George Klein était l’un des marchands d’art les plus célèbres de la capitale, bien qu’il soit malvoyant.
Il possédait des toiles de maître par dizaines, qu’il exposait dans sa galerie, au rez-de-chaussée de son immeuble. Des œuvres rares du peintre abstrait néerlandais Piet Mondrian, des dizaines d’aquarelles de Hans Hartung, son artiste favori, qui avait pour particularité de savoir dessiner les yeux fermés.
Dans sa collection d’art moderne, soixante-dix-sept œuvres de Picasso qu’il avait acquises en vendant des toiles impressionnistes de Cézanne et d’Armand Guillaumin, lesquels avaient été des amis proches de son grand-père. Ils s’étaient connus tous les trois à l’Académie suisse, et n’avaient cessé ensuite de peindre ensemble sur les bords de Seine, jusqu’à ce que Frederick Klein se tourne vers la peinture figurative. Plus tard, c’est lui qui éduquerait son fils, puis son petit-fils, George, à la beauté car il possédait des toiles, cadeaux de ses illustres amis, et avait ainsi pu constituer au fil des années un véritable musée, dans sa maison bavaroise.
George, lui, n’avait pas le talent de son grand-père, mais tous lui reconnaissaient un sens aigu du commerce et un flair sans pareil pour repérer et valoriser les artistes sur le marché de l’art. Ce flair, il l’avait développé en arpentant les galeries de Paris et New York, et cette expertise, acquise au fil des ans, lui promettait déjà un grand avenir. Mais à l’âge de vingt-sept ans, George avait perdu une partie de sa motricité : un arbre eut la mauvaise idée de se mettre en travers de sa route, tandis qu’il pilotait une voiture de collection. Le flambeur y laissa quelques plumes et son œil droit, bientôt suivi du gauche, diminué à soixante-dix pour cent. Pour son père, cet épisode devait mettre fin à tout espoir de voir son fils reprendre l’entreprise familiale.
C’était mal connaître le jeune homme : trente ans plus tard, George avait fait de la petite galerie provinciale l’une des maisons les plus réputées du monde. Quant à son handicap, loin de le desservir, d’aucuns disent qu’il a joué un rôle fondateur dans la renommée des désormais célèbres Klein Art Shop de Paris et Berlin.
À cinquante-sept ans, George Klein n’a rien perdu de sa séduction. Il porte des costumes en flanelle de laine vierge qu’il fait venir de Londres, et des chapeaux en feutre. Ses yeux clairs restent désespérément flous mais il se refuse à marcher avec une canne : il préfère se tenir aux bras des femmes lorsqu’il lui faut descendre des escaliers, pour sentir leurs grains de beauté sous ses doigts. George n’a pas besoin de bien voir les tableaux, ni les femmes, pour saisir leur allure. Il ressent des vibrations, des ondes qui lui permettent de retracer les contours d’une toile ou d’un visage.
Il parcourt le salon, le nez en l’air, son assistante à son bras ; cette exposition ne lui inspire rien qui vaille.
— Ça me rappelle pourquoi je déteste autant la photo… cet art petit-bourgeois, grommelle-t-il, avec un fort accent allemand.
— Vous pouvez aller voir ailleurs, si ce n’est pas assez bien pour vous, monsieur Klein.
Héra se tient derrière lui, suivie de près par Gabriel.
— Mademoiselle « Héra », je suppose ? Ma fille Héloïse m’a parlé de cette exposition éphémère. Comme nous devions nous voir ce soir, j’en ai profité pour passer.
— Héloïse… qui vit au cinquième étage ?
— Ja ! Une petite dinde, qui veut faire de la photo comme toutes les petites dindes.
— Vous m’insultez…
— Maintenant que les présentations sont faites, laissez-moi admirer vos « œuvres ». Je me suis toujours assez peu intéressé à la photographie, mais je crois que ça m’amuserait d’accrocher dans ma galerie quelques photos d’une parfaite inconnue… ça ferait frétiller les journalistes, vous ne croyez pas ?
