cas l’« illustration » découle de la solidarité secrète, tandis que, dans l’autre cas, le secret se subordonne aux exigences d’illustration. En second lieu, la bédouinité joue à la fois d’une grande pureté et d’une grande mobilité des lignages et de leur généalogie, tandis que la citadinité fait des lignages très impurs, et en même temps rigides et fixes : la solidarité change de sens, d’un pôle à l’autre. En troisième lieu et surtout, les lignages bédouins mobilisent un « esprit de corps » et s’intègrent en lui comme nouvelle dimension : c’est l’Açabiyya, ou bien l’Ichtirak, d’où dérivera le nom arabe du socialisme (Ibn Khaldoun insiste sur l’absence de « pouvoir » du chef de tribu, qui ne dispose pas de contrainte étatique). Tandis que la citadinité fait de l’esprit de corps une dimension du pouvoir, et va l’approprier à l’« autocratie ».
27. Les textes principaux de Husserl sont Idées I, § 74, Gallimard, et L’origine de la géométrie, P.U.F. (avec le commentaire très important de Derrida, p. 125-138). Le problème étant celui d’une science vague et pourtant rigoureuse, on se reportera à la formule de Michel Serres, commentant la figure dite Salinon : « Elle est rigoureuse, anexacte. Et non précise, exacte ou inexacte. Seule une métrique est exacte » (Naissance de la physique, p. 29). Le livre de Bachelard, Essai sur la connaissance approchée (Vrin), reste la meilleure étude des démarches et procédés qui constituent toute une rigueur de l’anexact, et de leur rôle créatif dans la science.
28. Gilbert Simondon a poussé très loin l’analyse et la critique du schéma hylémorphique, et de ses présupposés sociaux (« la forme correspond à ce que l’homme qui commande a pensé en lui-même et qu’il doit exprimer de manière positive lorsqu’il donne ses ordres : la forme est donc de l’ordre de l’exprimable »). À ce schéma forme-matière, Simondon oppose un schème dynamique, matière pourvue de singularités-forces ou conditions énergétiques d’un système. En sort une tout autre conception des rapports science-technique. Cf. L’individu et sa genèse physico-biologique, P.U.F., p. 42-56.
29. Dans le texte du Timée (28-29), Platon envisage un court instant que le Devenir ne soit pas seulement le caractère inévitable des copies ou des reproductions, mais soit lui-même un modèle qui rivaliserait avec l’Identique et l’Uniforme. Il n’évoque cette hypothèse que pour l’exclure ; et il est vrai que, si le devenir est un modèle, non seulement la dualité du modèle et de la copie, du modèle et de la reproduction, doit disparaître, mais les notions mêmes de modèle et de reproduction tendent à perdre tout sens.
30. En fait, la situation est évidemment plus complexe, et la pesanteur n’est pas le seul caractère du modèle dominant : la chaleur s’ajoute à la pesanteur (déjà, dans la chimie, la combustion se joint au poids). Mais, même là, c’était tout un problème de savoir dans quelle mesure le « champ thermique » s’écartait de l’espace gravifique, ou au contraire s’intégrait à lui. Un exemple typique est donné par Monge : il commence par rapporter la chaleur, la lumière, l’électricité aux « affections variables des corps », dont s’occupe « la physique particulière », tandis que la physique générale traite de l’étendue, de la gravité, du déplacement. C’est seulement plus tard que Monge unifie l’ensemble des champs dans la physique générale (Anne Querrien).
31. Michel Serres, p. 65.
32. Castaneda, L’herbe du diable et la petite fumée, p. 160.
33. Albert Lautman a montré très clairement comment des espaces de Riemann, par exemple, acceptaient une conjonction euclidienne de telle manière qu’on puisse constamment définir le parallélisme de deux vecteurs voisins ; dès lors, au lieu d’explorer une multiplicité par cheminement sur cette multiplicité, on considère la multiplicité « comme plongée dans un espace euclidien à un nombre suffisant de dimensions ». Cf. Les schémas de structure, Hermann, p. 23-24, 43-47.
34. Les rapports intuition-intelligence sont très complexes selon Bergson, en perpétuelle interaction. On se reportera également au thème de Bouligand : les deux éléments mathématiques « problème » et « synthèse globale » ne développent leur dualité qu’en entrant aussi dans un champ d’interaction, où la synthèse globale fixe chaque fois les « catégories » sans lesquelles le problème n’aurait pas de solution générale. Cf. Le déclin des absolus mathématico-logiques.
