Einstein à l’ordinateur
Les strates sont des phénomènes d’épaississement sur le Corps de la terre [3]1, à la fois moléculaires et molaires : accumulations, coagulations, sédimentations, plissements. Ce sont des Ceintures, des Pinces ou des Articulations. On distingue sommairement et traditionnellement trois grandes strates : physico-chimique, organique, anthropomorphique (ou « alloplastique »). Chaque strate, ou articulation, consiste en milieux codés, substances formées. Formes et substances, codes et milieux ne sont pas réellement distincts. Ce sont les composantes abstraites de toute articulation.
Une strate présente évidemment des formes et des substances très diverses, des codes et des milieux variés. Elle a donc à la fois des Types d’organisation formelle et des Modes de développement substantiel différents, qui la divisent en parastrates et épistrates : par exemple les divisions de la strate organique. Les épistrates et parastrates qui subdivisent une strate peuvent elles-mêmes être considérées comme des strates (si bien que la liste n’est jamais exhaustive). Une strate quelconque n’en a pas moins une unité de composition, malgré ses diversités d’organisation et de développement. L’unité de composition concerne des traits formels communs à toutes les formes ou codes d’une strate, et des éléments substantiels, matériaux communs à toutes ses substances ou ses milieux.
Il y a une grande mobilité des strates. Une strate est toujours capable de servir de substrate à une autre, ou d’en percuter une autre, indépendamment d’un ordre évolutif. Et surtout, entre deux strates ou entre deux divisions de strates, il y a des phénomènes d’interstrates : des transcodages et des passages de milieux, des brassages. Les rythmes renvoient à ces mouvements interstratiques, qui sont aussi bien des actes de stratification. La stratification est comme la création du monde à partir du chaos, une création continuée, renouvelée. Et les strates constituent le Jugement de Dieu. L’artiste classique est comme Dieu, il fait le monde en organisant les formes et les substances, les codes et les milieux, et les rythmes.
L’articulation, constitutive d’une strate, est toujours une double articulation (double-pince). Elle articule en effet un contenu et une expression. Et, tandis que forme et substance ne sont pas réellement distinctes, le contenu et l’expression sont réellement distincts. Si bien que les strates répondent à la grille de Hjelmslev : articulation de contenu et articulation d’expression, le contenu et l’expression ayant chacun pour son compte forme et substance. Entre les deux, entre le contenu et l’expression, il n’y a ni correspondance, ni rapport cause-effet, ni rapport signifié-signifiant : il y a distinction réelle, présupposition réciproque, et seulement isomorphie. Mais ce n’est pas de la même façon que le contenu et l’expression se distinguent sur chaque strate : les trois grandes strates traditionnelles n’ont pas la même répartition du contenu et de l’expression (il y a par exemple une « linéarisation » de l’expression sur la strate organique, ou bien une « surlinéarité » pour les strates anthropomorphes). C’est pourquoi le molaire et le moléculaire entrent, suivant la strate considérée, dans des combinaisons très différentes.
Quel mouvement, quel élan nous entraîne hors des strates (métastrates) ? [3 et 4] Certes, il n’y a pas de raison de penser que les strates physico-chimiques épuisent la matière : il y a une Matière non formée, submoléculaire. De même les strates organiques n’épuisent pas la Vie : l’organisme est plutôt ce que la vie s’oppose pour se limiter, et il y a une vie d’autant plus intense, d’autant plus puissante, qu’elle est anorganique. Et de même encore, il y a des Devenirs non humains de l’homme qui débordent de toutes parts les strates anthropomorphes. Mais comment atteindre à ce « plan », ou plutôt comment construire ce plan, et tracer la « ligne » qui nous y conduit ? Car, hors des strates ou sans les strates, nous n’avons plus ni formes ni substances, ni organisation ni développement, ni contenu ni expression. Nous sommes désarticulés, nous ne semblons même plus soutenus par des rythmes. Comment la matière non formée, la vie anorganique, le devenir non humain seraient-ils autre chose qu’un pur et simple chaos ? Aussi toutes les entreprises de déstratification (par exemple, déborder l’organisme, se lancer dans un devenir) doivent-elles d’abord observer des règles concrètes d’une prudence extrême : [6] toute déstratification trop brutale risque d’être suicidaire, ou cancéreuse, c’est-à-dire tantôt s’ouvre sur le chaos, le vide et la destruction, tantôt referme sur nous les strates qui se durcissent encore plus, et perdent même leurs degrés de diversité, de différenciation et de mobilité.
