V

En l’espace de deux mois, Héra avait constitué un premier album photo de Paris. Elle avait dans l’idée de réaliser une série photographique, un grand projet qui lui permettrait – qui sait ? – de vivre de son art. Pour apaiser ses angoisses, elle n’avait pas trouvé de meilleure solution ; et, de toute façon, elle ne savait rien faire d’autre. N’ayant aucun thème précis, elle photographiait ce qui lui passait sous les yeux. Y compris les choses les plus ordinaires. Le couple de pharmaciens, dans leur officine aux amphores centenaires. Les amoureux, à l’entrée des cinémas. Et les pigeons gris, qui avaient remplacé les paons, majestueux et fiers.

 

Mais ce qu’elle préférait, c’était photographier son oncle et sa tante, en cachette. Lui, toujours très élégant, avec ses chemises bien repassées aux manches retroussées, tourne en rond dans l’appartement. Il sort, il rentre. Il vide ses poches dans l’entrée. Quelques billets, beaucoup de pièces, beaucoup de clés. Beaucoup trop de clés. Personne ne sait exactement à quoi elles servent toutes ; lui-même ne le sait pas, mais il les garde quand même. Il vient s’asseoir ensuite sur le canapé du salon, et fait une ou deux plaisanteries à sa femme. Puis se lève, extrait une cigarette de son étui à cigarettes, et se met à la fenêtre. Il regarde le boulevard qui fuit vers l’horizon. Agathe, toujours immobile, lit son livre.

 

Tous deux ressemblent aux personnages des tableaux d’Edward Hopper. Surtout elle. Incompréhensible, froide, solitaire. Toute petite dans ce grand appartement qui a toujours l’air d’être vide. Héra songe à une toile en particulier : « Hotel by a Railroad ». On y voit une femme d’âge mur absorbée par sa lecture, assise dans un coin de la pièce, et un homme dégarni qui observe la voie ferrée. Hopper avait écrit, au sujet de ce tableau : « La femme ferait mieux de regarder son mari, et les rails sous la fenêtre. » Héra pense exactement la même chose de sa tante.