35. Marcel Detienne (Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspero) a bien dégagé ces deux pôles de la pensée, qui correspondent aux deux aspects de la souveraineté selon Dumézil : la parole magico-religieuse du despote ou du « vieux de la mer », la parole-dialogue de la cité. Non seulement les personnages principaux de la pensée grecque (le Poète, le Sage, le Physicien, le Philosophe, le Sophiste...) se situent par rapport à ces pôles ; mais Detienne fait intervenir entre les deux le groupe spécifique des Guerriers, qui assure le passage ou l’évolution.
36. Il y a un hégélianisme de droite qui reste vivant dans la philosophie politique officielle, et qui soude le destin de la pensée et de l’État. Kojève (Tyrannie et sagesse, Gallimard) et Éric Weil (Hegel et l’État ; Philosophie politique, Vrin) en sont les représentants récents. De Hegel à Max Weber s’est développée toute une réflexion sur les rapports de l’État moderne avec la Raison, à la fois comme rationnel-technique et comme raisonnable-humain. Si l’on objecte que cette rationalité, déjà présente dans l’État impérial archaïque, est l’optimum des gouvernants eux-mêmes, les hégéliens répondent que le rationnel-raisonnable ne peut pas exister sans un minimum de participation de tous. Mais la question est plutôt de savoir si la forme même du rationnel-raisonnable n’est pas extraite de l’État, de manière à lui donner nécessairement « raison ».
37. Sur le rôle du poète antique comme « fonctionnaire de la souveraineté » cf. Dumézil, Servius et la Fortune, p. 64 sq., et Detienne, p. 17 sq.
38. Cf. l’analyse de Foucault, à propos de Maurice Blanchot et d’une forme d’extériorité de la pensée : « La pensée du dehors », in Critique, juin 1966.
39. Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 7.
40. Un curieux texte de Jaspers, intitulé Descartes (Alcan), développe ce point de vue et en accepte les conséquences.
41. Kenneth White, Le nomadisme intellectuel. Le deuxième tome de cet ouvrage inédit s’intitule précisément Poetry and Tribe.
42. Anny Milovanoff, « La seconde peau du nomade », in Nouvelles littéraires, 27 juillet 1978 : « Les nomades Larbaâ, en bordure du Sahara algérien, utilisent le mot trigâ, qui signifie en général la route, le chemin, pour désigner les sangles tissées qui servent à renforcer les attaches de la tente aux piquets de soutien. (...) L’habitat n’est pas lié à un territoire, mais plutôt à un itinéraire, dans la pensée nomade. Refusant de s’approprier l’espace qu’il traverse, le nomade se construit un environnement en laine ou en poil de chèvre, qui ne marque pas le lieu provisoire qu’il occupe. (...) Ainsi la laine, matière douce, donne son unité à la vie nomade. (...) Le nomade s’arrête sur la représentation de ses trajets, non sur une figuration de l’espace qu’il parcourt. Il laisse l’espace à l’espace. (...) Polymorphie de la laine. »
43. Cf. W.M. Watt, Mahomet à Médine, Payot, p. 107, 293.
44. E. Laroche, Histoire de la racine « Nem » en grec ancien, Klincksieck. La racine « Nem » indique la distribution et non pas le partage, même quand les deux sont liés. Mais, justement, au sens pastoral, la distribution des animaux se fait dans un espace non limité, et n’implique pas un partage des terres : « Le métier de pâtre, à l’époque homérique, n’a rien à voir avec un partage de terres ; lorsque la question agraire, à l’époque solonienne, passe au premier plan, elle s’exprime dans un tout autre vocabulaire. » Faire paître (nemô) ne renvoie pas à partager, mais à disposer ça et là, répartir les bêtes. Et c’est seulement à partir de Solon que Nomos va désigner le principe des lois et du droit (Thesmoï et Dikè), puis s’identifiera aux lois elles-mêmes. Auparavant, il y a plutôt une alternative entre la cité, ou polis, régie par les lois, et les alentours comme lieu du nomos. C’est une alternative semblable qu’on trouve chez Ibn Khaldoun : entre l’Hadara comme citadinité, et la Badiya comme nomos (ce qui n’est pas ville, mais campagne pré-urbaine, plateau, steppe, montagne ou désert).
45. Toynbee, L’Histoire, Gallimard, p. 185-210 : « Ils se lancèrent dans la steppe, non pour franchir ses limites, mais pour s’y fixer et s’y sentir bien chez eux. »
46. Cf. Pierre Hubac, Les nomades, Renaissance du livre, p. 26-29 (bien que Hubac ait tendance à confondre nomades et migrants).