Les agencements sont déjà autre chose que les strates. Ils se font pourtant dans les strates [11], mais ils opèrent dans des zones de décodage des milieux : ils prélèvent d’abord sur les milieux un territoire. Tout agencement est d’abord territorial. La première règle concrète des agencements, c’est de découvrir la territorialité qu’ils enveloppent, car il y en a toujours une : dans leur poubelle ou sur leur banc, les personnages de Beckett se font un territoire. Découvrir les agencements territoriaux de quelqu’un, homme ou animal : « chez moi ». Le territoire est fait de fragments décodés de toutes sortes, empruntés aux milieux, mais qui acquièrent alors une valeur de « propriétés » : même les rythmes prennent ici un nouveau sens (ritournelles). Le territoire fait l’agencement. Le territoire excède à la fois l’organisme et le milieu, et le rapport entre les deux ; ce pourquoi l’agencement dépasse aussi le simple « comportement » (d’où l’importance de la distinction relative entre animaux de territoire et animaux de milieu).
Territoriaux, les agencements appartiennent encore pourtant aux strates ; du moins ils y tiennent par un aspect. Et c’est sous cet aspect qu’on distingue dans tout agencement le contenu et l’expression [4]. Dans chaque agencement, il faut trouver le contenu et l’expression, évaluer leur distinction réelle, leur présupposition réciproque, leurs insertions morceau par morceau. Mais ce qui fait déjà que l’agencement ne se réduit pas aux strates, c’est que l’expression y devient un système sémiotique, un régime de signes, et que le contenu y devient un système pragmatique, actions et passions. C’est la double articulation visage-main, geste-parole, et la présupposition réciproque entre les deux. Voilà donc la première division de tout agencement : il est à la fois, et inséparablement, d’une part agencement machinique, d’autre part agencement d’énonciation. Dans chaque cas il faut trouver l’un et l’autre : qu’est-ce qu’on fait et qu’est-ce qu’on dit ? Et entre les deux, entre le contenu et l’expression, un nouveau rapport s’établit qui n’apparaissait pas encore dans les strates : les énoncés ou les expressions expriment des transformations incorporelles qui « s’attribuent » comme tels (propriétés) aux corps ou aux contenus. Dans les strates, les expressions ne formaient pas des signes, ni les contenus des pragmata, si bien que n’apparaissait pas cette zone autonome de transformations incorporelles exprimées par les premières, attribuées aux seconds. Certes, les régimes de signes ne se développent que dans les strates alloplastiques ou anthropomorphes (y compris les animaux territorialisés). Mais ils ne traversent pas moins toutes les strates, et les débordent toutes. Dans la mesure où les agencements restent soumis à la distinction du contenu et de l’expression, ils appartiennent encore aux strates ; et l’on peut considérer les régimes de signes, les systèmes pragmatiques, comme constituant à leur tour des strates, au sens large que nous avons vu précédemment. Mais, parce que la distinction contenu-expression prend une nouvelle figure, on se trouve déjà, en un sens étroit, dans un autre élément que celui des strates.
Mais l’agencement se divise aussi d’après un autre axe. Sa territorialité (contenu et expression compris) n’est qu’un premier aspect, l’autre aspect étant constitué par les lignes de déterritorialisation qui le traversent et l’emportent. Ces lignes sont très diverses : les unes ouvrent l’agencement territorial sur d’autres agencements, et le font passer dans ces autres (par exemple, la ritournelle territoriale de l’animal devient ritournelle de cour ou de groupe...). Les autres travaillent directement la territorialité de l’agencement, et l’ouvrent sur une terre excentrique, immémoriale ou à venir (par exemple, le jeu du territoire et de la terre dans le lied, ou plus généralement chez l’artiste romantique). D’autres encore ouvrent ces agencements sur des machines abstraites et cosmiques qu’ils effectuent [11 et 4]. Et, de même que la territorialité de l’agencement prenait son origine dans un certain décodage des milieux, elle se prolonge non moins nécessairement dans ces lignes de déterritorialisation. Le territoire n’est pas moins inséparable de la déterritorialisation que le code ne l’était du décodage. Et c’est suivant ces lignes que l’agencement ne présente plus d’expression ni de contenu distincts, mais seulement des matières non formées, des forces et des fonctions déstratifiées. Les règles concrètes d’agencement opèrent donc suivant ces deux axes : d’une part, quelle est la territorialité de l’agencement, quels sont le régime de signes et le système pragmatique ? D’autre part, quelles sont les pointes de déterritorialisation, et les machines abstraites qu’elles effectuent ? Il y a une tétravalence de l’agencement : 1) contenu et expression ; 2) territorialité et déterritorialisation. Ainsi les quatre aspects dans l’exemple privilégié des agencements de Kafka.
