Un matin qu’elle classait ses photos, Héra le reconnut sur l’une d’elles. Il était adossé à une voiture, dans une station-service. La jeune femme avait photographié la voiture pleins phares, au premier plan, et n’avait pas fait attention à la silhouette juste derrière. Ce n’était qu’une ombre juvénile et maigrichonne. Mais à la manière dont il se tenait, elle n’avait aucun doute. Comment avait-elle fait pour le photographier sans le voir ? Cette question l’obsédait. L’homme semblait décidément appartenir à la nuit noire, comme ces formes mystérieuses et terrifiantes qui peuplent les films d’épouvante.
— Tu devrais organiser une exposition, dit Gabriel.
Elle s’assied près de lui sur le canapé du salon. Il fait défiler les photos sur l’appareil.
— Tiens, celle-là, par exemple. J’aime beaucoup la composition.
— La femme au premier plan est floue…
— Oui, mais c’est elle qu’on regarde. On dirait un cliché de Robert Frank.
— Moi, je n’en suis pas du tout satisfaite. Comme toute cette série sur les nuits parisiennes d’ailleurs… ce n’est pas bon du tout.
— Parce que tu es de plus en plus exigeante. J’adore regarder tes photos, moi…
— Eh bien, celles-ci, tu ne les trouveras plus. Et sinon… Tu étais au courant ?
— Ces photos sont excellentes, je t’assure. Et puis, ça te ferait gagner un peu d’argent. Tu sais, je ne pourrai pas t’héberger toute ma vie…
— Tu étais au courant ? Oui ou non ? Pour Laurent ?
— Je ne connais pas Laurent. Il m’a mis à la porte la première fois que je suis venu chez vous… Et puis on en a déjà parlé cent fois…
— Donc tu ignorais qu’il connaissait Sacha ?
— Qui ne connaît pas Sacha ? Tout Paris connaît ce type ! Me regarde pas comme ça. C’était une bêtise, je te l’ai déjà dit.
Gabriel veut lui donner un baiser sur la joue, mais elle le repousse d’un mouvement de bras.
— Très bien. Je te crois.
Au milieu de la nuit, Héra enfile son imperméable gris, et monte dans un taxi. Elle a envie de se perdre dans l’obscurité qui avance.
— La gare de l’Est s’il vous plaît.
— Y a plus de trains à cette heure-ci ! Vous voulez vous faire tuer ?
Héra hausse les épaules, et regarde à travers les vitres embuées. La chaussée est inondée, et l’eau s’infiltre par vagues dans les bouches d’égout.
— Vous êtes bien mignonne en tout cas…
Le chauffeur l’observe dans le rétroviseur, et verrouille les portières.
— Vous voulez pas qu’on s’arrête chez moi plutôt ? Vous serez plus au chaud qu’à la gare de l’Est hein…
Arrivé au feu, il se retourne et lui passe une main sur la cuisse. Héra se tait, le temps que le feu passe au vert, une éternité. Elle hésite un instant, puis s’approche de lui, et lui souffle dans le cou :
— … Pourquoi attendre ? On est bien dans ta voiture, non ? Allez, viens…
Elle le tire par le col de sa veste, et baise son visage pendant qu’il conduit, ce qui le fait changer de file. La voiture se retrouve à contresens. Face à elle, un camion, pleins phares. À la dernière seconde, le chauffeur de taxi braque le volant, et évite l’accident.
— Espèce de foldingue. Dégage de là, salope.
Héra sort de la voiture, et trébuche contre le bitume. Elle rampe jusqu’au trottoir, tremblante. Elle a perdu son porte-monnaie dans le taxi. Elle n’a d’autre choix que de finir à pied, et arrive à la gare de l’Est, ruisselante. Des adolescents zonent sur le parvis. Elle enfonce sa capuche sur sa tête, et court jusqu’à l’arrêt de bus. Là, un homme maigre et boursouflé de cicatrices se roule un joint. Héra le reconnaît. Quelques jours plus tôt, elle l’a photographié dans d’autres circonstances : il regardait la télévision dans un bar du quartier, branchée toute la nuit sur une chaîne d’info en continu…
Il la salue et lui demande ce qu’elle fait là.
— Je cherche Sacha.
L’homme interpelle ses amis, qui forment un groupe à l’entrée de la gare :
— Hé les mecs, la p’tite nana là, elle cherche Sacha !
Ils explosent de rire. Puis l’homme aux cicatrices reprend :
— Mais bébé, t’es pas tellement son genre tu sais…
Les rires repartent de plus belle. Un type assis en tailleur, bière à la main, se met à brailler :
— Moi je peux me dévouer si elle veut !
— Ouais moi aussi, et gratos ! répond un clochard, l’œil à moitié ouvert.
— Laissez-la tranquille.
La voix est calme et grave, presque sensuelle. Une voix qu’elle n’a jamais entendue. Héra se retourne, et reconnaît ce visage, ces joues creuses. Il s’adresse à elle avec douceur :
— Vous êtes bien courageuse. S’aventurer à la gare de l’Est à une heure pareille… j’imagine que vous avez une bonne raison.
— Oui. Ou plutôt non, je ne sais pas trop.
— Venez avec moi. Il n’y a pas que les murs qui ont des oreilles ici. Il y a les abribus, les trottoirs, et même les arbres.
Derrière un buisson, un couple d’amants suspend son étreinte.
Héra suit Sacha dans la rue. Il la précède de quelques pas, le visage bas, et se dirige vers un porche qui abrite une porte en bois sculptée, semblable à l’entrée de certaines basiliques. Le Christ trône au centre de la composition, bras écartés, et dans les contours de la voussure, les Apôtres portent le cercueil de la Vierge. Sacha sort de sa poche une grosse clé en fer, et ouvre les deux battants dans un grincement. La porte donne sur une cour sombre, dans laquelle s’élève un escalier en colimaçon. Tout en haut, des chambres. Au 104, il sort une autre clé de sa poche, toute petite, en métal, et allume une lampe de chevet à l’entrée :
— Voilà, bienvenue chez moi.