Perplexe, Héra se tait et le regarde faire. Il s’approche de chaque photo et semble la renifler. « Les Océans minuscules », photographie du saut au-dessus d’une flaque d’eau, lui fait marquer un arrêt : « Charmant le coup du réverbère qui se reflète dans l’eau… charmant, mais déjà fait non ? N’y a-t-il rien de plus laid que le noir et blanc ? » Il chemine dans le salon, puis se tourne vers un groupe de jeunes filles en robes du soir : « Et vous, vous pourriez faire moins de bruit ? L’éternel bavardage des femmes m’horripile. Comment ? Vous me trouvez misogyne ? » Devant l’air outré des jeunes filles, il poursuit, amusé : « Encore des mots, toujours des mots, comme dirait l’autre. Peu de femmes ont marqué le monde de la création et vous savez pourquoi ? Parce qu’il faut savoir se taire. L’art est une méditation, et la règle d’or de la méditation c’est le silence ! » Il replace son gilet croisé, et repart en quête d’un éventuel « je-ne-sais-quoi ». La photographie suivante semble l’intéresser davantage. C’est « La Mort du paon ». Une photo aux couleurs chatoyantes, immortalisant l’acte final d’une tragédie. Pendant plusieurs minutes, il s’approche et recule, fait des allers-retours en se grattant le menton. Ses mains viennent toucher le cadre en bois, il soupire bruyamment. Et termine par une dernière photo : « Le Monde merveilleux », la boutique de bonbons à l’ancienne. Il se tourne vers son assistante : « N’y a-t-il rien de plus laid que la couleur ? »
Héra en a assez entendu :
— Bon, vous n’aimez pas la couleur, vous n’aimez pas le noir et blanc, vous n’aimez pas la photo en fait, alors qu’est-ce que vous aimez au juste ?
— Mais le noir est une couleur. Le blanc est une couleur. Vous l’ignoriez ? Les couleurs sont les « bavardages » de l’art. Elles ne veulent rien dire… sinon il suffirait d’acheter des pots de peinture et des crayons de couleur pour s’autoproclamer artiste. Je me fous de la couleur, je la vois mal. Et les couleurs trop criardes me font l’effet d’une désagréable cacophonie. Mais rassurez-vous, je vois très bien l’essentiel.
Il ramasse son chapeau en feutre, décroche son veston du portemanteau, et s’en va :
— Travaillez, jeune fille. Et rangez cette assurance déplacée. Elle vous perdra.
Gabriel prend Héra dans ses bras.
— Je peux aller casser la gueule à la gamine du cinquième, si ça te fait du bien.
— Toi, lâche-moi.
Gabriel claque la porte.
Héra est seule…
Elle réalise alors qu’elle ne s’est pas retrouvée seule depuis une éternité. Et elle en tire une certaine consolation. La vie parisienne l’a trop souvent détournée de cette solitude aimée. La possibilité de danser si on veut. De parler toute seule. De réciter une pièce de théâtre, dont elle pourrait interpréter chacun des personnages.
Quand elle était petite, elle jouait des rôles d’héroïnes mythiques dans la cour du monastère de l’île des paons. Elle aimait jouer Phèdre, car c’était la pièce préférée de sa mère. Phèdre, à la fois victime et coupable, petite-fille du Soleil et fille d’un juge aux Enfers, elle incarnait pour elle à la fois la lumière et le monde souterrain des passions. « Phèdre est l’héroïne la plus tragique, car la plus humaine », lui avait dit sa mère, peu avant de mourir. Sa mère, qui chérissait, elle aussi, la solitude au point de vouloir s’exiler du continent ; c’est elle qui avait choisi l’île des paons comme havre de paix ; elle qui avait convaincu Adonis de s’y installer, malgré ses réticences : « L’île n’est maudite que pour ceux qui y croient », lui avait-elle affirmé. Juliette avait vingt-deux ans, elle était sportive et élancée, montée sur ressort, avec des dents faites pour croquer la vie. Surtout, Héra n’oublierait jamais son rire mélodieux et ses robes légères : « Maman, tu peux me montrer comment ta robe tourne ? » priait la petite fille aux yeux noirs, et sa mère s’exécutait, et elle tournait avec grâce sur elle-même, dévoilant des jambes de danseuse interminables. Adonis était bien plus âgé, et beaucoup moins optimiste. Plus renfermé aussi. Le plaisir d’Adonis, c’était son petit lopin de terre près du port de Dubrovnik. Et pourtant, c’est elle qui avait été la première sous le charme sauvage de l’île. Elle, la citadine, la Parisienne, elle qui n’avait jamais planté la moindre graine. Elle, l’effrontée imprévisible dont il était tombé instantanément amoureux.