Non seulement les strates, mais les agencements sont des complexes de lignes [10]. On peut fixer un premier état de la ligne, ou première espèce : la ligne est subordonnée au point ; la diagonale, à l’horizontale et à la verticale ; la ligne fait contour, figuratif ou non ; l’espace qu’elle trace est de striage ; la multiplicité dénombrable qu’elle constitue reste soumise à l’Un dans une dimension toujours supérieure ou supplémentaire. Les lignes de ce type sont molaires, et forment un système arborescent, binaire, circulaire, segmentaire. [9
et 1] La seconde espèce est très différente, moléculaire et du type « rhizome ». La diagonale se libère, se brise ou serpente. La ligne ne fait plus contour, et passe entre les choses, entre les points. Elle appartient à un espace lisse. Elle trace un plan qui n’a pas plus de dimensions que ce qui le parcourt ; aussi la multiplicité qu’elle constitue n’est-elle plus subordonnée à l’Un, mais prend consistance en elle-même. Ce sont des multiplicités [2, 10, 12 et 14] de masses ou de meutes, et non plus de classes ; des multiplicités anomales et nomades, et non plus normales ou légales ; des multiplicités de devenir, ou à transformations, et non plus à éléments dénombrables et relations ordonnées ; des ensembles flous, et non plus exacts, etc. Du point de vue du pathos, c’est la psychose et surtout la schizophrénie qui expriment ces multiplicités. Du point de vue de la pragmatique, c’est la sorcellerie qui les manie. Du point de vue de la théorie, le statut des multiplicités est corrélatif de celui des espaces et inversement : c’est que les espaces lisses du type désert, steppe ou mer, sont non pas sans peuple ou dépeuplés, mais peuplés par les multiplicités de seconde espèce (les mathématiques et la musique sont allés très loin dans l’élaboration de cette théorie des multiplicités).
Il ne suffit pas toutefois de remplacer l’opposition de l’Un et du multiple par une distinction des types de multiplicité [9]. Car la distinction des deux types n’empêche pas leur immanence, chacune « sortant » de l’autre à sa façon. Il y a moins des multiplicités arborescentes et d’autres qui ne le sont pas, qu’une arborification des multiplicités. C’est ce qui arrive quand les trous noirs répartis dans un rhizome se mettent à résonner ensemble, ou bien quand les tiges forment des segments qui strient l’espace en tous sens, et le rendent comparable, divisible, homogène (on l’a vu notamment pour le Visage). C’est aussi ce qui arrive [12] lorsque les mouvements de « masse », les flux moléculaires, se conjuguent sur des points d’accumulation ou d’arrêt qui les segmentent et les rectifient. Mais, inversement, et sans symétrie, les tiges de rhizome n’arrêtent pas de sortir des arbres, les masses et les flux ne cessent pas de s’échapper, d’inventer des connexions qui sautent d’arbre en arbre, et qui déracinent : tout un lissage de l’espace, qui réagit à son tour sur l’espace strié. Même et surtout les territoires sont agités de ces profonds mouvements. Ou bien le langage : les arbres du langage sont secoués de bourgeonnements et rhizomes. De telle sorte que les lignes de rhizome en fait oscillent entre les lignes d’arbre qui les segmentarisent et même les stratifient, et des lignes de fuite ou de rupture qui les emportent. [8
et 9] Nous sommes donc faits de trois lignes, mais chaque espèce de ligne a ses dangers. Non seulement les lignes à segments qui nous coupent, et nous imposent les stries d’un espace homogène ; mais aussi les lignes moléculaires qui charrient déjà leurs micros-trous noirs ; enfin les lignes de fuite elles-mêmes qui risquent toujours d’abandonner leurs potentialités créatrices pour tourner en ligne de mort, être tournées en ligne de destruction pure et simple (fascisme).