47. À propos des nomades de la mer, ou d’archipel, J. Emperaire écrit : « Ils ne saisissent pas un itinéraire dans son ensemble, mais d’une manière fragmentée, en juxtaposant dans l’ordre les différentes étapes successives, de lieu de campement en lieu de campement échelonnés sur le voyage. Ils apprécient pour chacune de ces étapes la durée du parcours et les successifs changements d’orientation qui la marquent » (Les nomades de la mer, Gallimard, p. 225).
48. Thesiger, Le désert des déserts, Plon, p. 155, 171, 225.
49. Cf. les deux admirables descriptions, du désert de sable par Wilfred Thesiger, et du désert de glace par Edmund Carpenter (Eskimo, Toronto) : les vents et les qualités tactiles et sonores, le caractère secondaire des données visuelles, notamment l’indifférence des nomades à l’astronomie comme science royale, mais toute une science mineure des variables qualitatives et des traces.
50. E.F. Gautier, Le passé de l’Afrique du Nord, Payot, p. 267-316.
51. De ce point de vue, l’analyse que Clastres fait du prophétisme indien peut être généralisée : « D’un côté les chefs, de l’autre, et contre eux, les prophètes. Et la machine prophétique fonctionnerait parfaitement bien, puisque les Karai étaient capables d’entraîner à leur suite des masses étonnantes d’Indiens. (...) L’acte insurrectionnel des prophètes contre les chefs conférait aux premiers, par un étrange retournement des choses, infiniment plus de pouvoir que n’en détenaient les seconds » (La société contre l’État, p. 185).
52. Un des thèmes les plus intéressants du livre classique de Paul Alphandéry, La chrétienté et l’idée de croisade (Albin Michel), c’est de montrer comment les changements de parcours, les haltes, les déviations font pleinement partie de la Croisade : « ... cette armée de croisés que nous ressuscitons comme une armée moderne, d’un Louis XIV ou d’un Napoléon, marchant avec une absolue passivité, selon le vouloir d’un chef, d’un cabinet de diplomatie. Une telle armée sait où elle va et, quand elle se trompe, elle le fait à bon escient. Une histoire plus soucieuse des différences accepte une autre image, plus réelle, de l’armée croisée. L’armée croisée est une armée librement et quelquefois anarchiquement vivante. (...) Cette armée est mue de l’intérieur, par une complexe cohérence, qui fait que rien de ce qui se produit n’est hasard. Il est certain que la conquête de Constantinople a eu sa raison, sa nécessité, son caractère religieux, comme les autres faits de croisades » (t. II, p. 76). Alphandéry montre notamment que l’idée d’une lutte contre l’Infidèle, en un point quelconque, apparaît tôt, à côté de l’idée d’une libération de la Terre sainte (t. I, p. 219).
53. Cette confrontation Orient-Occident dès le Moyen Âge (liée à la question : pourquoi le capitalisme en Occident plutôt qu’ailleurs ?) a inspiré de belles analyses aux historiens modernes. Cf. notamment Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Armand Colin, p. 108-121 ; Pierre Chaunu, L’expansion européenne du XIIIe au XVe siècle, P.U.F., p. 334-339 (« Pourquoi l’Europe ? pourquoi pas la Chine ? ») ; Maurice Lombard, Espaces et réseaux du haut Moyen Âge, Mouton, ch. VII (et p. 219 : « Ce qui s’appelle déboisement à l’Est se nomme défrichement à l’Ouest ; la première cause profonde du déplacement des centres dominateurs de l’Orient à l’Occident est donc une raison géographique, la forêt-clairière s’est révélée d’un potentiel plus fort que le désert-oasis »).
54. Les remarques de Marx sur les formations despotiques en Asie sont confirmées par les analyses africaines de Gluckman (Custom and Conflict in Africa, Oxford) : à la fois immutabilité formelle et rebellion constante. L’idée d’une « transformation » de l’État semble bien occidentale. Reste que l’autre idée, d’une « destruction » de l’État, renvoie beaucoup plus à l’Orient, et aux conditions d’une machine de guerre nomade. On a beau présenter les deux idées comme des phases successives de la révolution, elles sont trop différentes et se concilient mal, elles résument l’opposition des courants socialistes et anarchistes au XIXe siècle. Le prolétariat occidental lui-même est considéré de deux points de vue : en tant qu’il doit conquérir le pouvoir et transformer l’appareil d’État, c’est le point de vue d’une force de travail, mais, en tant qu’il veut ou voudrait une destruction de l’État, c’est du point de vue d’une force de nomadisation. Même Marx définit le prolétaire, non seulement comme aliéné (travail), mais comme déterritorialisé. Le prolétaire, sous ce dernier aspect, apparaît comme l’héritier du nomade dans le monde occidental. Et non seulement beaucoup d’anarchistes invoquent des thèmes nomadiques venus d’Orient, mais surtout la bourgeoisie du XIXe identifie volontiers prolétaires et nomades, et assimilent Paris à une ville hantée par les nomades (cf. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, L.G.F., p. 602-604).