Au début, il croyait que Juliette ne voulait pas « vraiment » vivre sur l’île. Que ce projet n’était qu’une lubie, le genre d’idée qui nous vient après avoir vu un film documentaire sur la fonte des glaces et la fin programmée de l’humanité. Mais Juliette était obstinée, obsédée même par ce projet :
— Je voudrais qu’on retape le monastère. On sera autonomes, on plantera des légumes, on aura notre propre potager avec des courgettes, des poivrons, des tomates… Et puis l’île est remplie de citronniers, de baies de toutes les couleurs… N’est-ce pas ce dont tu as toujours rêvé ?
— On ne vit pas d’amour et de quelques fruits et légumes, Juliette. Ce sera beaucoup plus dur que ce que tu imagines.
— Justement. J’ai toujours été beaucoup trop gâtée par la vie.
— … Ce sera la fin de ton avenir professionnel. Tu y as pensé ?
— Mon avenir, c’est toi. Et l’enfant que je porte.
Adonis s’était tu, abasourdi. Il n’avait jamais songé à devenir père, mais à l’instant où Juliette lui avait annoncé, il s’était senti le plus heureux des hommes. Il avait serré la jeune femme dans ses bras, et lui avait murmuré :
— Ma Juliette, ma beauté. C’est d’accord. Nous partons.
Héra s’est assoupie, en rêvant à cette histoire que son père lui avait si souvent racontée. Allongée sur son lit, elle referme les yeux pour essayer de reprendre son rêve là où elle l’a laissé. Elle voudrait rattraper ce moment avant qu’il ne disparaisse dans le labyrinthe de sa mémoire. Mais c’est un autre souvenir qui lui revient. Elle se cramponne à la jupe de sa mère, tire dessus de toutes ses forces, en espérant qu’elle se retournera. Ses mains glissent sur le tissu. Elle crie, aucun son ne sort de sa bouche. Et déjà sa mère s’en va loin, très loin, dans un épais brouillard. Elle la voit sur le ponton à l’extrémité de l’île. Elle la voit retirer sa robe et ses ballerines. Elle voit ce maillot de bain une pièce, bleu marine, avec des lacets dans le dos. Ses longs cheveux qu’elle a attachés en chignon avant le grand plongeon. La petite fille veut courir pour la prévenir, « Ne plonge pas, maman, ne plonge pas, le courant est trop fort », mais ses jambes sont comme engourdies. Alors elle s’accroche à cette dernière image ; elle essaie de figer ce moment, mais déjà Juliette disparaît dans les profondeurs de la mer. Jamais, dans ses rêves, Héra ne réussit à la sauver des eaux.
Elle se réveille, essoufflée, et jette un œil au réveil posé sur la table de chevet : une heure du matin. Ses paupières sont lourdes, et elle sent que le sommeil revient déjà quand, soudain, le téléphone sonne :
— Allô, Héra ? Monsieur Klein à l’appareil.
— Monsieur qui ?
— Monsieur Klein ! Vous me remettez ?
— Vous faites erreur.
Elle lui raccroche au nez. Il rappelle.
— Alors vous, vous êtes gonflé ! Vous m’humiliez, vous m’insultez, et vous osez me téléphoner en pleine nuit ?
— Écoutez, je serai là demain après-midi. Je ne vais pas vous courir après. Si vous ne m’ouvrez pas, je repartirai chez moi et l’affaire sera close. Vous avez la nuit pour réfléchir.
Héra s’enfonce dans ses draps. À peine a-t-elle trouvé sa position que la sonnerie du téléphone retentit à nouveau :
— Monsieur Klein ? Je vous préviens, je débranche le té…
— Héra… ma belle Héra…
La voix au bout du fil est un chuchotement :
— Ma belle Héra…
— Qui êtes-vous ?
— Héra, qu’allez-vous faire… ?
Héra entend un souffle à l’autre bout du fil, puis plus rien.