Le plan de consistance ou de composition (planomène) s’oppose au plan d’organisation et de développement [10]. L’organisation et le développement concernent forme et substance : à la fois développement de la forme, et formation de substance ou de sujet. Mais le plan de consistance ignore la substance et la forme : les heccéités, qui s’inscrivent sur ce plan, sont précisément des modes d’individuation qui ne procèdent ni par la forme ni par le sujet. Le plan consiste abstraitement, mais réellement, dans les rapports de vitesse et de lenteur entre éléments non formés, et dans les compositions d’affects intensifs correspondants (« longitude » et « latitude » du plan). En un second sens, la consistance réunit concrètement les hétérogènes, les disparates, en tant que tels [11] : elle assure la consolidation des ensembles flous, c’est-à-dire des multiplicités du type rhizome. En effet, procédant par consolidation, la consistance agit nécessairement au milieu, par le milieu, et s’oppose à tout plan de principe ou de finalité. Spinoza, Hölderlin, Kleist, Nietzsche sont les arpenteurs d’un tel plan de consistance. Jamais d’unifications, de totalisations, mais des consistances ou des consolidations.
Ce qui s’inscrit sur le plan de consistance, ce sont : [10] les heccéités, événements, transformations incorporelles appréhendées pour elles-mêmes ; les essences nomades ou vagues, et pourtant rigoureuses ; les continuums d’intensité ou variations continues, qui débordent les constantes et les variables ; les devenirs [4, 6], qui n’ont ni terme ni sujet, mais entraînent l’un et l’autre dans des zones de voisinage ou d’indécidabilité [7, 9] ; les espaces lisses, qui se composent à travers l’espace strié. On dirait chaque fois qu’un corps sans organes, des corps sans organes (plateaux), sont mis en jeu [6 et 10] : pour l’individuation par heccéité, pour la production d’intensités à partir d’un degré zéro, pour la matière de la variation, le médium du devenir ou de la transformation, le lissage de l’espace. Puissante vie non organique qui s’échappe des strates [14], traverse les agencements, et trace une ligne abstraite sans contour, ligne de l’art nomade et de la métallurgie itinérante.
Est-ce le plan de consistance qui constitue les corps sans organes, ou les corps sans organes qui composent le plan ? Le Corps sans organes et le Plan sont-ils la même chose ? De toute manière, le composant et le composé ont même puissance : la ligne n’a pas de dimension supérieure au point, la surface n’a pas de dimension supérieure à la ligne, ni le volume à la surface, mais toujours un nombre de dimension fractionnaire, anexact, ou qui ne cesse de croître ou de décroître avec les parties [10 et 4]. Le plan opère la section de multiplicités à dimensions variables. La question, c’est donc le mode de connexion des diverses parties du plan : dans quelle mesure les corps sans organes se composent-ils ensemble ? et comment se prolongent les continuums d’intensité ? dans quel ordre les séries de transformations se font-elles ? quels sont ces enchaînements alogiques qui se font toujours au milieu, et par lesquels le plan se construit morceau par morceau suivant un ordre fractionnaire croissant ou décroissant ? Le plan est comme une enfilade de portes. Et les règles concrètes de construction du plan ne valent que pour autant qu’elles exercent un rôle sélectif. En effet c’est le plan, c’est-à-dire le mode de connexion, qui donne le moyen d’éliminer les corps vides et cancéreux qui rivalisent avec le corps sans organes ; de rejeter les surfaces homogènes qui recouvrent l’espace lisse [6] ; de neutraliser les lignes de mort et de destruction qui détournent la ligne de fuite. Seul est retenu et conservé, donc créé, seul consiste ce qui augmente le nombre des connexions à chaque niveau de la division ou de la composition, donc dans l’ordre décroissant non moins que croissant (ce qui ne se divise pas sans changer de nature, ce qui ne se compose pas sans changer de critère de comparaison...).
