V

Sur les conseils de Gabriel, Héra avait entamé une série de photos sur les nuits parisiennes.

 

Elle avait pris de l’assurance, et son travail s’en ressentait. Mais ce projet l’épuisait. Héra sortait sans cesse, pour recommencer, et recommencer. S’améliorer, encore et encore… sans parvenir, jamais, à en tirer une quelconque fierté. Elle enrageait de sa médiocrité, de son absence de talent. Ses photos précédentes, elle les aimait comme on aime un souvenir, avec tendresse et nostalgie. Avec cette série, pour la première fois, elle expérimentait la violence de l’art. Pour la première fois, elle s’était donnée tout entière. Elle y avait mis sa colère, ses hésitations et ses contre-jours. Plus important encore, elle y avait gravé son regard sur le monde. Et on ne doute jamais autant que lorsqu’on met son cœur en jeu.

 

Son projet était simple : montrer que les nuits parisiennes n’avaient plus grand-chose à voir avec celles des années 80.

Les nuits ne faisaient plus peur.

La tristesse y était plus profonde, car l’urgence de vivre avait disparu.

La lumière des smartphones avait remplacé celle des stroboscopes.

Les bras étaient suspendus à la recherche de réseau.

Les cigarettes, fumées à l’extérieur des boîtes.

Les adresses, enregistrées à l’avance.

Les boissons, plus sucrées qu’alcoolisées.

Les amis, toujours les mêmes.

Les amants, plus tellement.

Le sexe, protégé.

Et pourtant, Héra aimait cette nuit-là. Car face au culte de la vie saine, culte dicté depuis quelques années par une poignée de pimbêches qui prennent en photo leur salade, vivre la nuit était – plus que jamais – une forme de résistance. Une résistance timide, certes. Mais ne sous-estimons pas la dictature du sommeil, orchestrée par le lobby des oreillers et des blogueuses beauté. Vivre la nuit, c’était dire oui à la peau sèche, aux cernes et aux rides sous les yeux. Héra était obsédée par cette nuit en demi-teinte, sans relief, à la fois mélancolique et pitoyable.

 

Elle avait photographié, un jour, des noctambules éphémères. Étudiants en médecine, qui, après des années de placard, s’autorisaient enfin une sortie. Ils portaient des blouses de laboratoire taguées au rouge à lèvres. Après avoir dépensé des centaines d’euros en bouteilles de whisky, vodka, Coca, ils s’étaient rassemblés place Saint-Michel, avec la ferme intention de « commencer leur vie ». Rien que cette intention, et l’énergie qu’ils mettaient à faire du bruit, à boire trop vite, et à rire trop fort, rendaient la scène pathétique.

Héra s’était fondue dans le groupe, au moment où les garçons de deuxième année avaient lancé un jeu : « Acheter aux enchères les filles de première année ». Ils sortaient de vrais billets de banque de leur poche, et ça les amusait :

— Pour Marine, je propose vingt balles. Parce qu’elle a des gros lolos. Qui dit mieux ? Personne ? Vous déconnez… Sonia, elle a pris trente… Alors qu’elle a un appareil dentaire !

— Ouais, mais Sonia… elle couche.

Cinq filles participaient au jeu, alignées au milieu de la place. Autour d’elles, des étudiants filmaient la scène pour leurs réseaux sociaux. Marine, queue-de-cheval parfaite et teint hâlé, s’avança et souleva son polo pour que Jean-Julien lui glisse un billet dans le soutien-gorge. Jean-Julien hésita. Il n’avait pas très envie de le faire. Elle lui lança un regard de mépris, et lui hurla au visage :

— Tu casses l’ambiance, Jean-Ju !

Héra captura le regard passablement éméché et autoritaire de l’étudiante, le jeune garçon rabroué comme un enfant, avec son chapeau ridicule et son billet dans la main, tous deux éclairés par les seuls flashs des téléphones.

 

Un autre jour, elle avait observé les habitués d’une boîte à la mode. Ce n’étaient plus les nuits fauves et les gueules cassées, mais les filles à la frange rectiligne, manucurées, les coquets garçons « cokés ». De jeunes journalistes de télévision venaient y tester leur notoriété. C’était à qui se ferait le plus remarquer. Systématiquement, les filles allaient vers Rémy, le plus célèbre des trois parce qu’il était reporter de guerre. Rémy n’avait ni barbe, ni muscles, ni cheveux longs, mais il était allé deux fois au Liban, ce qui suffisait à faire de lui le mâle alpha de la meute. Cette sortie gonflait leur ego, à tous. Jamais, avant qu’ils n’apparaissent à l’écran, les femmes ne s’étaient intéressées à eux. Désormais, ils attiraient les regards, entendaient des murmures, des chuchotements sur leur passage, comme autant de promesses de rencontres. Et bien qu’ils fissent semblant de ne pas y prêter attention, ils sortaient fumer, bière à la main, pour le plaisir de traverser la boîte en sens inverse.

 

Héra avait remarqué l’un d’eux, un maigrichon en bras de chemise, tandis qu’il badinait avec une femme plus âgée. Cette dernière n’avait aucune idée de qui il était… et par conséquent, il devait déployer une énergie considérable pour la séduire, lui payant des verres de champagne, lui offrant des cigarettes. Héra prit en photo l’instant où le jeune homme lui passa le bras autour du cou, et se pencha pour l’embrasser. Cet élan juste avant le baiser qu’il voulait lui donner. Se laisserait-elle faire ? Le repousserait-elle d’une gifle ? Ou tournerait-elle la tête, l’air de rien ? Cet « instant d’avant » sur un trottoir à la sortie d’une boîte, éclairé par les néons de la devanture, était une photo en noir et blanc. Elle illustrait combien les nuits d’aujourd’hui étaient désespérantes d’artificialité, et à la fois touchantes, par moments.