55. Cf. Lucien Musset, Les invasions, le second assaut, P.U.F. : par exemple l’analyse des trois « phases » des Danois, p. 135-137.
56. Paul Virilio, Vitesse et politique, Éd. Galilée, p. 21-22 et passim. Non seulement la « ville » n’est pas pensable indépendamment des flux extérieurs sur lesquels elle est en prise, et dont elle règle la circulation, mais aussi des ensembles architecturaux précis, par exemple la forteresse, sont de véritables transformateurs, grâce à leurs espaces intérieurs qui permettent une analyse, une prolongation ou une restitution du mouvement. Virilio en conclut que le problème est moins celui de l’enfermement que celui de la voirie ou du mouvement contrôlé. Foucault faisait déjà en ce sens une analyse de l’hôpital maritime comme opérateur et filtre : cf. Surveiller et punir, p. 145-147.
57. Sur la navigation chinoise, et arabe, les raisons de leur échec, et l’importance de cette question dans le « dossier » Occident-Orient, cf. Braudel, p. 305-314, et Chaunu, p. 288-308.
58. Virilio définit très bien le fleet in being et ses suites historiques : « Le fleet in being, c’est la présence permanente en mer d’une flotte invisible pouvant frapper l’adversaire n’importe où et n’importe quand (...), c’est une nouvelle idée de la violence qui ne naît plus de l’affrontement direct, mais des propriétés inégales des corps, de l’évaluation des quantités de mouvements qui leur sont permis dans un élément choisi, de la vérification permanente de leur efficience dynamique. (...) Il ne s’agit plus de la traversée d’un continent, d’un océan, d’une ville à l’autre, d’une rive à l’autre, le fleet in being invente la notion d’un déplacement qui serait sans destination dans l’espace et le temps. (...) Le sous-marin stratégique n’a besoin de se rendre nulle part, il se contente en tenant la mer de demeurer invisible (...), réalisation du voyage circulaire absolu, ininterrompu, puisqu’il ne comporterait ni départ ni arrivée. (...) Si, comme le prétendait Lénine, la stratégie est le choix des points d’application des forces, nous sommes contraints de considérer que ces points, aujourd’hui, ne sont plus des points d’appui géostratégiques, puisqu’à partir d’un point quelconque on peut en atteindre désormais un autre où qu’il soit. (...) La localisation géographique semble avoir définitivement perdu sa valeur stratégique, et, à l’inverse, cette même valeur est attribuée à la délocalisation du vecteur, d’un vecteur en mouvement permanent. » (Vitesse et politique, p. 46-49, 132-133). Les textes de Virilio présentent à tous ces égards une grande importance et nouveauté. Le seul point qui fait pour nous difficulté, c’est l’assimilation par Virilio de trois groupes de vitesse qui nous semblent très différents : 1o) les vitesses à tendance nomade, ou bien à tendance révolutionnaire (émeute, guérilla) ; 2o) les vitesses régulées, converties, appropriées par l’appareil d’État (la « voirie ») ; 3o) les vitesses restituées par une organisation mondiale de guerre totale, ou bien de sur-armement planétaire (du fleet in being à la stratégie nucléaire). Virilio tend à assimiler ces groupes en raison de leurs interactions, et dénonce en général un caractère « fasciste » de la vitesse. Ce sont pourtant ses propres analyses, aussi bien, qui rendent possibles ces distinctions.
59. J.-P. Vernant surtout a analysé le lien de la cité grecque avec une étendue géométrique homogène (Mythe et pensée chez les Grecs, I, IIIe partie). Le problème est nécessairement plus compliqué par rapport aux empires archaïques, ou par rapport aux formations postérieures à la cité classique. C’est que l’espace y est très différent. Mais il n’y en a pas moins subordination du nombre à un espace, comme Vernant le suggère à propos de la cité platonicienne idéale. Les conceptions pythagoriciennes ou néoplatoniciennes du nombre enveloppent des espaces astronomiques impériaux d’un autre type que l’étendue homogène, mais maintiennent une subordination du nombre : ce pourquoi les Nombres peuvent être idéaux, mais non pas « nombrants » à proprement parler.