La fonction de déterritorialisation : D est le mouvement par lequel « on » quitte le territoire [5]. C’est l’opération de la ligne de fuite. Mais des cas très différents se présentent. La D peut être recouverte par une reterritorialisation qui la compense, si bien que la ligne de fuite reste barrée : on dit en ce sens que la D est négative. N’importe quoi peut faire office de reterritorialisation, c’est-à-dire « valoir pour » le territoire perdu ; on peut en effet se reterritorialiser sur un être, sur un objet, sur un livre, sur un appareil ou système... Par exemple, l’appareil d’État est mal dit territorial : il opère en fait une D, mais immédiatement recouverte par des reterritorialisations sur la propriété, le travail et l’argent (il va de soi que la propriété de la terre, publique ou privée, n’est pas territoriale, mais reterritorialisante). Parmi les régimes de signes, le régime signifiant atteint certainement à un haut niveau de D ; mais, parce qu’il opère en même temps tout un système de reterritorialisations sur le signifié, sur le signifiant lui-même, il bloque la ligne de fuite, et ne laisse subsister qu’une D négative. Un autre cas se présente lorsque la D devient positive, c’est-à-dire s’affirme à travers les reterritorialisations qui ne jouent plus qu’un rôle secondaire, mais reste cependant relative, parce que la ligne de fuite qu’elle trace est segmentarisée, divisée en « procès » successifs, s’engouffre dans des trous noirs, ou même aboutit à un trou noir généralisé (catastrophe). C’est le cas cette fois du régime de signes subjectif, avec sa D passionnelle et conscientielle, qui est positive, mais seulement en un sens relatif. On remarquera déjà que ces deux grandes formes de D ne sont pas dans un rapport évolutif simple : la seconde peut s’échapper de la première, elle peut aussi bien y conduire (on le voit notamment lorsque les segmentations de lignes de fuite concourantes entraînent une reterritorialisation d’ensemble [9], ou au profit d’un des segments, telle que le mouvement de la fuite est stoppé). Il y a toutes sortes de figures mixtes qui empruntent à des formes très diverses de D.
Y a-t-il une D absolue, et que veut dire « absolu » ? Il faudrait d’abord mieux comprendre les rapports entre D, territoire, reterritorialisation et terre. En premier lieu, le territoire lui-même est inséparable de vecteurs de déterritorialisation qui le travaillent du dedans : soit parce que la territorialité est souple et « marginale », c’est-à-dire itinérante, [9 et 13] soit parce que l’agencement territorial lui-même s’ouvre sur d’autres types d’agencements qui l’entraînent. [11] En second lieu, la D est à son tour inséparable de reterritorialisations corrélatives. C’est que la D n’est jamais simple, mais toujours multiple et composée : non seulement parce qu’elle participe à la fois à des formes diverses, mais parce qu’elle fait concourir des vitesses et des mouvements distincts d’après lesquels on assigne à tel ou tel moment un « déterritorialisé » et un « déterritorialisant ». Or la reterritorialisation comme opération originale n’exprime pas un retour au territoire, mais ces rapports différentiels intérieurs à la D elle-même, cette multiplicité intérieure à la ligne de fuite (cf. « théorèmes de D »). [7 et 10] Enfin, la terre n’est pas du tout le contraire de la D : on le voit déjà dans le mystère du « natal », où la terre comme foyer ardent, excentrique ou intense, est hors du territoire et n’existe que dans le mouvement de la D [11]. Mais, plus encore, c’est la terre, la glaciaire, qui est la Déterritorialisée par excellence : c’est en ce sens qu’elle appartient au Cosmos [3], et qu’elle se présente comme le matériau par lequel l’homme capte des forces cosmiques. On dira que la terre, en tant que déterritorialisée, est elle-même le strict corrélat de la D. Au point que la D peut être nommée créatrice de la terre – une nouvelle terre, un univers, et non plus seulement une reterritorialisation.
