I

Parmi toutes les boutiques de la rue des Carmes, il y en a une plus ancienne que les autres. C’est un monde en soi, un petit coin de temps perdu. Au numéro 76, un homme taille, polit, ajuste du matin au soir et du soir au matin. Sous ses lunettes ovales, deux yeux ronds et brillants. Jamais il ne quitte son nid, sinon pour s’acheter un sandwich, toujours le même, à la boulangerie. Le reste du temps, calfeutré dans sa cage de verre, il observe l’agitation du monde avec l’acuité d’un rapace.

 

Ça a commencé comme ça.

 

Un matin, il remarque une jeune femme qu’il n’a encore jamais vue dans ce quartier. Il la reconnaît… C’est elle, il en est sûr.

 

Elle attend sous un marronnier, et tient à bout de bras une valise. Ce jour-là, il la suit du regard jusqu’à chez elle. La semaine suivante, il la croise à l’arrêt de bus, non loin de sa boutique. Avec le temps, l’opticien comprend que tous les lundis, à heure fixe, elle attendrait là, à cet endroit précis. Alors chaque semaine, il guette. Grâce au miroir installé face à son bureau, il peut surveiller l’autre côté de la rue. Même pas besoin de tourner la tête.

 

Mais aujourd’hui, la belle a décidé de traverser la route enneigée. Emmitouflée dans un manteau d’hiver, elle franchit ligne à ligne le passage pour piétons, et fonce droit sur lui, accompagnée d’un enfant.

L’observateur n’en croit pas ses yeux – « Dieu soit loué, tout se passe comme prévu », murmure-t-il. Il se précipite pour lui ouvrir la porte, coincée par la neige.

Héra sent une main froide et molle serrer la sienne. L’homme porte une chemise grise trop grande pour lui, boutonnée jusqu’au dernier bouton. Son âge ? Impossible à déterminer. Ses épaules frêles, courbées sous son crâne dégarni, lui donnent des allures de vieil homme rabougri tandis que de son visage émane une candeur juvénile. Mais dans son regard, une lueur mystérieuse irradie. Sans suffire à le rendre séduisant, ce regard profond et pénétrant semble toutefois transpercer l’âme de ceux qui le croisent.

 

M. Quentin est opticien.

Il vit au milieu de ses instruments, à la manière d’un collectionneur dans un cabinet de curiosités. Lunettes de vue, de soleil, de laboratoire. Toutes formes, toutes marques, toutes couleurs. Un escabeau en bois, comme dans les anciennes bibliothèques, pour pouvoir se saisir des paires en hauteur. Dehors, de gros flocons blancs tombent au ralenti.

 

Hugo parcourt d’un œil curieux chaque recoin de la boutique. Sur le bureau en bois de merisier, des instruments d’optique d’un autre âge. Des lunettes en écaille de tortue, un monocle plaqué or, des binocles à chaînette, et autres vieilleries. Une loupe. Un bâton, que l’opticien saisit d’un geste ferme.

Le regard du petit garçon se pose sur l’homme, puis sur sa cousine, qui observe le lunetier avec méfiance. Il ne lui inspire rien de bon, elle pense une seconde à sortir de la boutique… avant de se raviser. Hugo a besoin de lunettes.

 

— Alors jeune homme, qu’est-ce qui t’amène ? questionne l’opticien.

— On m’a obligé, répond l’enfant boudeur. J’veux pas de lunettes, moi !

— Mais peut-être que tu en as besoin. Voyons voir. Installe-toi là, non ici, sur le tabouret. On va commencer par un test très simple. Lis-moi ça, dans l’ordre.

M. Quentin tape sur chacune des lettres disposées le long de l’échelle murale. Il commence par les grosses, capitales, et descend doucement jusqu’aux toutes petites, réservées aux yeux de pilotes ou de chirurgiens.

 

Les examens se succèdent. L’enfant s’en amuse : ce n’est pas si terrible, somme toute. Il s’avère qu’Hugo est légèrement myope. De temps à autre, l’opticien jette un coup d’œil à la jeune femme. Elle le sent, et détourne la tête. Elle fait semblant de s’intéresser aux montures, pour ne pas avoir à croiser son regard. « Un vieux garçon, pense-t-elle. Il ne doit pas fréquenter tellement de femmes, pour me reluquer comme ça. »