60. Dumézil insiste sur le rôle de l’élément arithmétique dans les formes les plus anciennes de la souveraineté politique. Il tend même à en faire un troisième pôle de la souveraineté ; cf. Servius et la Fortune, Gallimard, et Le troisième souverain, Maisonneuve. Toutefois, cet élément arithmétique a plutôt pour rôle d’organiser une matière, et, à ce titre, soumet la matière à l’un ou à l’autre des deux pôles principaux.
61. Clausewitz insiste sur le rôle secondaire de la géométrie, en tactique et stratégie : De la guerre, Éd. de Minuit, p. 225-226 (« L’élément géométrique »).
62. Cf. un des textes anciens les plus profonds qui lient le nombre et la direction dans la machine de guerre, Les mémoires historiques de Sema-Ts’ien, Éd. Leroux, ch. CX (sur l’organisation nomade des Hiong-nou).
63. Franck Herbert, Les enfants de dune, Laffont, p. 223. On se reportera aux caractères proposés par Julia Kristeva pour définir le nombre nombrant : « disposition », « répartition plurale et contingente », « infini-point », « approximation rigoureuse », etc. (Semeiotikè, p. 293-297).
64. Vladimirtsov, Le régime social des Mongols, Maisonneuve. Le terme dont se sert Vladimirtsov, « antrustions », est emprunté au régime saxon, où le roi composait sa compagnie, « trust », avec des Francs.
65. Un cas particulièrement intéressant serait celui d’un corps spécial de forgerons chez les Touareg, les Enaden (les « Autres ») ; ces Enaden seraient à l’origine ou bien des esclaves soudanais, ou bien des colons juifs du Sahara, ou bien des descendants de guerriers de saint Louis. Cf. René Pottier, « Les artisans sahariens du métal chez les Touareg », in Métaux et civilisations, 1945-1946.
66. La féodalité n’est pas moins un système militaire que la démocratie dite militaire ; mais les deux systèmes supposent bien une armée intégrée à un appareil d’État quelconque (ainsi, pour la féodalité, la réforme foncière carolingienne). C’est Vladimirtsov qui développe une interprétation féodale des nomades de steppe, tandis que Gryaznov (Sibérie du Sud, Nagel) penche pour la démocratie militaire. Mais un des arguments principaux de Vladimirtsov, c’est que l’organisation des nomades se féodalise précisément dans la mesure où elle se décompose, ou s’intègre dans les empires qu’elle conquiert. Et il remarque lui-même que les Mongols, au début, n’organisent pas en fiefs, vrais ou faux, les terres sédentaires dont ils s’emparent.
67. J.F. Fuller, L’influence de l’armement sur l’histoire, Payot, p. 23.
68. Virilio, « Métempsychose du passager », Traverses, no 8. Toutefois, Virilio assigne un passage indirect de la chasse à la guerre : lorsque la femme sert d’animal « de portage ou de bât », ce qui permettrait aux chasseurs d’entrer déjà dans un rapport de « duel homosexuel » qui dépasse la chasse. Mais il semble que Virilio lui-même nous convie à distinguer la vitesse, comme projecteur et projectile, et le déplacement, comme transport et portage. La machine de guerre se définit du premier point de vue, tandis que le second renvoie à la sphère commune. Le cheval, par exemple, n’appartient pas à la machine de guerre tant qu’il sert seulement à transporter des hommes qui mettent pied à terre pour combattre. La machine de guerre se définit par l’action, non par le transport, même si le transport réagit sur l’action.
69. J.F. Fuller (L’influence de l’armement sur l’histoire, p. 155 sq.) montre comment la guerre de 1914 fut d’abord conçue comme une guerre offensive et de mouvement, fondée sur l’artillerie. Mais celle-ci se retourna contre elle-même, et imposa l’immobilité. Re-mobiliser la guerre ne pouvait se faire en multipliant les canons, puisque les trous d’obus rendaient le terrain d’autant plus impraticable. La solution, à laquelle les Anglais et notamment le général Fuller participèrent de manière déterminante, ce fut le tank : « vaisseau terrestre », le tank reconstituait sur terre une sorte d’espace maritime ou lisse, et « faisait entrer la tactique navale dans la guerre terrestre ». En règle générale, la riposte ne va jamais du même au même : c’est le tank qui riposte à l’artillerie, c’est l’hélicoptère à missiles qui riposte au tank, etc. D’où un facteur d’innovation dans la machine de guerre, très différent de l’innovation dans la machine de travail.
