Ce jour-là, comme tous les jours de la semaine, Héra avait fait les lits, essuyé la poussière, et préparé le dîner dans la grande cuisine vide. Comme tous les jours de la semaine, elle avait regardé par la lucarne de sa chambre son petit morceau de ciel. Et comme tous les jours de la semaine, elle avait essayé de ne penser à rien.
À quinze heures, elle avait profité de la sieste d’Agathe pour faire une promenade et s’asseoir à une terrasse de café. Son oncle et sa tante lui laissaient une carte de crédit pour les courses, elle s’en servait de temps en temps pour s’octroyer de petits plaisirs. À quelques mètres de la Sorbonne, elle avait commandé un jus d’abricot, et échafaudait des plans : « Ce soir, je m’en vais, c’est sûr. »
Elle fouilla dans son sac pour en sortir son journal intime, et écrivit :
Ce soir, je m’en vais, c’est sûr.
Mais pour aller où… ?
Je ne connais personne ici.
Il aura fallu que j’arrive en ville pour me sentir seule.
La solitude, la vraie. Celle qu’on éprouve au milieu des gens.
Seule, au sein de ma propre famille, ce couple qui ne communique pas, cet enfant plus seul que moi encore.
Jamais je n’avais eu cette sensation auparavant…
Le sentiment étrange d’être dans la salle d’attente de ma vie, un endroit vide et triste, avec une lumière jaunâtre et des magazines périmés. Le pire, c’est que je ne sais même pas ce que j’attends…
En fait, les rares instants qui m’arrachent à ce sentiment, ce sont ceux que je passe avec Hugo. Parce que Hugo a besoin de moi.
Lui.
Il est vrai que le petit garçon lui portait une affection démesurée ; il la suivait partout, la câlinait sans cesse, et la serrait dans ses bras comme pour compenser l’absence de ses parents. L’absence physique d’un père, toujours en déplacement. L’absence tout aussi terrible d’une mère, inaccessible et instable.
Héra avait du mal à comprendre ce couple de carton-pâte, deux figurines posées l’une à côté de l’autre. Agathe surtout. Chaque jour elle dormait jusqu’à midi, et aucun bruit n’était toléré. On vivait dans un mausolée. Mais quand elle était debout, c’était pire. Assise sur son canapé, elle scrutait chaque geste de sa nièce, tout en faisant mine d’être occupée à autre chose, et à la moindre erreur, au moindre oubli – une table mal essuyée, un peu d’huile renversée – elle se levait d’un bond et nettoyait sans un mot. Il y avait chez cette femme une aridité vertigineuse. Quelque chose de définitivement cassé.
Une après-midi, Héra avait pourtant tenté un rapprochement. Sa tante n’avait rien avalé de la journée.
— J’ai préparé des sablés, avait-elle dit, en posant une assiette et un verre de lait sur la table du salon.
— Merci, vous êtes adorable.
Agathe avait refermé son livre et attrapé l’un des gâteaux avec une serviette, pour ne pas faire tomber de miettes. Héra s’était assise près d’elle.
— Vous savez, ce n’est pas bon de ne rien manger…
Et comme Agathe avait levé les yeux, Héra avait poursuivi :
— Je veux dire… Tout va bien ?
— Très bien merci. Vos sablés sont excellents…
Puis elle s’était replongée dans sa lecture.
Quand Héra lui posait une question, elle répondait toujours comme ça, poliment, sans s’épancher, un sourire figé au coin des lèvres. Sa nièce n’était en somme ni mieux ni moins bien traitée qu’une employée de maison. Mais la politesse confine à l’insulte lorsqu’elle polit même les liens du sang. Pour Héra, rien n’était plus humiliant que ce vouvoiement, cette mise à distance – une étrangère au sein de sa propre famille. Aucune méchanceté n’irriguait les paroles de sa tante. Jamais un mot plus haut que l’autre. Tout était impeccablement lisse. Tout était impeccablement mort.
L’ennui et la solitude eurent tôt fait de miner le moral de la jeune femme. Sur son île, jamais elle ne s’ennuyait. Ici, elle s’agitait toute la semaine, mais débordait d’ennui à chaque instant. Elle s’était fait quelques connaissances depuis son arrivée, pas vraiment des amis.
Alors elle avait pris l’habitude de sortir chaque week-end, son appareil photo en bandoulière. Depuis quelque temps, Héra était intriguée par les amants parisiens, tous ces gens fidèles aux sacro-saints préceptes de « la ville de l’amour ».
Dans les rues, elle voyait tant de couples afficher, main dans la main, leur tendre complicité. Elle les voyait accrocher des cadenas plus solides que leur amour aux barrières des ponts, et faire le marché le dimanche matin, avant d’aller communier aux terrasses des cafés dans des brunchs interminables. Elle avait découvert que le summum de la réussite pour ces couples urbains était d’organiser des dîners entre amis. La formule était simple : ramener sa compagne, ou son compagnon. En l’absence de compagne ou de compagnon, ramener une bouteille de vin. On fait les présentations, et on se plaint ensemble :
du temps qu’il fait,
du temps qu’il ne fait pas,
du chômage,
des stars retouchées,
de la télé,
du président,
de la Poste,
des pervenches,
des manifestants,
des factures de gaz,
des vendeurs de roses,
de la fonte des glaces,
du prix des cigarettes,
des impôts,
des honoraires des médecins,
des terroristes,
de la pollution,
sans parler des dentistes et du cancer, parce que c’est quand même incroyable le nombre de gens touchés par cette maladie, même si le vrai problème, hein, le vrai problème, c’est le stress, parce qu’à Paris on est sous pression tu vois. En plus, les gens sont déprimés parce qu’il n’y a pas de soleil en novembre, et ils crèvent tout seuls, parce qu’ici un mariage sur deux se termine en divorce. Tu reprendras bien un petit verre de vin ? Oh mais j’y pense, t’as pas une cigarette plutôt ? On peut fumer dans ton appart ? Oui, attends on va ouvrir les fenêtres. Il fait su-per beau. Vingt-deux degrés toute la semaine. Pourtant on est en novembre ! Ouais, c’est vraiment la merde le réchauffement climatique. Et de toute façon, je vais vous dire : « Y a plus de saisons. »
Elle écoutait les conversations des parents à la sortie de l’école, les bavardages dans les cafés, ahurie par tant de vacuité. Le spectacle de la vie parisienne l’agaçait autant qu’il l’amusait. Dès que sa tante la laissait respirer, elle se promenait dans son quartier, pour capturer des tranches de vie.