C’est un studio minuscule. Un réchaud électrique fait office de coin cuisine. Le carrelage au sol est vieux, fissuré, mais il sent le propre. Elle s’assied sur le lit, qui sert de canapé. Sacha a aménagé un salon avec les moyens du bord. Une chaise en osier retapée et repeinte en gris, devant une table en bois sur laquelle trône un bouquet de lilas. Le jeune homme apporte une tisane à Héra, et l’invite à s’asseoir près de lui.
— Faites comme chez vous. Vous savez, je me doutais que vous viendriez.
— Comment ça ?
— Je me souviens de notre rencontre, au Petit Palais. Et puis un soir, plus tard, vous m’avez suivi…
— Vous le saviez et vous n’avez rien dit ?
— Garder des secrets, c’est mon métier.
Le jeune homme se tait un instant puis se lève.
— Je suis très impoli. Je ne vous ai rien proposé à manger.
Il ouvre son frigidaire et en sort une magnifique tarte aux pommes :
— J’adore cuisiner.
— Vous êtes une vraie grand-mère, ironise Héra.
— J’essaie seulement de rendre la vie plus douce. Et les gâteaux font partie de la cure. Mais maintenant que vous êtes bien installée, dites-moi ce qui vous amène.
— Je voudrais des informations sur Gabriel.
Sacha hésite un instant, puis répond, un sourire en coin :
— Vous savez, je ne suis pas la bonne personne pour ça…
— Mais vous l’avez fréquenté. Vous savez forcément des choses sur lui, sur sa vie.
— J’ai une question. Vous habitez où ?
— Chez lui justement, mais je ne vois pas le rapport.
— Vous habitez chez quelqu’un en qui vous n’avez pas confiance ?
— Si.
Elle réfléchit quelques instants puis se reprend :
— Peut-être pas en fait, non. Il me ment.
— On n’accourt pas dans une gare à trois heures du matin parce qu’un homme ment. Ou alors… vous n’allez pas beaucoup dormir le reste de votre vie…
— Le jour où nous étions tous les trois au restaurant, il a dit que vous étiez partis ensemble en Corse… C’était faux, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que c’était faux.
Sacha allume une cigarette. Il semble prendre un malin plaisir à jouer aux devinettes.
— Et son agrégation de philosophie… alors qu’il enseigne dans une école primaire…
— Ah ça, il l’a bien eue son agrégation, je vous le certifie. On s’est connus peu de temps avant sa remise de diplôme. C’était il y a six ans, déjà… Il cherchait quelqu’un pour l’accompagner à sa soirée de fin d’études. La plupart de ses camarades de classe étaient au bras de jeunes femmes comme vous. Pas lui. Lui, il voulait que ce soit moi.
— Il préfère la compagnie des hommes, c’est ça ?
Sacha fait la moue, comme s’il lui était difficile de répondre par oui ou par non :
— On va se tutoyer. Et je vais te raconter une histoire. À dix-huit ans, après une courte expérience de mannequin, j’ai été recruté pour l’été comme barman au Machu Picchu. Tu connais ? Le Machu Picchu, c’était la boîte de nuit à la mode, la plus chic, un endroit ultra sélect – le Berghain à côté c’est du pipi de chat –, impossible d’y entrer à moins d’être dans le top cent du classement Forbes ou une star hollywoodienne. Même Juliette Binoche s’est fait recal, c’est dire. Bref. Au Machu Picchu, il y avait un homme, un habitué. On me l’avait présenté comme un magnat de l’immobilier. Le genre à jouer au Monopoly avec des vrais billets de banque. Je ne te cite pas son nom, de toute façon ça ne te dirait rien. Cet homme arrivait tous les samedis à la même heure, vingt-trois heures pile. On l’appelait « l’horloge suisse » à cause de ça et des montres massives qu’il portait au poignet. Mais cet homme avait une autre particularité : il était accompagné chaque fois d’une femme différente. Toutes très belles, vêtues de robes somptueuses. Elles étaient ses bijoux à lui, qu’il montrait et embrassait à pleine bouche au milieu de la boîte. Et puis un jour, il a débarqué seul à la fin de mon service. Il était pratiquement sept heures du matin. Il m’a proposé de faire un tour : j’ai accepté. C’est comme ça que tout a commencé pour moi.
— Je ne comprends pas où tu veux en venir…
— J’y viens, j’y viens ! L’Horloge suisse, c’est un cas plutôt classique, l’homosexuel qui n’assume pas son penchant et qui paye des filles pour faire bonne figure en société. Certains vont jusqu’à se marier… comme Laurent, ton oncle. Tu sais, les hommes mariés qui trompent leur femme avec moi sont légion, et j’ai vu bien des menteurs professionnels. Mais Gabriel, c’est encore une autre catégorie.
— Comment ça, « une autre catégorie » ?
— Il ne m’a jamais touché. Il me payait pour s’afficher avec moi… un peu comme s’il voulait… se faire passer pour un homme qui aime les hommes. Et ça, je dois dire que c’est assez exceptionnel.
— Mais ça n’a pas de sens !
— Je ne peux rien te dire de plus. Tu voulais des infos… je t’ai raconté tout ce que je sais.
Héra sort déçue de l’appartement. Elle décide de rentrer à pied pour réfléchir. Les paroles de Sacha sont comme les pièces d’un puzzle qu’elle ne parvient pas à assembler. Tout cela lui paraît incohérent. « Se faire passer pour un homme qui aime les hommes… »