70. Sur cette distinction générale des deux modèles, « travail-action libre », « force qui se consume-force qui se conserve », « effet réel-effet formel », etc., cf. l’exposé de Martial Gueroult, Dynamique et métaphysique leibniziennes, Les Belles Lettres, p. 55, 119 sq., 222-224.
71. Marcel Detienne, « La phalange, problèmes et controverses », in Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Mouton : « Le technique est en quelque sorte intérieur au social et au mental », p. 134.
72. Sur l’étrier, sur la charrue, cf. Lynn White junior, Technologie médiévale et transformations sociales, Mouton, ch. I et II. De même, dans le cas de la culture sèche du riz en Asie, on a pu montrer comment le bâton fouisseur, la houe et la charrue dépendent respectivement d’agencements collectifs qui varient avec la densité de la population et le temps de la jachère. Ce qui permet à Braudel de conclure : « L’outil, dans cette explication, est conséquence, non plus cause » (Civilisation matérielle et capitalisme, p. 128).
73. Les traités d’arts martiaux rappellent que les Voies, encore soumises à la gravité, doivent se dépasser dans le vide. Le Théâtre des marionnettes, de Kleist, qui est sans doute un des textes les plus spontanément orientaux de la littérature occidentale, présente un mouvement semblable : le déplacement linéaire du centre de gravité est encore « mécanique », et renvoie à quelque chose de plus « mystérieux », qui concerne l’âme et ignore la pesanteur.
74. Cf. Paul Pelliot, « Les systèmes d’écriture en usage chez les anciens Mongols », Asia Major, 1925 : les Mongols se servaient de l’écriture ouigoure, avec alphabet syriaque (les Tibétains feront une théorie phonétique de l’écriture ouigoure) ; les deux versions qui nous sont parvenues de « l’Histoire secrète des Mongols » sont, l’une, une traduction chinoise, l’autre, une transcription phonétique en caractères chinois.
75. Georges Charrière, L’art barbare scythe, Éd. du Cercle d’art, p. 185.
76. Cf. Lucien Musset, Introduction à la runologie, Aubier.
77. Il y a bien sûr une cuisine et une architecture dans la machine de guerre nomade, mais sous un « trait » qui les distingue de leur forme sédentaire. L’architecture nomade, par exemple l’igloo eskimo, le palais de bois hunnique, est un dérivé de la tente ; son influence sur l’art sédentaire vient des coupoles et demi-coupoles, et surtout de l’instauration d’un espace qui commence très bas, comme dans la tente. Quant à la cuisine nomade, c’est une cuisine qui consiste littéralement à dé-jeûner (la tradition pascale est nomade). Et c’est sous ce trait qu’elle peut appartenir à une machine de guerre : par exemple, les Janissaires ont une marmite comme centre de ralliement, des grades de cuisiniers, et leur bonnet est traversé d’une cuiller de bois.
78. C’est dans le Traité du rebelle (Bourgois) que Jünger s’oppose le plus nettement au national-socialisme, et développe certaines indications contenues dans Der Arbeiter : une conception de la « ligne » en tant que fuite active, et qui passe entre les deux figures de l’ancien Soldat et de l’Ouvrier moderne, les entraînant toutes deux vers un autre destin, dans un autre agencement (rien ne subsiste de cet aspect dans les réflexions de Heidegger sur la notion de Ligne, pourtant dédiées à Jünger).
79. Lynn White, qui n’est pourtant pas favorable au pouvoir d’innovation des nomades, établit parfois des lignées technologiques amples dont l’origine est surprenante : techniques d’air chaud et de turbines, qui viendraient de Malaisie (Technologie médiévale et transformations sociales, Mouton, p. 112-113 : « Ainsi l’on peut découvrir une chaîne de stimuli techniques depuis certaines grandes figures de la science et de la technique du début des temps modernes, en passant par la fin du Moyen Âge, jusqu’aux jungles de la Malaisie. Une deuxième invention malaise, le piston, a sans doute eu une influence importante sur l’étude de la pression de l’air et de ses applications »).
80. Sur la question particulièrement compliquée de l’étrier, cf. Lynn White, ch. I.
81. Cf. le bel article de Mazaheri, « Le sabre contre l’épée », Annales, 1958. Les objections que nous proposons ci-dessous ne changent rien à l’importance de ce texte.