Voilà donc ce que veut dire « absolu » : l’absolu n’exprime rien de transcendant ni d’indifférencié ; il n’exprime même pas une quantité qui dépasserait toute quantité donnée (relative). Il exprime seulement un type de mouvement qui se distingue qualitativement du mouvement relatif. Un mouvement est absolu lorsque, quelles que soient sa quantité et sa vitesse, il rapporte « un » corps considéré comme multiple à un espace lisse qu’il occupe de façon tourbillonnaire. [7 et 14] Un mouvement est relatif, quelles que soient sa quantité et sa vitesse, quand il rapporte un corps considéré comme Un à un espace strié dans lequel il se déplace, et qu’il mesure suivant des droites au moins virtuelles. La D est négative ou relative (pourtant effective déjà) chaque fois qu’elle opère d’après ce second cas, soit par des reterritorialisations principales qui barrent les lignes de fuite, soit avec des reterritorialisations secondaires qui les segmentarisent et tendent à les rabattre. La D est absolue, d’après le premier cas, chaque fois qu’elle opère la création d’une nouvelle terre, c’est-à-dire chaque fois qu’elle connecte les lignes de fuite, les porte à la puissance d’une ligne vitale abstraite ou trace un plan de consistance. Or, ce qui complique tout, c’est que cette D absolue passe nécessairement par la relative, justement parce qu’elle n’est pas transcendante. Et, inversement, la D relative ou négative a elle-même besoin d’un absolu pour mener son opération : elle fait de l’absolu un « englobant », un totalisant qui surcode la terre, et qui dès lors conjugue les lignes de fuite pour les arrêter, les détruire, au lieu de les connecter pour créer (c’est en ce sens que nous opposions conjugaison et connexion, bien que nous les ayons souvent traitées comme des synonymes d’un point de vue très général). Il y a donc un absolu limitatif qui intervient déjà dans les D proprement négatives ou même relatives. [9 et 14] Et, surtout, c’est à ce tournant de l’absolu que les lignes de fuite ne sont pas seulement barrées ou segmentarisées, mais tournent en ligne de destruction et de mort. Car c’est bien là l’enjeu du négatif et du positif dans l’absolu : [11] la terre ceinturée, englobée, surcodée, conjuguée comme objet d’une organisation mortuaire et suicidaire qui l’entoure de partout, ou bien la terre consolidée, connectée au Cosmos, mise dans le Cosmos suivant des lignes de création qui la traversent comme autant de devenirs (le mot de Nietzsche : Que la terre devienne la légère...). C’est donc au moins quatre formes de D qui s’affrontent et se combinent, et qu’il faut distinguer par règles concrètes.
En un premier sens, il n’y a pas la machine abstraite, ni de machines abstraites qui seraient comme des Idées platoniciennes, transcendantes et universelles, éternelles. Les machines abstraites opèrent dans les agencements concrets : elles se définissent par le quatrième aspect des agencements, c’est-à-dire par les pointes de décodage et de déterritorialisation [11]. Elles tracent ces pointes ; aussi ouvrent-elles l’agencement territorial sur autre chose, sur des agencements d’un autre type, sur le moléculaire, sur le cosmique, et constituent des devenirs. Elles sont donc toujours singulières et immanentes. Contrairement à ce qui se passe dans les strates, et aussi dans les agencements considérés sous leurs autres aspects, les machines abstraites ignorent les formes et les substances. Ce en quoi elles sont abstraites, mais c’est aussi le sens rigoureux du concept de machine. Elles excèdent toute mécanique. Elles s’opposent à l’abstrait dans son sens ordinaire. Les machines abstraites consistent en matières non formées et en fonctions non formelles. Chaque machine abstraite [5] est un ensemble consolidé de matières-fonctions (phylum et diagramme). On le voit bien dans un « plan » technologique : un tel plan n’est pas fait simplement de substances formées, aluminium, plastique, fil électrique, etc., ni de formes organisatrices, programme, prototypes, etc., mais d’un ensemble de matières non formées qui ne présentent plus que des degrés d’intensité (résistance, conductibilité, échauffement, étirement, vitesse ou tardivité, induction, transduction...), et de fonctions diagrammatiques qui ne présen tent que des équations différentielles ou plus généralement des « tenseurs ». Certes, au sein des dimensions de l’agencement, la machine abstraite ou des machines abstraites s’effectuent dans des formes et des substances, avec des états de liberté variables. Mais il a fallu simultanément que la machine abstraite se compose, et compose un plan de consistance. Abstraites, singulières et créatives, ici et maintenant, réelles bien que non concrètes, actuelles bien que non effectuées, c’est pourquoi les machines abstraites sont datées et nommées (machine abstraite-Einstein, machine abstraite-Webern, mais non moins Galilée, non moins Bach ou Beethoven, etc.). Ce n’est pas qu’elles renvoient à des personnes ou à des moments effectuants ; au contraire, ce sont les noms et les dates qui renvoient aux singularités des machines, et à leur effectué.