82. Henri Limet, Le travail du métal au pays de Sumer au temps de la IIIe dynastie d’Ur, Les Belles Lettres, p. 33-40.
83. Mazaheri montre bien, en ce sens, comment le sabre et l’épée renvoient à deux lignées technologiques distinctes. Notamment le damassage, qui ne vient pas du tout de Damas, mais du mot grec ou persan signifiant diamant, désigne le traitement de l’acier fondu qui le rend aussi dur que le diamant, et les dessins qui se produisent dans cet acier par cristallisation cémentite (« le vrai damas se faisait dans des centres qui n’avaient jamais subi la domination romaine »). Mais de l’autre côté, le damasquinage, qui vient de Damas, désigne seulement des incrustations sur métal (ou sur tissu), qui sont comme des dessins volontaires imitant le damassage avec de tout autres moyens.
84. Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Albin Michel, p. 356 sq. Gilbert Simondon a repris, sur des séries courtes, la question des « origines absolues d’une lignée technique », ou de la création d’une « essence technique » : Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, p. 41 sq.
85. Sur le rapport moule-modulation, et la façon dont le moulage cache ou contracte une opération de modulation essentielle à la matière-mouvement, cf. Simondon, p. 28-50 (« moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable », p. 42). Simondon montre bien que le schéma hylémorphique ne doit pas son pouvoir à l’opération technologique, mais au modèle social du travail qui se subordonne celle-ci (p. 47-50).
86. Simondon n’éprouve pas d’attirance spéciale pour les problèmes de métallurgie. En effet, son analyse n’est pas historique, et préfère s’adresser à des cas d’électronique. Mais, historiquement, il n’y a pas d’électronique qui ne passe par la métallurgie. D’où l’hommage que Simondon rend à celle-ci : « La métallurgie ne se laisse pas entièrement penser au moyen du schème hylémorphique. La prise de forme ne s’accomplit pas en un seul instant de manière visible, mais en plusieurs opérations successives ; on ne peut distinguer strictement la prise de forme de la transformation qualitative ; le forgeage et le trempage d’un acier sont l’un antérieur, l’autre postérieur à ce qui pourrait être nommé la prise de forme proprement dite : forgeage et trempage sont pourtant des constitutions d’objets » (L’individu, p. 59).
87. Il ne faut pas seulement tenir compte des mythes, mais de l’histoire positive : par exemple le rôle des « cuivres » dans l’évolution de la forme musicale ; ou bien la constitution d’une « synthèse métallique » dans la musique électronique (Richard Pinhas).
88. W. Worringer définit l’art gothique par la ligne géométrique « primitive », mais devenue vivante. Seulement, cette vie n’est pas organique, comme elle le sera dans le monde classique : cette ligne « ne contient aucune expression organique, et pourtant elle est entièrement vivante. (...) Comme elle n’a aucune tonalité organique, son expression vitale doit être distincte de la vie organique. (...) Il y a dans cette géométrie devenue vivante, qui annonce l’algèbre vivante de l’architecture gothique, un pathétique du mouvement qui oblige nos sensations à un tour de force qui ne leur est pas naturel » (L’art gothique, Gallimard, p. 69-70).
89. C’est un des points essentiels de la thèse de Childe, L’Europe préhistorique (Payot) : le métallurgiste est le premier artisan spécialisé, dont la subsistance est rendue possible par la formation d’un surplus agricole. Le rapport du forgeron avec l’agriculture ne tient donc pas seulement aux outils qu’il fabrique, mais à la nourriture qu’il prélève ou reçoit. Le mythe dogon, tel que Griaule en a analysé les variantes, pourrait marquer ce rapport où le forgeron reçoit ou vole les graines, et les cache dans sa « masse ».
90. Maurice Lombard, Les métaux dans l’ancien monde du Ve au XIe siècle, Mouton, p. 75, 255.
91. La situation sociale du forgeron a fait l’objet d’analyses détaillées, surtout pour l’Afrique : cf. l’étude classique de W. Cline, « Mining and Metallurgy in Negro Africa » (General Series in Anthropology, 1937) ; et Pierre Clément, « Le forgeron en Afrique noire » (Revue de géographie humaine et d’ethnologie, 1948). Mais ces études sont peu concluantes ; car, autant les principes invoqués sont bien distincts, « réaction contemptrice », « approbative », « appréhensive », autant les résultats sont flous et se mélangent, comme en témoignent les tableaux de P. Clément.
92. Cf. Jules Bloch, Les Tziganes, P.U.F., p. 47-54. J. Bloch montre précisément que la distinction sédentaires-nomades devient secondaire par rapport à l’habitation troglodyte.
93. Élie Faure, Histoire de l’art, l’art médiéval, Le Livre de poche, p. 38.
94. Sur ces peuples et leurs mystères, cf. les analyses de Gordon Childe, L’Europe préhistorique (ch. VII, « Missionnaires, marchands et combattants de l’Europe tempérée ») et L’aube de la civilisation européenne, Payot.
95. M. Griaule et G. Dieterlen, Le renard pâle, Institut d’ethnologie, p. 376.
96. Le livre de Forbes, Metallurgy in Antiquity, Éd. Brill, analyse les différents âges de la métallurgie, mais aussi les types du métallurgiste à l’âge du minerai : le « mineur », prospecteur et extracteur, le « fondeur », le « forgeron » (blacksmith), le « métallier » (whitesmith). La spécialisation se complique encore avec l’âge du fer, et les répartitions nomade-itinérant-sédentaire varient simultanément.
97. Un des textes les plus importants sur la guérilla reste celui de T.E. Lawrence (Les sept piliers, Payot, ch. XXXIII, et « La science de la guérilla », Encyclopedia Britannica) qui se présente comme un « anti-Foch », et élabore la notion de non-bataille. Mais la non-bataille a une histoire qui ne dépend pas seulement de la guérilla : 1o) la distinction traditionnelle entre « bataille » et « manœuvre » dans la théorie de la guerre (cf. Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, t. I, p. 122-131) ; 2o) la manière dont la guerre de mouvement remet en question le rôle et l’importance de la bataille (déjà le maréchal de Saxe, et la question controversée de la bataille dans les guerres napoléoniennes) ; 3o) enfin, plus récemment, la critique de la bataille au nom de l’armement nucléaire, celui-ci jouant un rôle dissuasif, et les forces conventionnelles n’ayant plus qu’un rôle de « test » ou de « manœuvre » (cf. la conception gaulliste de la non-bataille, et Guy Brossollet, Essai sur la non-bataille). Le retour récent à la notion de bataille ne s’explique pas seulement par des facteurs techniques comme le développement d’armes nucléaires tactiques, mais implique des considérations politiques dont dépend précisément le rôle assigné à la bataille (ou à la non-bataille) dans la guerre.
98. Sur les différences fondamentales Tamerlan-Gengis Khan, cf. René Grousset, L’empire des steppes, Payot, notamment p. 495-496.
99. Cf. Armées et fiscalité dans le monde antique, Éd. du C.N.R.S. : ce colloque étudie surtout l’aspect fiscal, mais les deux autres aussi. La question de l’attribution de terres aux soldats ou aux familles de soldats se retrouve dans tous les États, et joue un rôle essentiel. Sous une forme particulière, elle sera à la base des fiefs et de la féodalité. Mais elle est déjà à la base des « faux-fiefs » partout dans le monde, et notamment du Clèros et de la Clèrouquie dans la civilisation grecque (cf. Claire Préaux, L’économie royale des Lagides, Bruxelles, p. 463 sq.).
100. Clausewitz, De la guerre, surtout livre VIII. Et le commentaire de ces trois thèses par Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, t. I (notamment « pourquoi les guerres de la deuxième espèce ? », p. 139 sq.).
101. Ludendorff (La guerre totale, Flammarion) remarque que l’évolution donne de plus en plus d’importance au « peuple » et à la « politique intérieure » dans la guerre, tandis que Clausewitz privilégiait encore les armées et la politique extérieure. Cette critique est globalement vraie, malgré certains textes de Clausewitz. On la retrouve d’ailleurs chez Lénine et les marxistes (bien que ceux-ci se fassent évidemment du peuple et de la politique intérieure une tout autre conception que Ludendorff). Certains auteurs ont montré profondément que le prolétariat était d’origine militaire, et notamment maritime, autant qu’industriel : ainsi Virilio, Vitesse et politique, p. 50-51, 86-87.
102. Comme le montre J.U. Nef, c’est durant la grande période de « guerre limitée » (1640-1740) que se produisirent les phénomènes de concentration, d’accumulation et d’investissement qui devaient déterminer la « guerre totale » : cf. La guerre et le progrès humain, Éd. Alsatia. Le code guerrier napoléonien représente un tournant qui va précipiter les éléments de la guerre totale, mobilisation, transport, investissement, information, etc.
103. Sur ce « dépassement » du fascisme, et de la guerre totale ; et sur le nouveau point d’inversion de la formule de Clausewitz, cf. toute l’analyse de Virilio, L’insécurité du territoire, surtout ch. I.
104. Guy Brossollet, Essai sur la non-bataille, p. 15-16. La notion axiomatique d’« ennemi quelconque » est déjà très élaborée dans les textes officiels ou officieux de défense nationale, de droit international et d’espace judiciaire ou policier.