Mais, si les machines abstraites ignorent la forme et la substance, qu’arrive-t-il pour l’autre détermination des strates ou même des agencements, le contenu et l’expression ? D’une certaine manière, on peut dire que cette distinction aussi cesse d’être pertinente par rapport à la machine abstraite [3] ; et justement, parce que celle-ci n’a plus de formes et de substances qui conditionnent la distinction. Le plan de consistance est un plan de variation continue, chaque machine abstraite peut être considérée comme un « plateau » de variation qui met en continuité des variables de contenu et d’expression. Le contenu et l’expression y atteignent donc à leur plus haute relativité, y deviennent les « fonctifs d’une même fonction » ou les matériaux d’une même matière. Mais, d’une autre manière, on dira que la distinction subsiste, et même est recréée, à l’état de traits [4 et 5] : il y a des traits de contenu (matières non formées ou intensités) et des traits d’expression (fonctions non formelles ou tenseurs). La distinction est entièrement déplacée, ou même nouvelle, puisqu’elle concerne maintenant les pointes de déterritorialisation. En effet, la déterritorialisation absolue implique un « déterritorialisant » et un « déterritorialisé », qui se répartissent dans chaque cas, l’un pour l’expression, l’autre pour le contenu, ou inversement, mais toujours de manière à transporter une distinction relative entre les deux. Si bien que la variation continue affecte nécessairement le contenu et l’expression tout ensemble, mais n’en distribue pas moins deux rôles dissymétriques comme éléments d’un seul et même devenir, ou comme les quanta d’un seul et même flux. D’où l’impossibilité de définir une variation continue qui ne prendrait pas à la fois le contenu et l’expression pour les rendre indiscernables, mais aussi qui ne procède par l’un ou par l’autre, pour déterminer les deux pôles relatifs et mobiles de ce qui devient indiscernable. C’est ainsi que l’on doit définir à la fois des traits ou intensités de contenu, et des traits ou tenseurs d’expression [1, 2, 4, 10] (article indéfini, nom propre, infinitif et date), qui se relaient, les uns et les autres s’entraînant tour à tour, sur le plan de consistance. C’est que la matière non formée, le phylum, n’est pas une matière morte, brute, homogène, mais une matière-mouvement qui comporte des singularités ou heccéités, des qualités et même des opérations (lignées technologiques itinérantes) [12] ; et que la fonction non formelle, le diagramme, n’est pas un métalangage inexpressif et sans syntaxe, mais une expressivité-mouvement qui comporte toujours une langue étrangère dans la langue [4], des catégories non linguistiques dans le langage (lignées poétiques nomades). Alors, on écrit à même le réel d’une matière non formée, en même temps que cette matière traverse et tend le langage non formel tout entier : un devenir-animal [10] comme les souris de Kafka, les rats d’Hofmannsthal, les veaux de Moritz ? Une machine révolutionnaire, d’autant plus abstraite qu’elle est réelle. Un régime qui ne passe plus par le signifiant ni par le subjectif.
Voilà pour les machines abstraites immanentes et singulières. Mais cela n’empêche pas que « la » machine abstraite puisse servir de modèle transcendant, dans des conditions très particulières. Cette fois les agencements concrets sont rapportés à une idée abstraite de la Machine, et sont affectés de coefficients qui rendent compte de leurs potentialités, de leur créativité, d’après la façon dont ils l’effectuent. Les coefficients qui « quantifient » les agencements concernent les composantes variables d’agencement (territoire, déterritorialisation, reterritorialisation, terre, Cosmos) ; les lignes diverses entremêlées qui constituent la « carte » d’un agencement (lignes molaires, lignes moléculaires, lignes de fuite) ; les rapports différents de chaque agencement avec un plan de consistance (phylum et diagramme). Par exemple, la composante « brin d’herbe » peut changer de coefficient à travers des agencements animaux d’espèces pourtant très voisines [11]. En règle générale, un agencement est d’autant plus en affinité avec la machine abstraite qu’il présente de lignes sans contour qui passent entre les choses [4 et 10], et jouit d’une puissance de métamorphose (transformation et transsubstantiation) correspondant à la matière-fonction : cf. la machine des Vagues.
Nous avons surtout considéré deux grands agencements anthropomorphes et alloplastiques, la machine de guerre et l’appareil d’État. Il s’agit de deux agencements, non seulement qui diffèrent en nature, mais différemment quantifiables par rapport à « la » machine abstraite. Ce n’est pas le même rapport avec le phylum, avec le diagramme ; ce ne sont pas les mêmes lignes, ni les mêmes composantes. C’est cette analyse des deux agencements, et de leurs coefficients, qui montre que la machine de guerre n’a pas par elle-même la guerre pour objet [12 et 13], mais prend nécessairement cet objet quand elle se fait approprier par l’appareil d’État. C’est à ce point très précis que la ligne de fuite, et la ligne vitale abstraite qu’elle effectue, tournent en ligne de mort et de destruction. La « machine » de guerre (d’où son nom) est donc beaucoup plus proche de la machine abstraite que ne l’est l’appareil d’État, qui lui fait perdre sa puissance de métamorphose. L’écriture, la musique peuvent être des machines de guerre. Un agencement est d’autant plus proche de la machine abstraite vivante qu’il ouvre et multiplie les connexions, et trace un plan de consistance avec ses quantificateurs d’intensités et de consolidation. Mais il s’en éloigne à mesure qu’il substitue aux connexions créatrices [1, 4] des conjonctions qui font blocage (axiomatique) [5, 9], des organisations qui font strate (stratomètres), des reterritorialisations qui font trou noir (segmentomètres) [12 et 14], des conversions en lignes de mort (déléomètres). S’exerce ainsi toute une sélection des agencements, d’après leur aptitude à tracer un plan de consistance à connexions croissantes. La schizo-analyse n’est pas seulement une analyse qualitative des machines abstraites par rapport aux agencements, mais aussi une analyse quantitative des agencements par rapport à une machine abstraite supposée pure.
Il y a encore un dernier point de vue, analyse typologique. Car il y a des types généraux de machines abstraites. La ou les machines abstraites du plan de consistance n’épuisent pas et ne dominent pas l’ensemble des opérations qui constituent les strates et même les agencements. Les strates « prennent » sur le plan de consistance lui-même, y forment des épaississements, des coagulations, des ceintures, qui vont s’organiser et se développer suivant les axes d’un autre plan (substanceforme, contenu-expression). Mais, en ce sens, chaque strate a une unité de consistance ou de composition [3], concernant d’abord des éléments substantiels et des traits formels, et témoignant d’une machine abstraite proprement stratique qui préside à cet autre plan. Et il y a un troisième type : c’est que, sur les strates alloplastiques particulièrement propices aux agencements, se dressent des machines abstraites qui compensent les déterritorialisations par des reterritorialisations, [9] et surtout les décodages par des surcodages ou des équivalents de surcodage. Nous avons vu notamment que, si des machines abstraites ouvrent les agencements, ce sont aussi des machines abstraites qui les ferment. [11] Une machine à mots d’ordre surcode le langage, une machine de visagéité surcode le corps et même la tête, une machine d’asservissement surcode ou axiomatise la terre [4, 7 et 8] : il ne s’agit nullement d’illusions, mais d’effets machiniques réels. Nous ne pouvons plus dire alors que les agencements se mesurent sur une échelle quantitative qui les rapproche ou les éloigne de la machine abstraite du plan de consistance. Il y a des types de machines abstraites qui ne cessent de travailler les unes dans les autres, et qui qualifient les agencements : machines abstraites de consistance, singulières et mutantes, à connexions multipliées ; mais aussi machines abstraites de stratification, qui entourent le plan de consistance d’un autre plan [5 et 13] ; et machines abstraites surcodantes ou axiomatiques, qui procèdent aux totalisations, homogénéisations, conjonctions de fermeture. Si bien que toute machine abstraite renvoie à d’autres machines abstraites : non seulement parce qu’elles sont inséparablement politiques, économiques, scientifiques, artistiques, écologiques, cosmiques – perceptives, affectives, actives, pensantes, physiques et sémiotiques – mais parce qu’elles entrecroisent leurs types différents autant que leur exercice concurrent. Mécanosphère.
1. Les numéros entre crochets figurent en marge du texte dans l’édition imprimée et se réfèrent aux chapitres (N.D.E.).